© Benoit Pailley
© Véronique de Viguerie, Maroc, page 112
Votre livre est un pied-de-nez aux misogynes et à leurs idées reçues. La question ne devrait pas se poser, mais le fait d'être des femme vous a-t-il plutôt servi ou desservi sur le terrain ?
Manon et Véronique : Servi !
Manon : D'abord, dans les pays musulmans un peu archaïques et traditionalistes, nous pouvons avoir accès aux femmes, tandis que nos confrères masculins sont limités à une moitié de la population. Il est impensable pour un journaliste masculin d'entrer dans une maison de femmes.
Véronique : Ensuite, que ce soit les chefs de guerre, les milices, les combattants étrangers, ils sont tous habitués à avoir des interlocuteurs masculins. Quand des femmes arrivent, ils sont surpris, distraits et souvent fascinés ! (rires). Ils sont entourés d'hommes le plus clair de leur temps, donc quand une femme arrive, c'est le moment de faire le coq, de nous impressionner, pour nous montrer leur force et leur courage.
Manon : Une femme a un aspect plus inoffensif. Ils sont plus en confiance, ont envie de se livrer. Quand un confrère masculin débarque en roulant des mécaniques, il y a un rapport de force qui s'installe et qui peut biaiser l'interview, tandis qu'avec nous, il n'y a pas d'enjeu de domination.
En tout cas, en dix ans, aucun sujet ne nous a été refusé car nous étions des femmes. Au contraire, quand nous étions en Syrie il y a six mois, nous avons rencontré des combattants qui avaient toujours refusé de parler à la presse. Après deux-trois cigarettes et quelques blagues, ils se sont détendus, et nous avons pu les interviewer. Ceci dit, l'âge avançant, il va falloir trouver un autre créneau que celui de l'innocence ! (rires).
Véronique : Je me rappelle d'une fois où notre féminité à failli nous jouer un tour ! Nous étions avec le MEND (Le Mouvement pour l'émancipation du delta du Niger) pour quelques jours sur leur campement. Malheureusement, ils croyaient au « juju », la magie noire que les femmes ont tendance à casser. Cela a été compliqué de nous faire accepter sans briser leur protection magique ! (rires). Mais on a réussi !
Manon : D'ailleurs, nous essayons de travailler au maximum avec des femmes. A compétences égales, on privilégie un homologue féminin pour leur offrir cette opportunité. On a remarqué que sur le terrain, les femmes se donnent plus que les hommes, car elles ont quelque chose à prouver.
© Véronique de Viguerie, Tibet « Sherpas », page 209
Vous dites, Manon, que pour « bien faire ce métier, il faut avoir faim. Vivre chaque reportage comme si sa vie en dépendait ». Ne pensez-vous pas également que ce métier donne faim ? Peut-on encore vivre dignement du photojournalisme en 2015 ?
Manon : (rires) C'est une bonne question. Il est très compliqué d'en vivre aujourd'hui, nous ne sommes qu'une poignée à le faire, pour des salaires loin d'être mirobolants. On s'estime chanceuses de pouvoir être indépendantes financièrement tout en choisissant nos sujets. Je pense que cela sera encore plus difficile pour la génération qui arrive. Aujourd'hui, les attentes sont multiples : on veut qu'un journaliste puisse faire de la photo ou de la vidéo, qu'il sache « bricoler » les sujets rapidement, etc. Et je ne parle même pas des jeunes correspondants sur place payés au lance-pierre. Rien ne remplacera jamais le travail sur le terrain, mais l'avenir du photojournalisme se pose avec acuité. Malgré cela, je veux y croire, et heureusement, car sinon, je devrais changer de métier. Avec ce livre, on a voulu montrer qu'un regard humain sur les humains est irremplaçable.
Comment qualifieriez-vous votre ouvrage ?
Manon : On ne voulait pas faire un «Que sais-je ?» du journalisme, car nous ne voulions pas avoir l'air didactique. Nous sommes parties d'un principe assez simple : quand on rentre de reportage, il est rare que l'on nous questionne sur la géopolitique du Kurdistan syrien. Les gens ont tendance à vouloir savoir comment on est arrivées là-bas, ce que l'on a mangé, combien cela nous a coûté, etc. Voici les questions auxquelles on voulait répondre, en sortant du dogme journalistique, et en partageant nos expériences. Nous n'avons pas pensé à nos jeunes confrères, car nous n'avons pas de conseils à donner. Le journalisme est un métier tellement empirique... il n'y a pas qu'une seule méthode ni une bonne recette pour le terrain.
Avez-vous choisi de montrer l'envers du décor pour démystifier la profession de grand reporter ?
Manon : J'aime bien votre terme de « démystifier », car il y a encore une auréole autour du mythe du journaliste. Et pourtant ! On doute, on se plante, on rame. Mais on a également des moments d'extase. Réussir à décrocher une interview ou une photo impossible, c'est le festival de Cannes à notre échelle !
