© Darcy Padilla/ Agence Vu
« Il y a des Julie partout dans le monde... »
Darcy Padilla rencontre Julie Baird pour la première fois en 1993. Cette dernière loge avec son compagnon et sa fille de huit jours, Rachel, à l'hôtel Ambassador. Une sorte d'annexe pour hôpitaux surchargés qui loge dans de minuscules chambres des personnes séropositives particulièrement démunies. C'est la première famille qu'elle rencontre dans cet endroit. Elle leur demande immédiatement de faire partie de son projet photograhique. Ils acceptent, et ce jour là Darcy prend deux photos. Elle repart le coeur battant en espérant pouvoir devenir plus proche d'eux. L'aventure durera vingt et un ans.
Ce travail hors-normes s'est d'abord appelé le July Project. L'ouvrage Family Love en est la synthèse. La neutralité, quasi scientifique du titre initial, a fait place au subjectif et à la douceur. Doux comme le tatouage dont il s'inspire, celui qui orne le bras de Jason, épelé dans la langue des rues : FAMLY. La réalité photographiée n'a pourtant pas changé. Loin de là. Et si quelques îlots d'espoir et de tendresse émergent parfois, c'est souvent pour mieux disparaître sous les flots noirs-profonds d'une misère totale. Celle à qui tous les adjectifs peuvent s'ajouter et s'interchanger : sociale, sanitaire, sexuelle, corporelle, culturelle. Universelle. « Ce qui est intéressant avec Julie, c'est qu'elle n'est pas unique, il y a des Julie partout dans le monde et je sais que c'est une histoire difficile et qu'il est dur parfois pour les gens de la comprendre. Mais c'est la réalité et nous avons besoin de nous y confronter et de mieux la comprendre. L'universalité du projet va bien au-delà des Etats-Unis » nous confie la photographe.
© Darcy Padilla/ Agence Vu
Un vrai travail photographique
Le travail de sélection a été titanesque. Difficile de condenser vingt ans de photo, vingt ans de vie, dans un simple livre. Darcy Padilla a d'abord scanné un millier d'images, puis elle a écrémé au fur et à mesure, de 700 à 500, puis de 250 à 95. « On veut que tu fasses le livre dont tu as envie » l'encourage Jocelyn Rigault, directeur des éditions La Martinière. Paul Fusco, photographes chez Magnum, l'a beaucoup soutenue dans son travail, et Gilles Peress aussi. Deux photographes qu'elle admire et qui s'ajoutent à une longue liste : Joseph Koudelka, Eugene Richards, William Eugene Smith, Willliam Klein, Paul Strand, Lewis Hine... : « Je suis toujours très impressionnée par les gens qui continuent leur carrière, comme Eugene Richards, c'est juste magnifique, son dernier projet... ».
Sa photographie murit au fil des pages, elle se précise et s'affirme dans des noir et blanc de plus en plus fascinants. Ces derniers se sont imposés d'eux-mêmes, pas vraiment un choix esthétique puisqu'en 1993, selon Darcy, il était difficile de pousser la couleur : le résultat était horrible ! En tant que photographe documentariste, elle travaille à la lumière naturelle et n'utilise pas de flash. Pendant l'expérience Family Love, le numérique a fait son apparition mais elle a continué à l'argentique, cette fois-ci par souci d'esthétisme. Padilla n'est pourtant pas une puriste ou une intégriste de la pellicule, elle adore ses appareils numériques et nous avoue avec des étoiles dans les yeux, presque le rose aux joues : « J'ai un monochrome noir et blanc de Leica, et c'est comme un nouvel amour, c'est merveilleux... Si j'avais rencontré Julie maintenant j'aurais utilisé un appareil numérique, O mon dieu, je n'ose imaginer ce que j'aurais pu faire dans ces pièces ! ».
© Darcy Padilla/ Agence Vu
Une mort naturelle sans lumière artificielle
L'équilibre entre travail objectif et implication personnelle est délicat. Tout se confond. Tout s'oppose aussi parfois. On reste saisi, parfois gêné, par le contraste entre le côté parfois clinique de l'écriture, les descriptions détaillées des mauvaises odeurs par exemple, l'utilisation de certificats (celui qui annonce la mort de Julie : "Lieu : Palmer Dossier 10-92362 Type : Mort naturelle"), et la puissance déchirante des photographies. Padilla précise qu'elle est photographe documentaire et qu'une partie essentielle de son travail est donc de rassembler le plus d'informations possibles sur la vie de Julie, en l'occurrence les rapports de police, d'hopitaux, de services sociaux...
« J'ai continué à photographier parce que c'était ma responsabilité. »
Plus qu'un devoir, ce projet est une promesse. Lorsque Darcy demande à Julie de faire partie de cette aventure, elle lui promet tacitement de faire ce qu'elle a à faire jusqu'au bout. Elle ne se détournera pas de sa mission. Et lorsqu'on lui demande si elle a été tentée de poser parfois son appareil photo, la réponse est sans appel : « Cette éventualité ne m'a même pas traversé l'esprit. Quelqu'un m'a donné la permission et m'a dit "Oui je veux que tu photographie ma vie". Quelle incroyable responsabilité ! Mieux vaut ne pas la gâcher ! » Mais la photographe ne fait pas croire pour autant que photographier Julie sur son lit de mort, jusqu'à son dernier souffle, a été quelque chose de facile. Bien sûr qu'elle n'aurait pris aucun cliché si Julie le lui avait demandé, bien sûr qu'elle serait quand même rentrée dans cette chambre pour être à ses côtés alors qu'elle était en train de mourir.
