Couverture Pipeline
L'ouvrage est divisé en trois parties et relaie la narration d'Isoke Aikpitanyi, ancienne victime de la traite humaine, aujourd'hui auteure de deux livres : Le ragazze di Benin City avec Laura Maragnani (2007) et 500 storie vere (2011). Elle raconte : « La traite n'est pas seulement un problème de sexe, de putes et de clients. La traite est avant tout une affaire colossale. Un business. C'est un esclavage qui rapporte un tas d'argent, et cet argent est partagé entre les Blancs et les Noirs d'un commun accord. »
De ce business, on ne verra que quelques photos floues : deux hommes en chemise, un sourire satisfait sur les lèvres ; des policiers verbalisant une prostituée dans la forêt (son client a disparu) ; une bande de jeunes hommes, chaîne en métal autour du cou. Leur posture est agressive, menaçante. Il y a aussi les dealers et les faux pasteurs qui, tout en faisant montre de regretter ce commerce humain, invitent les Nigérianes à « tenir leurs promesses » et continuer d'envoyer l'argent de la prostitution à leur famille.
Et puis il y a tous ces lieux glauques où l'absence d'âme qui vive en dit long : une chaise en plastique sur le bord d'une nationale dans un jour sans lumière suggère le tapin de la nuit précédente. Beaucoup de photos sont prises en extérieur, dans des champs de maïs, des arrière-cours jonchées de fauteuils en loque. La prostitution ne laisse pas de répit à celles qui la pratiquent.
© Elena Perlino
Pourtant, ce qui frappe à la lecture de Pipeline, c'est l'absence d'images de sexe. La plupart des clichés montrent si ce n'est une entraide féminine, du moins une vie communautaire. Les filles sont photographiées là où elles sont logées. La vie diurne s'organise autour d'une routine bien huilée, autour des soins donnés aux corps abîmés par la nuit. Pas d'amitiés pour autant : « Ne crois pas que, juste parce qu'elles sont dans la même misère, les filles peuvent être amies. Oublie cela », écrit Isoke. Pour survivre, toutes les trahisons sont permises.
© Elena Perlino
© Elena Perlino
Car la vie de ces femmes ne tient qu'à un fil. Il suffit que l'une d'elles refuse de travailler, et son cadavre sera retrouvé (ou non) dans les jours qui suivent. C'est arrivé à Itohan, battue à mort puis abandonnée dans un cabanon. Son corps a été retrouvé plusieurs mois plus tard, à moitié dévoré par les rats. Elle avait vingt ans et voulait quitter le métier.
© Elena Perlino
Cependant, l'oppression de la mafia ne pourrait fonctionner sans le soutien des familles des victimes, leurs premiers exploiteurs. Qu'elles vendent leurs filles ou qu'elles acceptent le pacte tacite de prostitution, les familles les plus nécessiteuses recoivent mensuellement la dîme durement gagnée par leurs filles en Italie. Isoke brosse un portrait à charge de l'hypocrisie ambiante à Bénin City : tout le monde sait, mais personne ne parle.
Sous la pression de rites religieux (les femmes doivent prêter le serment de soutenir financièrement leurs proches restés au Nigéria), elles acceptent l'inacceptable : un voyage interminable jusqu'en Europe, des dettes accablantes allant jusqu'à 60 000€, des mauvais traitements, des viols... « À partir du quatrième, tu arrêtes de compter » confie Isoke.
Ce qui produira le déclic chez la jeune femme, c'est une conversation avec l'une de ses petites sœurs. Alors qu'elle aussi souhaite vivre le « rêve » européen, Isoke la met en garde et finit par lui faire le détail de son quotidien : une moyenne de cinq clients par nuit, des agressions, l'absence de liberté. C'était la première fois qu'elle parlait, une libération.
© Elena Perlino
Bien sûr, les prostituées étrangères ont la possibilité de recourir à des centres d'aide. Toutefois, la peur des représailles arrête la plupart d'entre elles. D'autre part, ces centres qui fonctionnent avec un système de couvre-feu dégoûte presque autant ces femmes que leur asservissement à la mafia : pour elles, ces centres ne sont qu'une autre prison.
Au quotidien, les Nigérianes perpétuent un mode de vie africain en reproduisant des habitudes prises dans leur pays d'origine (nourriture, rythme de vie). C'est la source d'un autre commerce mafieux qui revend aux immigrées des aliments achetés au Royaume-Uni à prix d'or. Tout, dans la vie de ces esclaves modernes, peut être monnayé. « Il en faudrait peu pour qu'ils te fassent aussi payer l'air que tu respires » s'indigne Isoke.
Pour autant, et c'est peut-être là tout le paradoxe, Isoke se dit « heureuse ». Le contexte socio-économique du Nigéria explique en partie cette affirmation : tout plutôt que rester là-bas. Peut-être aussi que l'heureux retournement de fortune qu'a vécu Isoke adoucit ses peines passées. Toutefois, il ne s'agit ni d'oublier ni de pardonner : l'engagement contre la prostitution apparaît dans le discours de la Nigériane comme le seul remède possible à un mal dont les racines se partagent entre l'Europe et l'Afrique. Isoke Aikpitanyi et la photographe Elena Perlino, par leur témoignage, posent une première pierre à l'édifice du refus de la traite humaine, mais il reste beaucoup à construire.
© Elena Perlino
Fiche technique
ISBN : 9791092265163
Titre : Pipeline, la traite humaine en Italie
Auteur : Elena Perlino
Éditions : André Frère
192 pages
Prix : 29,50€
Marie Beckrich