© Véronique de Viguerie, Nigéria « BringBackOurGirls » (pages 64-65)
Aymeric Mantoux (rédacteur en chef de l'Optimum) dit que vous êtes « des journalistes qui refusent de se laisser broyer par la mécanique de l'actualité ». Dans votre ouvrage, vous reprochez cette recherche du « tout tout de suite », et on comprend bien que cela n'est pas votre manière de faire. Que pensez-vous du journalisme instantané à l'image des chaînes d'information continue ?
Manon : Quel poète ! (rires). Sans condescendance, malgré notre carte de presse commune, je n'ai pas l'impression que l'on exerce le même travail. Il faut de tout, même de l'information instantanée pour ceux qui n'ont pas le temps ou l'envie de creuser, mais qui veulent être informés. A côté de cela, il y a un journalisme de long court, plus fouillé, mais il y a de la place pour les deux. Je vois cela comme la lecture d'une nouvelle ou d'un roman : il s'agit de littérature dans les deux cas, mais ce qu'on y cherche et ce que l'on y trouve sont deux choses tout à fait différentes.
Le métier de reporter free-lance est compliqué. Quand il ne faut pas courir après les financements, on doit s'adapter au style éditorial demandé, quitte à sacrifier quelques principes personnels. Quelles sont les concessions les plus difficiles que vous ayez dû faire ?
Manon : Nous n'avons jamais eu à faire de sacrifices au sens éditorial, mais par contre nous nous battons ! Globalement, je trouve que les rédactions ne sont pas tellement intrusives et respectent beaucoup cette idée que sur le terrain, il n'y avait que nous. Ce n'est pas que nous détenions la vérité, mais nous avons vu la réalité. Comme nous ne traitons pas de sujets français ou politiques, nous n'avons jamais reçu ce genre de pressions auxquelles nos collègues sont confrontés.
La liberté du free-lance fait que l'on travaille à des endroits du monde où nos interlocuteurs sont les seuls détenteurs de la vérité, donc il est difficile de modifier ce qu'ils nous apportent. A vrai dire, les bras de fer que nous avons avec les rédactions concernent plutôt le nombre de signes, ou les retouches photo. Un reportage de dix jours limité à 9000 signes et 5 photos, c'est frustrant. Les choix qui surviennent à ce moment sont douloureux, car on reste hantées par les témoignages que l'on n'a pas pu publier, et on a l'impression d'abandonner ces gens qui se sont confiés à nous.
© Véronique de Viguerie, Afghanistan, page 30
La guerre, les camps de réfugiés, la maladie, la mort. Voilà également les choses auxquelles les reporters sont confrontés sur le terrain. Véronique, avez-vous déjà assisté à des scènes si dures que sortir votre appareil vous a semblé impossible ?
Véronique : Oui, une fois. Ce n'est pas dans le livre, mais en 2005, j'ai couvert un tremblement de terre au Pakistan alors que cela ne faisait qu'une année que je publiais mes photos. J'ai vu un homme qui portait sa petite fille décédée sur son épaule gauche, et sur l'autre, il tenait un sac en toile de jute duquel dépassaient trois petites jambes. Il allait enterrer ses enfants. Quand j'ai voulu prendre mon appareil, il était trop lourd, je ne pouvais pas le lever, c'était trop dur. Je suis rentrée aussitôt car je n'étais pas prête. Ce sont toujours les photos que l'on ne prend pas qui nous hantent, j'aurai cette vision toute ma vie. D'ailleurs je n'ai jamais plus couvert de catastrophes naturelles, c'est trop injuste. Contrairement à une guerre, on ne peut en vouloir à personne, on n'a pas cette colère qui nous pousse à photographier ou écrire.
Manon : Il y a eu cette photo prise au Mexique également.
Véronique : Oui, on faisait un reportage sur les cartels de drogue. On est arrivées sur le lieu des exécutions quotidiennes en même temps que les mères endeuillées. Je me sentais intrusive, voyeuse, je me détestais mais je devais prendre ces photos. Avec le temps, on apprend à se blinder, mais on ne s'habitue jamais à la souffrance. Je trouve qu'il n'y a d'ailleurs aucun mal à réaliser une interview ou à prendre des photos en pleurant. Nous ne sommes pas des machines, mais des femmes, des mères.
© Véronique de Viguerie, Reportage sur les chefs de guerre dans le nord de l’Afghanistan, en couverture
Le monde arabe et plus particulièrement le Moyen-Orient s'enfoncent de jour en jour dans un immense bourbier. Le souvenir que vous en gardez vous donne-t-il toujours envie de couvrir ces zones malgré le danger ?
