© Patrick Zachmann / Magnum photo
Son dernier ouvrage, Mare Mater, croise le destin de ces jeunes garçons partis d'Afrique pour l'Europe, avec celui de sa mère qui fit le même voyage il y a soixante ans.
C'est aussi un journal d'enquête mené en Algérie, «à la recherche des racines de [s]a mère, celles qu'elle a voulu oublier ».
Actuellement exposé à la Magnum Gallery, nous avons eu la chance de rencontrer Patrick Zachmann
Vous aviez déjà une longue carrière avant Mare Mater. Vous avez commencé par traiter des sujets d'actualité. Pourquoi avoir arrêté par la suite?
Mes sujets d'actualité, c'était presque des accidents de parcours et une façon de gagner ma vie au début de ma carrière. Mais ça ne m'a jamais passionné. J'ai besoin de temps et les rares fois où j'ai été confronté à l'actualité, comme en Iran avec le retour de Khomenei (Révolution iranienne de 1979, ndlr), j'ai compris que je n'étais pas fait pour ça car la première qualité qu'on attend d'un photographe de news, c'est d'être rapide et de renvoyer les films à temps, ce que je n'avais pas fait (rire). Ça m'a servi de leçon et j'ai quitté le terrain de l'actualité.
Vous êtes surtout connu pour avoir traité les thèmes de l'immigration, l'identité et la mémoire. Pourquoi vous consacrer à ses trois domaines ?
Mes vrais sujets sont surtout l'identité et la mémoire. L'immigration, c'est parce que j'ai un parcours de fils et de petit fils d'immigrés et que ça m'a toujours intéressé, notamment la problématique de l'intégration ou de la non intégration, qui d'ailleurs débouche souvent sur une désintégration. Mon livre est intéressant pour ça parce que l'immigration est liée aux problèmes d'identité et de mémoire. J'ai moi-même un problème de mémoire. J'ai des pans entiers de mon histoire dont je ne me souviens pas : à la maison il n'y avait pas de photos, et donc, des années après j'ai compris que je suis devenu photographe, non pas comme je le pensais naïvement pour changer le monde ou par engagement politique mais pour me reconstituer ces images manquantes de ma vie, ces albums de famille que je n'ai jamais eus... J'ai vraiment utilisé la photo comme une auto-analyse, comme une façon d'aller mieux et parce que j'avais besoin de comprendre des choses sur le monde, sur moi-même et sur mon histoire, mon identité.
Aujourd'hui vous présentez l'exposition Mare Mater, qui est avant tout un livre et un film. Vous pouvez nous expliquer la démarche ?
Comme on l'a dit, je m’intéressais aux migrants, j'avais commencé un travail à Malte et en Grèce. Je faisais aussi cela dans le cadre de la commande carte blanche du MUCEM* (photos et film) et cela m'a donné envie de croiser ces récits modernes de jeunes migrants avec ma propre histoire : ils sont en réalité des jeunes fils qui traversent la Méditerranée et quittent leur mère. Or Il y a soixante ans ma mère a fait le même voyage, au même âge, et pour les mêmes raisons : fuir la pauvreté, aider ses parents et aussi parce qu'elle en avait assez d'être la-bas, dans ce "petit trou" comme elle disait, elle voulait voir du pays, elle rêvait de se marier avec un Français. C'est le mythe et le fantasme de l'ailleurs, de la France, un pays plus riche, plus moderne, plus libre. Et les migrants partent pour les même raisons aujourd'hui. Mon livre est un journal, avec trois fils de lecture qui se croisent : le fil des migrants, celui de ma mère et un autre plutôt "journal photographique", sur les difficultés que je rencontre, comment photographier et rendre compte du monde, de la réalité.
Patrick Zachmann,
Lampedusa 2011 © Patrick Zachmann/Magnum Photos
Le fait que les migrants partent pour les mêmes raisons depuis soixante ans, est-ce quelque chose que vous saviez et que vous vouliez montrer ou bien l'avez vous découvert avec Mare Mater ?
Un peu les deux en réalité. J'avais déjà croisé le destin de jeunes migrants. Je savais pourquoi ils partaient, que ce soit pour des raisons économiques ou politiques mais quand même, derrière tout ça, il y a là aussi ce fantasme, cet air de liberté, de voyage et d'un autre mode de vie. Donc j'ai quand même découvert des choses : je me suis aperçu que pour ces jeunes, qui pour l’immense majorité sont des garçons, ce n'était pas que ça. Ils ne le disent pas mais c'est aussi pour s'émanciper de leur mère : ils traversent la mer pour s'affranchir de leur mère.
Pourquoi veulent-ils autant s'en affranchir ?
