© Sacha Van Dorssen
A cette occasion Actuphoto a eu la chance de rencontrer une grande dame.
© Sacha Van Dorssen
Pourquoi ce titre, Sensibilité 64 ASA ?
Vous savez, la sensibilité des films kodachrome est exprimée en ASA. Il y a des films rapides. D'autres moins. Ce film est assez mythique. D'abord car il n'y en a plus. Il était développé par Kodak. J'ai toujours eu cette pellicule dans mon appareil de reportage. Il fallait exposer un peu au pif. Comme on ne peut pas intervenir, c'est très décisif. Cela vous oblige à bien exposer car toute erreur est fatale. Donc parfois vous loupez les photos, c'est normal (rires) ! Et parfois il y en a qui sont juste pile poil bien. Le mot sensibilité a aussi...
… une double signification ?
N'est-ce pas ? Mais je voulais faire quelque chose de plus ample avec ces photos là.
Françoise Bornstein, commissaire de l'exposition, vous a poussée à montrer vos images. Elle se demandait ce que vous faisiez en dehors de la mode mais au départ vous ne vouliez pas exposer. Est-ce de la pudeur ?
Il ne s'agit pas de pudeur. J'ai peut-être envie de faire quelque chose de plus large. Mais c'était bien de commencer avec le Maroc. Les gens s'attendent à des photos de mode de moi. Ils seront peut-être déçus.
Il y a beaucoup de moments volés dans cette exposition. Recherchez-vous « l'instant » en photographie ?
Il est plutôt question d'une rencontre et, en général, quand les gens regardent ou qu'ils sont sur la photo c'est parce que je l'ai faite pour eux. Je leur donne le cliché après. Mon but n'est jamais d'exposer. Je sais que je peux les photographier et que personne ne le fera alors autant leur faire plaisir, et ce, une fois qu'on a confiance l'un dans l'autre. Car les gens n'aiment pas être photographiés. Mais c'est vrai, qui aime être photographié ? Ça vous plait vous si tout d'un coup on braque un appareil sur vous ? On vous vole quelque chose. Je trouve que les gens ont raison. Nous on arrive parce qu'on a les moyens de se payer un avion et on débarque avec notre truc. On dirait qu'on est dans la forêt et qu'on voit des lapins. C'est la chasse. C'est cruel, non ?
Comment avez-vous fait pour retrouver ces gens ?
Je vis dans une ferme. Je connais ces gens. Ils n'habitent pas loin de chez moi. Ce sont des membres de ma famille, des amis ou encore des amis d'amis.
Connaissiez-vous l'homme avec son étal de fraise ?
Non, c'est une autre histoire. On s'est arrêtés avec la voiture. J'étais avec des amis. Je vois cet homme avec sa boutique et je me suis dit : « Non mais franchement quand on voit les boutiques chez nous, Chanel, Vuitton quelle simplicité, quel respect de l'environnement ! Il a cinq fraises, c'est magnifique. » Il y avait juste une lumière qui rasait les fraises. C'était poétique, presque biblique avec son petit chapeau rouge et ses fraises. Je me suis dit : « J'adorerais faire une photo mais si je prends mon appareil, il va être agressé. Qu'est ce que je fais ? ». Je lui ai demandé si il était d'accord pour que je le photographie. Il a commencé a bougé alors j'ai fait non de la tête et il a compris qu'il ne fallait pas bouger. C'est tout une gestuelle. J'étais loin, très loin. J'ai fait la photo puis je suis allée prendre les fraises. Il y a eu un échange. C'est plus joli que donner de l'argent. Et puis tout ce langage avec les gestes ça fonctionnait, c'était très satisfaisant (rires).
Qu'en est-il de ces jeunes femmes qui déjeunent dans l'herbe ?
Ces jeunes femmes travaillent dans une ferme que je connais bien. Elles me connaissent. Je suis passée, je me suis dit « Mon dieu que c'est joli ». Cela a quelque chose du dernier repas. Les apôtres. Ce sont des femmes mais également des apôtres nouvelle version (rires). Les « apotresses ». Quant à la fille avec la bicyclette : quand je l'ai vue, j'aimais déjà la mode. J'ai vu le vêtement et je me suis dit que c'était beau de faire ce jaune sur ce rose ! J'avais envie de voir ça sur les podiums ! Il y a des contrastes très forts. Là j'ai vu de loin et j'ai un peu attendu que personne ne soit devant l'appareil. J'ai été très discrète. Elle ne pose pas et ne me voit pas. De dos les choses sont souvent très belles.
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Notamment cette photo où des jeunes filles portent des paniers. Seule une jeune enfant se tourne.
Ça aussi ce sont des « moments ». J'étais dans une autre partie de cette ferme et elles savent que j'habite là. Les autres ne faisaient pas attention, il y a juste la petite qui se tourne. Il y a un échange humain qui peut être sincère et lumineux. Cela n'a rien avoir avec l'argent. Ce sont des moments de grâce.
Recherchez-vous cette grâce ?
