Adi Nes by Ziv Koren
On a découvert Adi Nes à l'Israel Museum à Jérusalem avec « La Cène» en Novembre dernier, et on a vraiment été impressionné par son travail. A la manière d'un réalisateur de film, Adi Nes compose méticuleusement ses images. De chacune d'elles se dégagent une « inquiétante étrangeté », mais aussi d'une recherche autour de la question identitaire et d'une culture israélienne en constante tension. Puisant autant dans les grands mythes que dans la vie ordinaire, la démarche d'Adi Nes donne naissance à des images d'une humanité puissante, à couper le souffle.
Comment êtes-vous devenu photographe ?
Mon périple dans le monde de la photographie a commencé par erreur. Il y a vingt ans, lorsque je me suis inscrit dans une école d'art, j'ai accidentellement indiqué sur le formulaire que je voulais étudier dans le département de photographie. Je suis arrivé à l'entretien avec mon portfolio de peintures et, avec beaucoup de surprise, j'ai été accepté – au département de photographie ! J'ai toujours été très naturellement proche des beaux-arts, et j'ai depuis de nombreuses années gagné ma vie dans l'industrie télévisuelle et cinématographique. De plus, j'ai étudié l'art pendant la période du Post-Modernisme et au moment où des photographes comme Cindy Sherman, fabriquant de la réalité, étaient vraiment à la mode. Je veux toujours tout contrôler, et je pense que ça a aussi influencé mon désir de comprendre la réalité à travers des productions photographiques très complexes.
© Adi Nes, «Biblical Stories» series, David & Jonathan
Comment procédez-vous pour concevoir vos photographies ? (travail préparatoire, lumière...) Est-ce toujours le même protocole artistique ?
La meilleure façon de décrire ce que je fais est de le penser en terme de production de film - je suis une sorte de maison de production personnifiée : je suis le producteur et le réalisateur, le scénariste, le maquilleur, l'assistant de production, le régisseur lumière et technique, et bien sûr, le photographe.
Je commence à travailler seul après avoir étudié une thématique pendant des semaines, des mois... Beaucoup de personnes se joignent à moi au fur et à mesure que le jour du shooting approche, et puis une fois le travail fait ils se dispersent jusqu'à notre prochaine rencontre. Je travaille souvent par série, en développant un story-board ou synopsis pour essayer de comprendre le cadre de la série et des personnages.
© Adi Nes, «Biblical Stories» series, Jacok & Esau
Par exemple, le thème principal pour la série « Biblical Stories » était la bible. Les personnes centrales étaient sans domicile fixe, c'était des gens de la rue parce que l'idée était de photographier la bible aujourd'hui, dans un environnement urbain. Chacun des personnages bibliques que j'ai choisi avait un problème de domicile. Je les ai toujours portraiturés quand ils étaient au plus bas. J'ai aussi toujours construit l'image afin qu'elle puisse évoquer simultanément notre réalité quotidienne et les grands chefs-d’œuvre dans l'histoire de l'art, ou les images iconiques de l'histoire et de la photographie.
La composition de vos photographies semble très méticuleuse. Est-ce que tout est pensé ?
Ma photo finale est le résultat de beaucoup de photographies préparatoires. Pendant cette période de préparation, je travaille plus spontanément et plus vite. J'essaie différents objectifs, différentes compositions, lumières etc. Cependant, quand arrive le jour de la séance photo, tout est planifié.
Dans le passé j'avais l'habitude de demander à mes proches - amis et famille, d'être mes modèles. Quand je ne trouve pas le visage que je veux, j'élargis mes recherches. Je n'ai pas l'habitude de travailler avec des acteurs ou modèles professionnels, mais plutôt avec des gens ordinaires qui amènent une certaine authenticité à la scène.
© Adi Nes, Boys
Quel matériel utilisez-vous ?
J'utilise différents appareils photo en fonction des images. J'utilise les caméras Hasselblad pour les portraits. Je continue d'utiliser des films qu'on développe en chambre noire sans utiliser aucun programme de retouche tel que Photoshop. La raison pour laquelle je n'imprime pas numériquement est simple : il n'existe pas de système d'impression numérique en Israël prenant en charge les grands formats. Et puis le numérique détériore la qualité d'impression à une telle taille. Ca me force à être extrêmement précis et clair sur le tournage puisqu'il n'y a pas de possibilité de parfaire l'image après coup.
