© Musée de la Chasse et de la Nature – Pierre Abensur
Comment est né votre projet ?
Je me suis d’abord intéressé à la chasse par le mode du reportage qui était le mien mais mon intérêt s’est rapidement tourné vers ces trophées qui ornaient les murs dans les maisons. Ils s’accompagnaient pour la plupart de souvenirs de chasse qui restaient ancrés dans la mémoire des chasseurs. J’ai commencé à réfléchir à un concept qui éviterait les écueils de l’iconographie cynégétique comme ces photos de nababs posant dans leurs palais, entourés de trophées exotiques, très en vogue dans les années 70-80. Le lieu où la chasse s’était produite occupait une importante place dans les récits, j’ai donc choisi de remettre le sauvage dans la nature. Il n’était pas question de faire une reconstitution mais plutôt un pèlerinage. Je demandais donc aux modèles de laisser leur arme et d’emporter leur plus élégante tenue vestimentaire.
Recherchez-vous également l'élégance dans votre technique de prise de vue ?
De mon côté je travaille avec une chambre photographique et des flashes. Le but étant de créer une atmosphère de solennité. A la manière des peintres flamands, je voulais détacher le personnage du paysage par un éclairage exclusif. La faible zone de netteté de l’argentique en grand format (4x5 inches) renforçait cette impression. La chambre permet également de jouer avec la profondeur de champ comme d’un capital que l’on décide d’investir sur certaines parties de l’image par le jeu des réglages de bascules de plans.
Et donc vous vous êtes déplacé dans de nombreux pays...
France, Suisse, Mali, Burkina, Mongolie, Argentine, Finlande…ça fait sept. J’ai pensé à un moment couvrir les six continents, il me manquerait l’Amérique du Nord et l’Océanie.
Les animaux n'en sont plus vraiment : taxidermisés, montés sur trophées, ils deviennent un objet de gloire voué à la monstration. L'acte « primaire » de chasser ne deviendrait-il pas ici une parade élogieuse ?
La plupart des chasseurs que j’ai photographiés n’étaient pas des collectionneurs de trophées. Ils ont décidé de faire naturaliser une ou deux prises sur des années voire des décennies de pratique. Ces trophées en eux mêmes n’avaient pas de dimension collective et les chasseurs les avaient choisi pour des raisons purement subjectives liées au souvenir de chasse ou à la beauté qu’ils avaient décelée dans l’animal en question.
© Musée de la Chasse et de la Nature – Pierre Abensur
L’attitude face à l’image est une question d’individus plus que de culture. Certaines personnes adoptent naturellement des positions ou des expressions intéressantes, d’autres doivent être très dirigées. Il est clair que le montage du « plateau » et la tension dégagée par les contraintes techniques ont une influence sur la concentration des modèles. C’est en partie voulu, ils doivent considérer qu’il s’agit d’un travail sérieux même si cette mise en scène un peu surréaliste pourrait leur faire penser le contraire. Les gens me parlent parfois d’une pointe d’ironie qui se dégage des images. Elle existe sans être univoque et résulte surtout d’une complicité entre le photographe et le modèle.
Parmi vos rencontres, certaines vous ont elles particulièrement marqué? Derrière ces photographies, y'a t-il eu un réel échange avec les chasseurs afin de cerner les relations entretenues avec leurs proies ?
Bien sur, il y a Zunduin ce vieux chasseur Mongol, André le regretté doso Burkinabé, Osvaldo, cet architecte argentin qui avait dessiné un domaine de chasse de plus de dix mille hectares et bien d’autres… Concernant les rapports aux proies, il m’a semblé qu’elles variaient en fonction des méthodes de chasse et des cultures. Ca pouvait aller d’une forme d’affect à un respect d’ordre mystique.
© Musée de la Chasse et de la Nature – Pierre Abensur
Comment expliquez-vous ce besoin de taxidermiser un animal, de le naturaliser ?
Je vois plusieurs manières d’aborder le trophée, à commencer par l’angle sociologique ou anthropologique. Il est d’abord le symbole de l’évolution de la chasse. Cette pratique ancestrale et vitale s’est muée en sport d’agrément mais le lien aux origines reste un élément fondamental de la passion des chasseurs. Et le trophée en est la matérialisation. Il peut aussi représenter une revanche sociale puisqu’il est d’abord apparu dans les châteaux à une époque où seuls les nobles avaient droit de chasse.
Dans un texte, vous parlez de Nietzsche qui pensait qu’il existait une forme de connivence inconsciente entre les victimes et les bourreaux. Pourtant, le caractère étudié de la pose acte d'une distance singulière. Pouvez-vous m'en dire plus ?
Tout en écoutant les histoires de chasse de mes amis je scrutais attentivement les trophées, finissant par trouver une ressemblance avec les chasseurs, comme si les matières inertes de ces têtes d’animaux s’étaient imprégnées d’une atmosphère familiale. J’ai fini par interpréter leur capture et l’acte de naturalisation comme un accord tacite résultant d’une reconnaissance mutuelle. Le mimétisme m’est apparu de manière si naturelle que je n’ai pas ressenti le besoin d’ordonner la mise en scène pour renforcer cette impression, la laissant se dégager par elle même.
© Estelle Magnin - «Trophées subjectifs »
Est-ce que la plupart des chasseurs ont taxidermisé eux-mêmes leur animal ?
La taxidermie exige un savoir faire et des moyens. Plusieurs trophées que j’ai photographiés au Mali avaient juste été passés au formol et empaillés mais ils se dégradaient vite. En Mongolie, à l’exception de Buree qui maitrise cette science, les chasseurs ou les conservateurs de musées appliquent des techniques de naturalisation très primitives mais comme ils n’ont pas de problèmes de chaleur, les trophées résistent assez bien.
Si vous deviez retenir une photo, laquelle choisiriez-vous ?
Rabelett ce berger Kazakh avec son loup, peut-être à cause de l’histoire. Après deux jours de piste défoncée dans le massif de l’Altaï, nous avions rejoint le village à proximité duquel il avait installé sa yourte pour l’hiver. Nous l’attendions chez lui quand un camion russe transportant du bois est arrivé laissant descendre quatre hommes dépenaillés. Après la cérémonie du thé trois sont repartis et l’on m’a présenté le chasseur. Je lui ai montré mes photos pendant que mon guide-interprète lui a expliqué comment je voulais le photographier avec son loup. Eclusant son thé, il a empoigné son vieux manteau et s’est dirigé vers la porte. J’ai alors commencé à me rendre compte de l’absurdité de la situation, comment avais-je pu m’imaginer que cet homme pouvait avoir des vêtements raffinés ? J’ai de nouveau expliqué l’importance d’une tenue vestimentaire élégante, dans l’incompréhension générale. Sans y croire je prononçai « costume » en anglais. Sa femme s’est mis à répéter le mot avec excitation (j’allais apprendre que le mot s’utilise également en Kazakh) et fouillant fébrilement dans un grand coffre en bois elle en a victorieusement extirpé le costume de mariage ! Sous mes yeux le berger s’est transformé en prince et j’ai compris à ce moment là que j’aurais une photo.
© Musée de la Chasse et de la Nature – Pierre Abensur
Propos recueillis par Estelle Magnin