Dans la culture judéo-arabe, les fils sont très attachés à leur mère et elle est omniprésente et très possessive. Dans cette culture arabe et musulmane, il y a quand même plein d'interdits, plein de tabous et les jeunes sont un peu prisonniers d'un cadre de valeurs traditionnelles très contraignantes. Ils ont un rôle viril à accomplir et à assumer mais en même temps ils ne peuvent pas avoir de relations sexuelles sans se marier par exemple. Il y a beaucoup de frustration. Ils rêvent d'aller en Occident et en France pour vivre quelque chose d'autre mais ils ne vous le diront pas forcément. Le discours classique est très présent, c'est celui que l'on a envie d'entendre : « je suis pauvre et persécuté », ce qui est vrai, il y a beaucoup de chômage, de corruption mais ce n'est pas tout. Et ce rapport à la mère et aux traditions, m'a finalement renvoyé à ma propre mère et aux rapports que j'ai pu avoir avec elle : j'ai eu une maman très aimante, généreuse, mais extrêmement possessive, et finalement un peu tyrannique.
Patrick Zachmann,
Oussama, 19 ans, candidat au départ. Zarzis, Tunisie 2011 © Patrick Zachmann/Magnum Photos
Donc vous avez commencé à « travailler » sur votre mère...
Je me suis intéressé à elle en tant que migrante. Je faisais un film sur elle et en même temps je faisais ce film pour le MUCEM sur les migrants. Au bout d'un moment ça m'a paru évident de les croiser. Pour un artiste, le sujet le plus difficile c'est celui de sa propre famille. C'est beaucoup plus facile de photographier la douleur des autres, que les siennes. M'attaquer à un travail sur ma mère, alors qu'elle était très âgée, qu'elle commençait à perdre la mémoire et même la tête, c'était très dur. En fait, affronter seule ma mère, en direct, j'aurai eu du mal. J'avais besoin de cet aller-retour, entre elle et les migrants.
Teaser du film Mare Mater de Patrick Zachmann
Le sujet de l'immigration est très politique, que pensez vous des débats actuels sur les politiques migratoires ?
Il y a une Realpolitik à avoir la dessus et autant la gauche que la droite ont échoué. La droite a essayé d'une façon très musclée, mais en même temps avec beaucoup d'hypocrisie : il y avait la fermeté mais ils savaient qu'on avait besoin de l'immigration. De l'aute coté, il y a un discours en France et notamment à gauche, bien pensant, consensuel que je trouve assez insupportable parce que ce sont des gens qui ne connaissent absolument pas les migrants, qui ils sont, pourquoi ils viennent et ce qu'il veulent faire ici. On entend souvent : « A droite, ce sont des salauds et des fachos », parce qu'on a renvoyé dans leur pays d'origine des clandestins sans papiers. Quelque part, c'est la règle du jeu. Je sais plus quel homme politique de gauche a dit « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (Michel Rocard, ndlr**) mais c'est ça. C'est impossible.
Patrick Zachmann,
Des jeunes clandestins iraniens sont interceptés par les gardes côtes. Grèce 2009 © Patrick Zachmann/Magnum Photos
Il faudrait faire quoi selon vous ?
Moi je suis pour une immigration choisie, ce n'est peut-être pas le bon mot mais en tout cas réglée et pensée. Parce que recevoir et accueillir tous les migrants, comme ceux que j'ai connus, d'Algérie, de Tunisie, du Maroc ou même de l'Afrique subsaharienne, qui n'ont aucune qualification et souvent ne savent pas parler français... Comment voulez-vous qu'ils trouvent du travail en arrivant ? C'est tellement difficile, certains s'accrochent et y arrivent mais il y a énormément de chômage en France. Donc c'est un peu une voie sans issue. A la fois pour nous et pour eux. Parce qu'il n'y aura pas de travail pour eux, surtout s'ils n'ont pas au moins une qualification. Je pense qu'il y a des pays qui ont été plus intelligents en matière d’immigration.
Vous pouvez nous parler plus en détail des migrants que vous avez suivi ?
J'ai surtout suivi quatre migrants. Il y en a deux, Issam et Walid qui avaient absolument envie de réussir et de s'intégrer. Issam par exemple a fait une formation de peintre en bâtiment. Je l'ai suivi pendant plus d'un an et demi et je l'ai vu progresser. Maintenant il a du travail, il fait une formation et a appris le français qu'il parlait pourtant très mal. De son coté, Walid a choisi une autre voie mais avec cette même volonté d'intégration. Moi je viens d'une famille juive, pauvre, à la fois algérienne et polonaise mais j'ai été éduqué dans cet esprit républicain, de respect des lois et dans la volonté de s'intégrer. Ce qui ne signifie pas se dissoudre complètement. Aujourd'hui on a énormément de problème parce qu'il y a pas mal d'émigrés ou d'enfants d'émigrés qui ne veulent pas s'intégrer et dont les parents n'ont pas transmis cela. Dans mon livre par exemple, il y a Nizar, qui dès le début n'avait pas envie de s'intégrer. Il était venu pour faire des trafics, il avait son petit réseau, ses petits contacts et moi j'ai essayé de l'aider, de le mettre sur la voie de la formation, d'apprendre le français, je lui ai donné la possibilité de faire tout ça mais il ne l'a jamais fait. Et finalement c'est celui qui a disparu, qui s'est très mal comporté vis-à-vis de moi et de ses parents, parce qu'en réalité c'est un petit voyou. Et il ne faut pas avoir peur de le dire : Il y a beaucoup. Mais on a peur de le dire, car d'un point de vue de gauche, ça ne se fait pas. Ce n'est pas politiquement correct. Il y a des immigrés qui veulent bosser, s'intégrer et d'autre pas, et c'est avec eux qu'on a des problèmes.
