© Ambroise Tézenas
« Il y a toujours un moment où la curiosité devient un péché, et le diable s'est toujours mis du côté des savants » Anatole France
« Tourisme de la désolation ». Quel meilleur titre pour le nouvel ouvrage d'Ambroise Tézenas ? Ce dernier nous plonge dans les heures sombres de l'Histoire, revisitées par une société ultra consumériste. En feuilletant les premières pages, on se retrouve comme transporté dans un roman d'Aldous Huxley, où l'Homme traverse les tragédies de l'histoire comme s'il se rendait à Disneyland. Car il est en effet question ici d'attractions touristiques d'un genre bien étrange.
Vous vous êtes toujours demandés ce qu'ont vécu les détenus de la plus impressionnante prison militaire d'Europe à Karosta en Lettonie ? Votre tour-operator vous offre une nuit en pension complète sur place. En prime, un jeu d'évasion grandeur nature où il vous faudra échapper aux soldats de l'Union Soviétique prêts à tout pour vous garder bien au chaud entre leurs murs. Pour les moins aventureux, pas d'inquiétude, d'autres ont pensé à vous. Il est notamment possible de revivre comme si vous y étiez l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, abattu froidement le 22 novembre 1963 par Lee Harvey Oswald. Un circuit tout compris (même le déjeuner) pour parcourir les rues les plus populaires de Dallas. Ambroise Tézenas est également allé faire un tour sur des lieux plus classiques tels que le tristement célèbre camp d'Auschwitz Birkenau en Pologne, devenu depuis un mémorial, ou encore la ville désertée de Pripyat, voisine du site de Tchernobyl en Ukraine et victime de la plus grosse catastrophe nucléaire de notre histoire.
© Ambroise Tézenas
Visite des ruines du tremblement de terre du Wenchuan dans la province du Sichuan.
"Nous arrivons dans la ville de Yingxiu où vous pouvez photographier le collège (environ 53 morts) et l’école primaire (environ 250 morts) de Xuankou"
Entre devoir de mémoire et voyeurisme
Avec des photographies à couper le souffle qui imposent un devoir de mémoire, l'artiste met en avant une facette bien étrange de notre société : celle de la curiosité malsaine. Dès la première page, ce dernier confie aux lecteurs ses interrogations sur les motivations des compagnies organisant ces évènements et sur celles des visiteurs. « Et si, sous prétexte de devoir de mémoire, nous n'étions pas simplement en présence d'un marché de la barbarie humaine ? L'explosion du tourisme de masse, qui appelle à proposer toujours de nouvelles offres, serait peut-être responsable de cette attirance exacerbée pour le macabre qui se cache derrière l'alibi culturel, voire éthique ». Ces phrases restent en tête alors que l'on assiste à travers son travail à des tragédies pour la plupart causées par l'Homme lui même.
L'artiste a ainsi tenu à faire participer John J. Lennon, éminent professeur spécialisé dans l'industrie du tourisme à Glasgow et co-auteur du livre « Dark Tourism » (2000) avec Malcolm Folley. Ce dernier permet de tirer une analyse sociologique pertinente de cette facette du divertissement. Le phénomène n'est d'ailleurs pas nouveau, il n'était déjà pas rare de voir les badauds se précipiter vers des lieux où des crimes sordides s'étaient déroulés. Des combats de gladiateurs dans la Rome antique aux exécutions en place publique, la mort attire et attirera toujours. La différence est qu'aujourd'hui des personnes gagnent de l'argent en vendant ces activités hors du commun.
© Ambroise Tézenas
Prison de Karosta
" Nuit extrême"
© Ambroise Tézenas
Prison de Karosta.
"Derrière les barreaux " : l’Attraction
Le poids des images sur la réalité historique
Le tourisme noir est né de la capacité qu'ont les êtres humains à faire le mal et du goût des Hommes pour les visions macabres et les séquelles de l'horreur. Cette attirance s'explique en partie par notre fascination pour la mort, la nôtre ou celle de nos semblables.
John J. Lennon écrit ici que « Les images marquantes de ce livre invitent à une réflexion sur la fragilité de la vie, à un partage des malheurs subis par d'autres êtres humains ; elles renforcent notre aptitude à tirer des leçons du passé le plus noir et des faits les plus tragique ». Le professeur illustre ses propos avec les nombreuses visites "touristiques" du camp d'Auschwitz qui a enregistré 1 405 000 entrées en 2011. Pour lui, il est nécessaire de voir de ses propres yeux ces lieux, car les textes dans ce genre de contexte amènent à se rendre compte des limites du langage. Des images d'archives présentant les quais du camp bondés, transposées à la vue de ces mêmes quais, déserts, des dizaines d'années plus tard, permettent aux visiteurs d'avoir une réalité historique approchée.
Mais entre véritable intérêt historique et fascination morbide la frontière est mince. Et c'est cette limite qui est exploitée tout au long de ces clichés, de ce voyage. Ambroise Tézenas a réussi à travers « Tourisme de la désolation » à offrir un livre proposant à la fois des clichés forts et une remise en question sur la condition de l'Homme. Le professeur J.J.Lennon conclut la quatrième de couverture avec ces mots qui résument merveilleusement bien l'univers de ce travail photographique : « Les images d'Ambroise Tézénas témoignent du passé, de notre incapacité à le dépasser, elles éclairent notre curieux rapport au mal, à la tragédie, à l'inéluctabilité de la mort »
Un livre à regarder mais aussi et surtout à réfléchir.
© Ambroise Tézenas
Oradour-sur-Glane, village martyr
Place du champ de foire
© Ambroise Tézenas
Visite des ruines du tremblement de terre du Wenchuan dans la province du Sichuan.
"Nous arrivons dans la ville de Yingxiu où vous pouvez photographier le collège (environ 53 morts) et l’école primaire (environ 250 morts) de Xuankou".