© Newsha Tavakolian
Vivre en Iran n'est pas chose aisée. Et y être artiste n'est pas facile non plus. Pas seulement pour la liberté de travail restreinte là-bas, mais peut-être encore plus pour ce que l'on attend de vous ici. Et le décalage est grand entre les attentes du public européen et la volonté de l'artiste. Comme si le fait d'être iranienne vous obligeait à parler de la difficulté manifeste de vivre dans ce pays. Et d'en rendre compte de la même manière : évidente et claire. Car les choses sont forcément évidentes et claires. Mais non, l'interdit ne s'affiche pas toujours aussi clairement. Il s'insinue subtilement dans les vies.
© Newsha Tavakolian
© Newsha Tavakolian
Pour ceux qui n’auraient pas suivi les antécédents de l’histoire, digne d’une saison de House of Cars, cette exposition n’a failli jamais voir le jour. Edouard Carmignac, créateur du prix et de la Fondation du même nom, avait voulu intervenir et modifier certains éléments constitutifs de l’exposition. Suite à la polémique provoquée, le mécène avait finalement rattrapé son geste, non sans quelques dommages collatéraux : une réputation entachée pour la Fondation et la démission de plusieurs membres du jury. Mais en face, une artiste entière et intègre qui a réussi à faire respecter son projet et sa liberté d’artiste. Encore heureux !
© Newsha Tavakolian
© Newsha Tavakolian
Les modifications que M. Carmignac voulait faire dénaturaient complètement le projet. Il voulait des titres et des textes plus accrocheurs, plus directs, alors que ce que voulait montrer Newsha Tavakolian, c'était précisément l’inverse. Tout en subtilité, ce sont les 80 % de la population ordinaire qui restent dans l'ombre, les « Iraniens de la classe moyenne qui sont invisibles car ils n’affichent pas de position extrême » qu'elle veut mettre en lumière.
Pour cela, elle a choisi 9 Iranien(ne)s qu’elle qualifie elle-même d’ordinaires. Un patron de bar plutôt pessimiste sur l'avenir, une prof d’anglais divorcée non sans difficultés, une femme de ménage, un apprenti comédien, un vétéran de la guerre rongé par ses souvenirs, une bimbo qui voudrait devenir mannequin... Pour chacun, un court texte décrit un moment de leur journée, une photo d’eux les montre enfant, et quelques photos décrivent leur quotidien. Ou un possible quotidien, car ces photos pourraient être celles de beaucoup d’autres Iraniens. Le but ? Déconstruire l'image fantasmée des Européens sur l'Iran, édifiée sur les notions de « révolution religieuse », « ayatollah », « bombe islamique », ou bien encore « Les Milles et Unes Nuits ».
« L’album de famille est la vitrine de ma génération. Les albums jaunis et les instantanés d’enfants souriants dans leurs plus beaux vêtements témoignent de nos espoirs et de nos rêves, mais ils finissent sur des pages blanches lorsque nos parents ont cessé de prendre des photos ». Newsha Tavakolina poursuit l’album en ajoutant des photos de leur vie actuelle, et se pose une question : où en sommes-nous aujourd'hui ?
Les photos nous racontent les doutes de ces Iraniens, leurs craintes, la façon dont ils se sentent dans leur société, leurs combats de tous les jours pour réussir à joindre les deux bouts. En somme, des problèmes universels ? Presque. La crainte de Somayeh est de perdre un jour son indépendance de femme pour laquelle elle s’est battue plus de 7 ans, celle de Mehdi c’est que la conscience de ces étudiants apathiques qui peuplent son bar ne s’éveille jamais, Sami lui redoute que sa femme, partie travailler dans un autre pays, l’abandonne à tout jamais pour une vie meilleure. Ailleurs. Ces craintes, ce sont celles de l’Iran, marqué par une guerre et un régime totalitaire.
© Newsha Tavakolian
© Newsha Tavakolian
Ni affligés, ni accomplis, ils sont aujourd’hui dans l’entre-deux. Figés dans l’espoir, ils continuent à attendre des jours meilleurs. Les vidéos qui accompagnent les photos expriment magnifiquement bien, voire mieux, ce sentiment d’emprisonnement. Chaque personnage y est filmé, statique face à la caméra, au milieu d'un environnement à l'abandon, pneus usés et sacs en plastiques accrochés aux arbres. On pourrait penser que rien ne bouge, puis on voit les branches se mouvoir légèrement, le sac plastique virevolter, créant une sorte de flottement, au milieu duquel l'individu lui, ne bouge pas. De ce placenta qui l'emprisonne, on ne sait pas comment il sortira.
L’image de l’affiche, qui est aussi celle qui clôture l’exposition pourrait être une réponse. On y voit une femme, prise dans les branches d’un arbre qui, calmement et sans se débattre, essaye d’en sortir. La réponse est en fait double : il y a ceux qui pensent qu’elle réussira à se libérer, et les autres, qui la voit condamnée.
Chapelle des Beaux-Arts
Exposition jusqu'au 7 juin
14, rue Bonaparte
75006 Paris
Entrée libre