Manon : Oui, nous étions d'ailleurs en Syrie il y a deux semaines. Quand on a commencé à travailler sur des terrains similaires, en l'occurence en Afghanistan, c’était encore praticable avec un fixeur et des burqa en « low-profil » : la meilleure option pour moi. Il y a également l'alternative de « l'embed » militaire, qui consiste à partir sur une base militaire. L'avantage est de pouvoir accéder à des zones interdites, l’inconvénient est qu'on ne vous fait voir que ce que l'on veut. Ce choix peut être judicieux avec un travail de fond à côté, et surtout sans naïveté. Aujourd'hui, le côté djihadiste n'est accessible à personne – sauf Vice qui a réussit à s'infiltrer, mais nous ne serions pas les bonnes candidates (rires) ! Pas que je rêve de les rencontrer, mais nous sommes frustrées de ne couvrir qu'un seul front. Pour pouvoir s'approcher des zones à risques, on doit maintenant passer par les milices kurdes, organisées comme de vraies bureaucraties, proche de « l'embed ».
Quant au bourbier moyen-oriental, même si nous ne sommes pas des spécialistes de la question, il est difficile de rester optimistes. Il y a à peine deux ans, nous fumions des cigarettes à Kunduz avec les milices de la police afghane pour notre reportage sur les chefs de guerre. Aujourd'hui, la ville est aux mains des talibans... Du côté syrien, au delà des discours géopolitiques, le problème est celui des populations civiles. Il y beaucoup de reportages sur l'Etat Islamique mais aucun sur les enfants syriens hors des camps de réfugiés. Malheureusement, je n'ai pas encore trouvé de solution à ce manque.
© Véronique de Viguerie, Irak « les Amazones », pages 74-75
Niqab, burqa, tchador, hidjab. L'islam radical s'étend et enferme de plus en plus de femmes sous ces mètres de tissu. La régression opère-t-elle seulement dans ces branches de l'islam ?
Véronique : J'ai l'impression que cela s'est durci de tous les côtés. Lors de notre dernier voyage en Syrie, nous étions au côtés des kurdes d'YPG. On a remarqué que l'islam qu'ils prônaient était très modéré, les hommes et les femmes se considèrent sur un même pied d'égalité. C'est un réel espoir pour l'islam, ils sont presque avant-gardistes par rapport à la France.
Manon : Malheureusement, on n'en parle pas beaucoup, car on est en train de s'enfermer dans une caricature de l'islam. Cela fédère tout le monde contre un ennemi commun car c'est plus simple. Nous sommes hélas les premières à jouer le jeu à demi mot car cela fait vendre, mais nous réalisons que la société idéale que les Kurdes essayent de construire au Rojava est fantastique. Ces gens sont beaucoup plus évolués que nous, la majorité des femmes sont commandantes sur la ligne de front, et non cloîtrées dans un bureau. Les postes importants fonctionnent en binôme, un homologue féminin et un masculin ; et les hommes obéissent aux femmes.
Véronique : Manon était très enceinte quand on y était. Pas un seul homme ne s'est permis de faire une réflexion, et au contraire, ils louaient son courage de continuer à pratiquer son métier, même dans cet état. En France, on lui aurait dit qu'elle était inconsciente, au Rojava, on lui a dit qu'elle était respectable.
Manon : Même si les extrêmes religieux sont plus vendeurs, c'est de notre responsabilité de faire connaître ce peuple exemplaire.
© Véronique de Viguerie, Véronique et Manon en burqa - Afghanistan, page 16
© Véronique de Viguerie, Maldives « La charia sous les tropiques », pages 138-139
Manon et Véronique : C'est impossible... Cela va du sourire aux larmes en passant par la frousse.
Manon : Mais quand même, notre plus grande réussite a été les pirates de Somalie. A vrai dire, cela a aussi été l'assise qui a consolidé notre binôme et nous a donné confiance en nous. Il y a eu des défis toutes les heures, mais on l'a fait. A vrai dire, personne n'y croyait, pas même le directeur de la rédaction, et pourtant, on a eu la couverture du Figaro magazine !
Véronique : C'est un peu pompeux à dire, mais on a rendu l'impossible possible ! (rires). On a ramené le sujet et cela nous a donné une crédibilité aux yeux des rédactions. On n'avait plus à prouver que deux filles blondes pouvaient y arriver. On se rappellera à vie de ce sentiment de plénitude quand on a décollé sur ce petit bout de piste avec le sujet dans la boîte, c'était jouissif !
Manon photographe et Véronique à la plume. L'expérience vous tenterait-elle ? Quel résultat cela donnerait-il selon vous ?
Manon et Véronique : Ce serait une véritable catastrophe ! (rire commun).
Véronique : Cela nous prendrait beaucoup trop de temps ! Je mets six jours à écrire un demi-paragraphe, et Manon n'est vraiment pas bonne en photo... Le résultat serait comme courir dans un mur !
Manon : Pour le prochain reportage, on devrait faire une blague : un demi-papier de Véro et mes photos non cadrées ! (rires).
© Véronique de Viguerie, Canada « iceberg », page 117
Profession Reports : deux baroudeuses en terrain miné
Manon Quérouil-Bruneel et Véronique de Viguerie
Editions de La Martinière
29 euros