Oui, j'aime bien embellir la vie. Je vis un peu faussement. (rires). J'ai du mal avec la dureté de la réalité. Je n'aime pas tellement la montrer contrairement à d'autres photographes qui le font.
Vous êtes photographe de mode. Votre métier est-il différent aujourd'hui dans son approche ?
Eh bien, on est dans une période tellement différente, on est en numérique, on n'est plus en argentique. La rédaction a moins de liberté aujourd'hui, elle est plus calée sur la publicité. On n'avait pas forcément des vêtements d'annonceurs. On était moins obligés de citer les marques.
Quel conseil pourriez-vous alors donner à ces jeunes photographes de mode souhaitant, comme vous, prendre des clichés en extérieur ?
Je dirais : allez-y faites des photos ! Faites que ceux qui vous ont demandé les photos soient contents ! C'est ça le principal. Ce n'est pas profond le changement dont je parle : entre temps on n'a pas eu six bras et deux têtes, on est pareil (rires). Aujourd'hui, toutes les difficultés qu'on avait sont quand même devenues plus simples : la mise au point automatique, l'exposition. Nous, on partait dans un pays faire des photos, on faisait parfois plus de 100 rouleaux et on ne voyait rien. C'était quand même angoissant...
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Cela vous demandait beaucoup de travail et de concentration ?
Oui. On gaspillait beaucoup de pellicules, en tout cas moi (rires) ! J'avais besoin de faire vivre quelque chose à mon mannequin et d'arriver a un moment qui me paraissait possible, réel. Quelque chose devait se passer. Le problème avec les photos de mode c'est qu'on vous les commande. Ce n'est pas comme les photos accrochées à la galerie que personne n'a demandées. J'ai eu envie de faire ces photos. Souvent, ce n'est pas posé. Souvent, c'est juste une photo volée prise sur le vif. Au Maroc c'est difficile, les gens n'aiment pas trop être pris en photo. J'ai souvent pris de dos ou d'une façon particulière grâce à laquelle je ne risquais pas de gêner la personne.
On se demande souvent pourquoi ces personnes sont de dos. Est-ce volontaire ?
Oui. Si vous demandez à une personne de la prendre en photo et qu'elle vous répond oui, il y a le risque que l'instant parte. Avec un mannequin c'est très différent. Vous voyez un rayon de soleil mais vous ne pouvez pas prendre la photo car on est en train de la maquiller et la coiffer. Et une fois la robe mise, elle reste assise pendant une heure et demie. Elle n'a plus de vie. Et on me dit « Voilà le mannequin est prêt » alors je dois tout d'un coup faire la photo. Mais ce que j'ai vu de beau est passé alors il faut vivre un peu, il faut courir un peu, il faut marcher un peu dans ce vêtement pour tout d'un coup trouver un moment qui paraît logique et acceptable.
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Il n'y a aucune mise en scène pour toutes vos photos de mode ?
Non. Même si je me suis fait une idée, je vois avec mon appareil que ce n'est pas ça. C'est terrible parce que le vent est parfois contraire à la lumière. Si la jupe vole bien la lumière est moche, si la jupe vole mal la lumière est bien... On fait une pièce qu'on ne répète pas alors on a l'air un peu bête (rires) ! Vous avez quand même toute votre équipe dans votre dos, vous commencez et ça n'a l'air de rien. Ca se voit, tout le monde le voit et vous avez l'air d'une nouille. Puis, tout doucement, il y a un petit mouvement et on est là. C'est un moment de grâce qui passe et on fait clic. On sait que c'est le bon moment. C'est un cadeau qui tout d'un coup vous tombe dans l'appareil. Mais les premiers rouleaux que j'envoyais au labo... j'avais quand même un petit nœud dans l'estomac.
Vous recherchez l'harmonie entre le mannequin et la Nature. Que se passe-t-il sans cette harmonie ?
Une image ce n'est pas que le mannequin et la robe pour moi. D'abord, il faut savoir faire une photo. Ensuite le mannequin m'attire. J'aime bien qu'elle soit belle, la plus séduisante possible. Belle c'est bien mais séduisante c'est plus important. Enfin, il fallait qu'on voit le vêtement afin que, si la personne s'intéresse à la mode, elle puisse voire ce qu'il se passe. J'essayais d'être très claire sur le vêtement.
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Qu'est-ce qui caractérise vos photos selon vous ? La lumière ? L'harmonie ?
Je cherche une image qui a une osmose. J'essaye de trouver quelque chose d'harmonieux entre le vêtement et le lieu. Quand je n'aime pas les vêtements - parce que évidemment je n'aime pas tous les vêtements - j'essaye de trouver des circonstances où je ne les vois pas. J'essaye de les rentrer dans un cadre qui ne me gêne plus. Je ne l'aurai pas choisi ce vêtement mais j'essaye de le noyer grâce aux autres éléments de l'image. Alors, si on veut le voir on le voit mais ce n'est pas la première chose qui va vous sauter aux yeux. C'est plus l'harmonie de la photo. Le but de mon existence en étant photographe de mode est de prendre une bonne photo, et non pas de prendre uniquement une image de mode.
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Propos recueillies par Caroline Vincent le 20 novembre 2014.