Darcy Padilla se considère-t-elle comme un membre de cette "Family" ? Elle répond oui, d'une manière étrange elle est elle-aussi une part de ce projet parce qu'il parle de gens auxquels elle était attachée, en particulier les enfants : « Quand tu es jeune photographe, tu penses que c'est ton histoire mais ce que tu apprends c'est que ce n'est pas ton histoire c'est celle de quelqu'un d'autre et qu'ils te l'ont juste donnée et que si tu es assez chanceux, tu pourras la raconter, si tu es assez chanceux... »
© Darcy Padilla/ Agence Vu
La photographie sociale façon Padilla
Darcy Padilla aurait-elle inventé un nouveau format, celui d'une photographie sociale ultra intime ? Quand on lui demande si elle considère que son travail est politique, la réponse n'est pas claire. Elle n'aborde pas les choses de cette manière, se défend-elle. Elle voulait que ce soit plutôt une documentation personnelle, pour les enfants de Julie notamment. Puis rapidement elle précise : « Je pense qu'il y a des choses très politiques au sujet de la pauvreté, dans le fait d'être pauvre, dans l'inégalité salariale et dans toutes ces choses mais je n'ai pas abordé ces sujets en étant politique. Toutes ces questions sont difficiles et j'aimerais les voir changer dans toutes les sociétés mais mon approche était beaucoup plus celle d'essayer de comprendre ce que c'était d'être Julie, ce que c'était de mener et de vivre sa vie. On a une meilleure compréhension du sujet plutôt qu'une interprétation peut-être plus superficielle des choses. Donc c'est probablement politique ! »
La photographe ne cherche pas à outrepasser les limites de sa profession, à surestimer son pouvoir et son influence : « Je ne sais pas si je peux dire que je suis une voix ou un œil pour les gens, je sais seulement que je photographie les choses qui me tiennent à cœur, les choses que je veux comprendre et au sujet desquelles je veux répondre à des questions, pour moi-même. Ce peut être des choses dont je pense qu'elles ne sont pas bien mais que je veux comprendre plus, je choisis les sujets parce qu'ils sont importants pour moi. »
L'écrivain Emmanuel Carrère offre au livre une "préface" de quelques pages, Julie & Darcy, où il parle de l'histoire de ces deux jeunes femmes qui ont finalement grandi ensemble, pour le meilleur et surtout pour le pire. Carrère dit de Padilla qu'elle est une journaliste qui a pour mission de témoigner : « J'ignore si je me définirais de la sorte mais je suis d'accord. Vous savez, au tout début du projet, Julie et moi avons décidé que nous dirions son histoire parce qu'il apparaissait plus que probable qu'elle ne serait bientôt plus là pour la raconter à Rachel, Tommy n'était même pas né à l'époque... et donc, pour rire, elle m'appelait toujours sa photographe personnelle ! La condition pour commencer à être proche a été que je sois capable de créer une "archive de vie", pour qu'elle puisse avoir une conversation avec ses enfants, sur les raisons qui l'ont poussée à les abandonner, sur qui elle était et d'où elle venait et à quoi ressemblait sa vie. Donc oui, d'une certaine façon je témoigne, je fais de mon mieux pour enregistrer des documents. »
Darcy Padilla va où personne ne veut aller. Au fond des cravanes pourries, des appartements insalubres, des chambres d'hôtels sordides, qui sentent la mort et les excréments : « La plupart des endroits où je vais, les gens n'y vont pas et c'est pour ça que c'est important. On a besoin de voir ces choses parce qu'on a besoin de penser à ce que nous sommes dans ce monde ». En ce moment, elle travaille sur une discussion visuelle au sujet de l'inégalité des revenus : « Cela consiste à regarder ceux qui ont et ceux qui n'ont rien mais dans des endroits où il y a une richesse extrême et une pauvreté qui l'est tout autant, et je suis intéressée par l'extrême pauvreté. » Encore et toujours cette obsession pour le dénuement, l'indigence. Pourquoi ? « Parce que je pense que dans un monde où il y a tant d'argent, les choses pourraient juste être différentes ! »
© Darcy Padilla/ Agence Vu
"Un monde d'opportunités"
La dernière phrase est évidemment pour Julie. « J'essaie de me souvenir de toi, et tout ce que je vois ce sont les photos dans ma tête ». Les souvenirs ne sont plus que des photographies pour Darcy.
« Lorsque quelqu'un meurt, on ne peut plus le voir et les souvenirs commencent à disparaître... Les seuls qui vous restent finalement sont les photographies que l'on associe à des moments précis. Je ne peux plus retrouver un simple souvenir d'elle, alors ce que je vois, ce sont les photographies que j'ai prises et avec lesquelles je joue dans ma tête quand j'essaie de penser à elle. C'est pour cela que les photographies sont très puissantes, elles sont un merveilleux registre pour garder quelqu'un en vie, c'est tout l'objectif de ce livre. »
Elyssa hante les dernières pages du livre. La fillette et L'Alaska. L'espoir d'un horizon enfin visible peut-être ? Après la mort de sa mère, elle finira pourtant par rejoindre une famille d'accueil.
Julie Baird avait été abusée par son beau-père et vivait dans la rue depuis ses quatorze ans. Darcy Padilla ne veut pas que l'histoire se répète. Elle continue encore maintenant de veiller sur la petite : « Pour moi maintenant, je veux voir ce qu'il se passe avec elle et être certaine qu'elle a une bonne vie et des parents très aimants qui lui offriront un monde d'opportunités... »
© Darcy Padilla/ Agence Vu
Emilie Lemoine
Family Love, de Darcy Padilla, texte d’Emmanuel Carrère En coédition avec la revue 6Mois
28 x 23 cm – 336 pages – 62 €