Ed Kashi par ©Kristin Reimer
© Ed Kashi
Quelle est votre première rencontre avec la photographie ?
"Ma première rencontre avec la photographie remonte à l'université, où je commençais à étudier les techniques de base de la chambre noire et de la caméra en noir et blanc. Quand j'ai découvert le photojournalisme et le travail documentaire, j'ai tout de suite adhéré et j'ai décidé de consacrer ma vie à ces formes de narration et ce genre d'expérience.
Quand je regarde en arrière, avant même que je ne me sois " officiellement " intéressé à la photographie en tant que profession, je me souviens de ces moments où j'allais à la bibliothèque publique pour regarder de vieux numéros de la revue Life quand j'avais peut-être 14-15 ans. Durant ma jeunesse à New York, dans les années 1960 et 70, j'ai vu un tas d'influences exploser autour de moi : le combat pour l'égalité des femmes, le mouvement des droits civiques, le mouvement écologiste, les protestations anti-guerre du Vietnam et le scandale du Watergate. Et il existait même un mouvement culturel alimenté par la musique rock . Tout cela fut mon alimentation émotionnelle, spirituelle et intellectuelle. Je suis devenu simultanément captivé par la littérature, les romans et les contes. Quand j'ai découvert la photographie, toutes ces influences se sont réunis et j'ai eu une sorte d'épiphanie.
Pourquoi avez-vous fait ces photos, cette exposition : " Egalité trahie " ?
J'ai été choisi par la " Open Society Foundations " pour réaliser ce travail. Nous avons travaillé en étroite collaboration sur des histoires différentes à propos des droits de l'homme. Ce projet est celui qui me tient le plus à cœur. Comme nous voulions photographier et interviewer plus de 30 sujets en France, en Hollande et au Royaume-Uni, j'ai décidé de faire les portraits de ces personnes dans des endroits où ils avaient été soit arrêtés ou fichés, ou pourraient très bien l'être. Nous avons également réalisé deux interviews en vidéo, pour mettre en avant des témoignages. " OSF " a également produit quelques vidéos courtes, notament une en néerlandais actuellement utilisée pour la formation et la sensibilisation des policiers aux Pays-Bas.
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Êtes-vous choqué par ces contrôles au faciès ?
Je ne suis pas choqué par cela, d'autant plus que nous sommes confrontés à une dynamique similaire aux USA, en particulier dans des villes comme New York. Ceci est un problème mondial de plus en plus développé. Nous exerçons une pression extrême sur certaines communautés de couleur et des groupes minoritaires. Ce qui me choque est le manque de sensibilité et d'intelligence de la police. Je ne veux pas que des terroristes ou des criminels réussissent leurs plans ignobles bien sûr ! Mais si de tels contrôles continuent, nous allons nous aliéner ces groupes de population et perdre de plus en plus le contact avec d'autres êtres humains. Je suis profondément préoccupé par ce sujet. En Europe, en raison de vos lois plus strictes vis à vis des armes à feu, il y a moins d'innocents tués par balle, même s'il y a quand même beaucoup de personnes injustement harcelés. Aux États-Unis, nous constatons une tendance beaucoup plus sombre et inquiétante.
Avez-vous déjà été confronté, vous-même, à ce genre de contrôle à travers le monde?
Étonnamment, je n'ai pas été confronté à cela. Je suis Irakien d'origine, mes parents ont immigré à New York en 1957. Je suis sûr que je dois avoir un dossier portant le sceau de plusieurs agences fédérales, mais heureusement, j'ai été épargné par ce genre de contrôle. Mais j'ai quand même une forme d'appréhension quand je suis confronté aux forces de l'ordre. Je pense immédiatement : vont-ils me provoquer et me harceler ? Ou bien, vais-je me retrouver face contre terre avec un pistolet braqué sur ma tête voire pire, tout ça à cause d'un malentendu ? J'ai appris à me comporter d'une manière très contrôlée et avisée quand je suis en présence de la police, surtout quand je ne travaille pas en tant que photojournaliste.
Que pensez-vous de la situation en France, par rapport à ce qui se passe aux États-Unis?
Ce qui se passe en France est problématique. Bien qu'il y ait plus de morts d'innocents aux États-Unis, la plupart des Noirs et des Hispaniques se considèrent américains. En France, la question de l'identité et de la nationalité est lourde de tension et de frustration. La France parle toujours d'humanisme et vos idéaux ont souvent inspiré le monde et nombre de vos valeurs ont été adoptées par les Américains à travers les siècles. Mais en pratique, c'est toujours compliqué d'appliquer ces valeurs. Tragiquement, compte tenu de la montée de groupes extrémistes qui n'utilisent que la violence, la question du fichage ne fait qu'aggraver cet horrible situation.
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Cela fait maintenant plusieurs années que vous travaillez sur ces questions sociales, observez-vous un changement ? Bon ou mauvais ?
Les seuls changements que j'ai pu constater sont négatifs. Et c'est tellement étrange pour moi. Alors que je peux voir des progrès dans de nombreux domaines de la société, comme la baisse de la pauvreté, de la faim, ou de la maladie. Mais le problème est qu'il existe toujours un côté plus sombre, qui refuse d'évoluer. Ces forces sont en collision, il en résulte des affrontements extrêmement violents et déprimants. C'est dans des situations pareilles que la police a un rôle important à jouer, et elle est mise sous pression de tous les côtés.
L'agence VII vient de recruter deux nouveaux photographes, Sarker Protick et Danny Wilcox Fraizer, pourquoi eux ?
Nous sommes très enthousiastes par l'idée d'être rejoints par ces deux merveilleux talents. Nous essayons d'avoir plusieurs nouveaux profils, et de faire en sorte que des femmes intègrent notre équipe (oui, c'est un échec cette année, je sais !) ainsi que des personnes extérieures à l'Europe occidentale et à l'Amérique du nord.
Danny est un photographe au talent unique qui peut effectuer une grande variété de travaux. Il est également très engagé dans ses projets personnels, dont beaucoup sont consacrés à l'éducation, qui est un pilier de la philosophie de VII.
Sarker Protick est un jeune talent très intéressant du Bangladesh, qui est en train d'expérimenter de nouvelles façons de voir son monde. Il trouve de belles images stimulantes pour l'instant. Il sera intéressant de voir comment il se développe.
Qu'est-ce qui fait un bon photojournaliste ?
C'est une question vraiment importante. Je crois que l'on doit posséder un appétit vorace pour la connaissance, le désir maniaque à coopérer avec le monde de façon intense. Il faut vouloir explorer le plus possible des questions, des lieux, des thèmes et des histoires. Et vous devez être assez sensible, éprouver de la compassion pour autrui, avoir le désir de faire le bien et d'éclairer.
Vous devez lire et étudier un maximum pour connaître ce monde, en particulier sur les enquêtes que vous choisissez. D'un certain côté, on peut dire qu'il faut avoir les réflexes d'un athlète, pour être rapide, réactif ou, au contraire, plus calme et réfléchi. En fait, si vous avez tout cela, alors vous êtes destiné à quelque chose de grand dans la vie."
Exposition "L'égalité trahie":
Du 6 juin au 12 juillet 2015, ouverte et gratuite,
Place de la République,
Paris.
http://edkashi.com/"