Vous avez toujours travaillé sur le temps long, par exemple à Marseille vous aviez fait un reportage sur les quartiers nord dans les années 1980 auprès de jeunes de 15-17 ans. Vous les avez retrouvés et interviewés en 2007 alors qu'ils ont maintenant la quarantaine. Vous pensez faire la même chose avec ces trois ou quatre migrants ?
Je ne crois pas... Après je reste prudent, j'ai parfois dit que je ne reviendrai pas sur un sujet et en fait si. Je pense qu'en tant qu'artiste on est obsédé par les mêmes sujets et même si on change un peu la forme, ou l'approche, finalement on y revient. J'ai l'impression non pas d'avoir fait le tour, parce qu'on a jamais fait le tour, mais je crois avoir dit et montré ce que je voulais. Je suis fatigué aussi car ce sont des sujets très durs, où l'on perd beaucoup plus d'énergie à gérer l'humain et nos rencontres qu'à prendre des photos.
Justement, comment faites-vous pour travailler avec des migrants qui sont dans des situations difficiles et pour vous faire accepter?
Si je prends l'exemple de Mare Mater ça été très difficile, parce que ces migrants sont dans une logique de survie. Ils raisonnent au jour le jour et n'ont pas de projection vers l'avenir. Nizar quand je l'ai connu, il dormait dans la rue. Comment voulez-vous convaincre quelqu'un comme ça de se faire prendre en photo, d'être interviewé sur une période de plus d'un an? Il y a toujours un décalage entre les intérêts des gens qui se font photographier et nos intérêts à nous, en tant que photographe ou artiste. Il y a une inégalité dans l'échange : le photographe prend - on prend beaucoup : des photos, leurs intimités, leurs histoires - et en échange, il ne donne pas grand chose.
A Marseille vous aviez réussi à être intégré et à travailler car vous aviez ce statut de professeur auprès des jeunes. Vous preniez mais vous donniez aussi (des cours). L'échange était plus juste. Ici, c'est plus compliqué...
Oui absolument, j'avais ce statut qui m'a beaucoup aidé. C'était l'originalité de cette expérience, et ça m'a servi de leçon éthique pour la suite. Après ça, j'ai toujours essayé de donner quelque chose en échange. Mais pour Mare Mater ça été beaucoup plus compliqué à justifier : « pourquoi vous voulez me prendre en photo ? pour faire de l'art ? pour faire une exposition ? » mais eux ça ne leur dit rien du tout. Donc en fait, il y a forcement un espèce de malentendu au départ ou un accord un peu bancal. Par exemple Nizar, s'il a accepté, je pense que c'était intéressé de sa part. Il ne me l'a pas dit mais je pense que ce qui l’intéressait, c'est le fait que j'étais Français, avec des papiers. J'étais journaliste en plus, avec ce statut de pouvoir dans sa perception. Et donc pour lui j'allais pouvoir l'aider à avoir ses papiers et peut-être de l'argent. Et c'est ce qu'il s'est passé beaucoup plus tard puisqu'il m'a demandé de l'argent et là ça a commencé à être plus compliqué parce que je ne paye jamais les gens que je photographie mais j'essaye de leur donner autre chose : je donne des photos, je peux évidemment essayer de les aider, à trouver un emploi etc. C'est ce que j'ai fait avec Nizar mais lui il s'en foutait d'avoir une formation ou de rentrer dans le rang, ce n'est pas ce qui l’intéressait. Issam et Walid, ils ont accepté parce que j'ai réussi à les contacter par le biais d'un centre de formation et j'avais convaincu le directeur et la juge de tutelle qui soutenaient mon projet. Il y a une relation humaine qui s'est créée, je ne dirais pas d'amitié, mais de confiance. En photographie documentaire, la relation humaine est évidemment essentielle et de la qualité des relations que l'on va avoir avec les sujets va découler celles des photographies : plus on va être proche et avoir la confiance des personnes que l'on photographie, meilleurs seront les photographies.
Patrick Zachmann,
Centre de détention de Takandja où les migrants clandestins restent entre six et dix-huit mois, Malte, 2009 © Patrick Zachmann/Magnum Photos
Patrick Zachmann,
Les parents d'Achref Bon Zomita, disparu en mer en février 2011, Zarzis, Tunisie 2011 © Patrick Zachmann/Magnum Photos
* Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée. Patrick Zachmann y a exposé du 29 novembre 2013 au 28 janvier 2014.
** La citation complète est " « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa part. ».
(Propos recueillis par Jérémy Maillet, le 31/10/2014)