Vous vivez dans un pays en tension constante. Essayez-vous, dans votre travail, de capturer l'identité israélienne ? Est-ce que votre travail entier a pour sujet le contexte israélien ?
Oui, la vie en Israël fournit aux artistes de nombreux matériaux, puisqu'en Israël de nombreuses cultures se rencontrent, il y a toujours des tensions politiques, des histoires, des conflits... Dans une certaine mesure, les thèmes centraux de mon art se situent autour de la notion d'identité. Je commence avec la question : « Qui suis-je ? ». Et comme je suis un homme, vivant en Israël, je travaille sur la masculinité et l'identité israélienne.
L'une des manières de voir ou d'interpréter l'art est de le faire en prenant en compte l'identité de l'artiste. Par exemple, si l'on regarde mes travaux à travers le prisme de mon identité israélienne, on trouvera des thèmes communs et partagés par d'autres artistes israéliens. Mais si l'on regarde mon art via mon genre ou mon orientation sexuelle, on comprendra mon art d'une manière différente.Tous ces niveaux d'identité existent dans mon art et il n'y a pas un seul de ces niveaux qui pourrait les englober tous.
© Adi Nes, «Biblical Stories» series, Hagar
La question « Qu'est-ce que l'art israélien » est compliquée ; est-ce de l'art créé par les Israéliens, ou bien qui traite de thèmes israéliens ? Doit-il obligatoirement traiter des questions religieuses ou nationales ? Et quelle est la connexion entre « l'israélité » et la conscience nationale ?
« L'israélité » est complexe. Depuis longtemps, je soulève de nombreuses questions identitaires, et il est clair que pour moi l'« identité israélienne » ne peut être réduite à une seule chose sur une photographie. L'identité est complexe, multiforme, elle change et évolue sans cesse.
Ce pays est marqué de religiosité. Dans les séries « Biblical Stories », « Prisoners », « Soldiers », ou encore « The Village », essayez-vous d'exprimer un certain mysticisme ?
Les sujets mystiques ne peuvent pas s'appréhender à travers les cinq sens humains. Le médium de la photographie est, en un sens, son opposé complet puisqu'il s'agit d'images capturées par l'objectif de l'appareil photo qui est un genre de messager de l’œil humain.
Dans la photographie en général, et spécifiquement dans la mienne, il y a quelque chose de très concret. Néanmoins, je concède que grâce à l'emploi que je fais de la lumière, j'ai souvent réussi à capturer quelque chose au-delà du moment. Ce moment élusif – que nous pouvons peut-être appeler « art » - est, pour moi, ce qui donne un sens à la vie. La conviction qu'il y a quelque chose de meilleur dans nos vies que notre existence difficile.
© Adi Nes, Christ
Henri Cartier-Bresson parlait de « l'instant décisif ». Vous avez dit essayer de capturer le moment « d'avant » ou celui « d'après ». Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
Je pense que le moment « d'avant » est plus intéressant que l'instant décisif parce qu'il est plein de tension et regorge de nombreuses possibilités. A l'inverse du film ou de l'art classique, la vie prend effet au moment d'après, à partir de ce point pathétique où la plupart d'entre nous aiment à penser que quelque chose de mieux adviendra ensuite. Et c'est ce point est en fait le moment d'avant. Dans la série « Biblical stories », j'ai choisi - par opposition à ce qui est acceptable en Histoire de l'art, ou dans l'art juif qui dépeint le moment héroïque, décisif, dramatique du héro biblique - un moment plus humain, plus fragile, avec lequel la plupart d'entre nous pourra s'identifier.
© Adi Nes, Boys
Comment êtes-vous devenu célèbre?
C'est la question à un million de dollars ! Je suppose qu'il y a eu à la fois beaucoup de chance et un travail important, bien loin de celui requis par la « photographie pure ».
Propos recueillis par Estelle Magnin