Page 98, 1974 : "Y'a de la joie !", Cabu (photo couleur) / Arnaud Baumann
Arnaud Baumann et Xavier Lambours étaient deux photographes débutants à l'époque. Baumann a rencontré Lévèque, l'imprimeur du « journal bête et méchant », dans le métro, en 1973. Un coup de téléphone à son ami Lambours, croisé au labo photo dans une société de jeunes, et le duo est devenu Lambau. Ensuite, tout s'est passé dans la rue des Trois-Portes.
Pendant des années, les Lambau ont été les photographes officiels de l'équipe de Hara Kiri, journal crée en 1960 par François Cavanna et Georges Bernier (dit professeur Choron). Ils ont réussi à capturer les rires tonitruants et les idées en fusion de l'équipe en marge. Dans le ventre de Hara Kiri vient d'être publié aux Éditions de la Martinière. Il porte bien son nom : le lecteur est en immersion dans le ventre de Hara Kiri pendant 237 pages. Cet ouvrage est une épopée, une histoire de rencontres, racontée par les récits photographiques des deux artistes, qui ont réussi à se faire un nom auprès des grosses têtes du journal.
Page 130, 1981, Cavanna et Wolinski, (photo NB) / Arnaud Baumann
Pages 164-165, 1981. Photos parlantes d'Hara Kiri (double page-photos NB)
Des souvenirs ont été glissés au fil des pages, de quoi ravir les fans d'Hara Kiri. A la lecture, on retrouve l'ambiance de la rue des Trois-Portes et l'humour noir adoré par les rédacteurs du journal. En novembre 1975, le titre « La pornographie avilit l'amour » fait la Une. La couverture présente deux acteurs en train de se marier. La femme regarde amoureusement l'homme (joué par Coluche) tandis que le sexe de celui-ci est bien dressé en direction de la mariée. En 1979, la première de couverture montre un homme bedonnant déguisé en Superman qui tente de s'envoler depuis une fenêtre. Le gros titre « Êtes-vous superman ? » apparaît sur le revers de sa cape et on ne peut s'empêcher d'esquisser un sourire. Certaines photographies sont un peu moins délicates et témoignent du tempérament un poil (voire carrément) misogyne des membres de Hara Kiri. On hésite à rire en voyant la couverture du numéro 179, daté de août 1976 : « Violée ? Vite un seau d'eau froide ! ». Le cliché présente une femme à demi-nue. Ses vêtements ont été arrachés et elle porte des marques de coups sur son visage et son corps.
Les Lambau quant à eux, ont photographié des gens dans la rue, en France et à l'étranger. Des bulles ont été ajoutées à leurs photographies, pour se moquer de la politique ou des tendances du moment, sous la forme de faits divers. Une planche de BD photographique présente « Les maîtresses du Général de Gaulle », dans « un document exceptionnel et exclusif ». Pour notre plus grande joie, trois personnes âgées témoignent (ce sont des inconnues et leurs paroles ont été ajoutées par Choron et Gébé). « Moi, je lui déboutonnais la braguette », affirme l'une d'elles. « Moi, je lui sortais son bazar », ajoute l'autre. « Et moi, je saluais en chantant la Marseillaise », complète la troisième. Vous vous surprendrez à rire dans votre moustache en découvrant (ou en redécouvrant) des gags qui ont fait rire les générations précédentes. Cet album apparaît comme une anthologie de Hara Kiri : les blagues ont été sélectionnées et agencées pour laisser une place importante à des portraits des membres du journal.
Page 81, 1978. Photos parlantes "Les maîtresses du Général De Gaulle"
Soigneusement rédigés par les soins de Pacôme Thiellement, ces portraits de Cavanna, Choron, Gébé, Reiser, Wolinski, Cabu et les autres témoignent d' une simplicité et d'une vérité qui peut déranger. Ces portraits sont accompagnés de clichés des Lambau, qui se sont souciés de photographier chacun des dessinateurs en fonction de leur personnalité. Reiser a toujours voulu se faire photographier en chevalier. Les Lambau ont exécuté son souhait, en ajoutant leur touche personnelle. Sur le cliché, Reiser est quasiment nu. Seuls son bras droit et sa jambe gauche sont habillés. L'armure est par terre, à ses pieds. Et cela lui donne l'allure d'un érotico-preux chevalier. Cet image est magique, comme beaucoup d'autres.
« Ce soir, on baise ou on bouffe ? »
Cet ouvrage retrace les moments importants du journal. Il revisite les débuts dans les années 60, les moments glorieux, les périodes difficiles, les transformations (lorsque Hara Kiri devient Charlie Matin en 1970). Les Lambau sont honnêtes. Ils évoquent beaucoup de choses, même si elles ne sont pas toutes roses. Leurs témoignages sont tantôt drôles, tantôt émouvants, tantôt choquants. Ils précisent qu'il n'ont jamais vraiment été intégrés à l'équipe en tant que créateurs, que Choron était un escroc. Baumann, en parlant de son expérience à Hara Kiri, précise « J'étais un observateur, un témoin, plutôt qu'un créateur. »
Par ailleurs, Hara Kiri est aussi un mode de vie. Le livre des Lambau raconte les « mardis d'Hara Kiri », des soirées organisées par Choron. On se retrouve plongés malgré nous dans une véritable scène d'orgie, racontée par Baumann : « Ce jour-là (?), mon passage rue des Trois-portes fut éblouissant : 23 heures. Éclairages indirects envahis de rires gras et mauves ; ça va sentir l'attouchement par ici ! » Certains soirs, après la journée de rédaction, Choron interrogeait les autres : « Ce soir, on baise ou on bouffe ? » Dans le Ventre de Hara Kiri présente les choses telles qu'elles étaient dans le journal : drôles mais crues.
Page 39, 1979, Professeur Choron les bras chargés du courrier des lecteurs (photo NB) / Xavier Lambours
Page 199, Choron et les Lambau, (Photo NB) / Xavier Lambours
Ce nouvel ouvrage est d'autant plus collector qu'il ne semble pas exister de presse aussi libérée de nos jours. Au regard des événements de janvier dernier, Hara Kiri, un peu oublié ces dernières années, est revenu sur le devant de la scène. Les Lambau voulaient publier cet ouvrage depuis longtemps. Le fait qu'il ait été publié après les attentats est symbolique. L'humour grinçant de Cabu, Wolinksi et les autres a été mis en rapport avec l'actualité dans le livre des Lambau. Chez Hara Kiri, on prônait la mort par le rire, cela n'était en fait qu'une prolepse de ce qui allait se passer chez Charlie Hebdo. Et c'est ce qui le rend encore plus indispensable. Il est la preuve qu'un jour, il a été possible de rire de tout.
Page 55, 1991, Gébé. Polaroid redessiné (photo NB) / Arnaud Baumann
Dans le ventre de Hara Kiri
Arnaud Baumann, Xavier Lambours
Editions de La Martinière
35 euros