© Gael Turine
Après la publication de plusieurs monographies, dont les plus connues portent probablement sur la communauté aveugle d'Afrique (Aveuglement chez Photopoche), ainsi que sur les cultes Voodoo (Voodoo aux éditions Lannoo), c'est en 2013 que Gael Turine entame son reportage sur un mur, qui sert désormais de «frontière» entre l'Inde et le Bangladesh.
A nouveau, et comme chacun des ouvrages Photopoche des éditions Actes Sud, les soixante-deux photographies qui composent le reportage sont introduites par un texte d'auteur. Ici, Marcello Di Cintio, journaliste plusieurs fois primé pour ses textes et essais.
Dans ces quelques paragraphes, Marcello Di Cintio permet au lecteur de se situer. Outre un contexte géostratégique délicat, l'auteur raconte également comment la barrière, construite en 1986, à l'initiative de la première ministre Indienne, représente davantage une frontière morale qu'une ligne officielle et politiquement utile. Initialement pensée pour stopper l'immigration de masse du Bangladesh vers l'Inde, la barrière frontalière qui sépare les deux pays est surtout l'incarnation d'un échec flagrant de diplomatie.
Gardée par la Border Security Force Indienne et la Border Guard du Bangladesh, le grand mur est la cause même d'un assassinat tous les cinq jours. Dans une atmosphère pesante, l'illégalité est reine. La misère environnante des villages frontaliers pousse les habitants à franchir la limite, au sens propre et figuré.
A vrai dire, cette introduction résume parfaitement ce que documente le photographe quelques pages plus loin: Trafic de drogues, marché noir, violence redoutable. Un cruel manque d'humanité et de justice en somme.
Gael Turine a photographié ceux qui risquent leur vie pour franchir l'interdit.
Des Bangladaises, passées illégalement en Inde, courent au pied du mur érigé le long de la ville frontalière de Hili. Elles ont acheté des marchandises indiennes (épices, bijoux, produits de beauté, médicaments…) qu’elles revendront au Bangladesh. Elles préfèrent effectuer ce type de passage en groupe afin de pouvoir s’éparpiller et s’échapper plus facilement si un soldat de la Border Security Force intervenait. © Gael Turine
Des enfants bangladais sont régulièrement engagés par des passeurs pour transporter la marchandise d’un point à un autre du mur-frontière ou même le franchir. Les risques encours sont immenses mais le maigre bénéfice, de l’ordre de un à trois euros par transport selon la valeur de la marchandise, les justifie pour ces enfants issus de familles pauvres © Gael Turine
« Ligne zéro »
Les images sont en Noir et Blanc, au format paysage, présentées à l'horizontal. Chaque fois, elles sont précédées d'une page vierge numérotée, sur laquelle est inscrite une légende détaillée. De cette façon, les visages et les gestes sont aussi des histoires, comme celle qui concerne «l'Affaire Fellani» à la page vingt: « Les gardes frontières ont interdit à Nour de bouger et d'aider sa fille. Elle criait, elle pleurait. Les soldats ont obligé le père à regarder mourir sa fille dont l'agonie a duré vingt minutes.»
C'est toujours le même décor qui revient. Un mur de briques excessivement haut, et la population des deux pays qui s'affaire aux alentours, tente pour diverses raisons de l'escalader, ou bien de traverser aux endroits où la clôture est défaillante. Hommes, femmes, enfants. La plupart des temps, parce que leur travail les y oblige, d'autres fois pour obtenir meilleur commerce, pour faire circuler des objets ou des denrées introuvables de l'autre coté du mur.
Arrivée depuis une semaine à Dacca, Jotona, 65 ans, y a rejoint son fils qui vit depuis trente ans dans ce bidonville dangereux, que traversent des trains. Démunie, elle vient de la région de Satkhira où ses deux autres fils, trafiquants d’épices, sont obligés de se cacher des gardes-frontières bangladais et indiens © Gael Turine
Dans la région de Balurghat, un soldat de la Border Security Force vérifie auprès d’un chauffeur de taxi l’identité de ses passagers.
Les gardes-frontières traquent les Bangladais passés illégalement en Inde © Gael Turine
Les corps soulèvent, portent. Ils souffrent souvent, se baissent et observent. Sur beaucoup de photographies, leur histoire est retranscrite par Gael Turine dans la légende. L'image correspond toujours, elle représente un instant fixe et porteur de vérité qui décrit des années, qui raconte près de trente ans de lutte interminable.
Dans la région de Krishnagaji, une jeune fille coiffe sa grand-mère dans l’arrière-cour d’une case qui jouxte la clôture. La famille vivait sur ce terrain avant la construction de la barrière. Du fait de la proximité du village avec la frontière, les soldats de la Border Security Force accusent régulièrement les villageois d’aider les Bangladais à la traverser © Gael Turine
Fait d'actualité récurent ces derniers temps, désastre économique et social, humain surtout, la barrière qui sépare l'Inde du Bangladesh est la métaphore d'un mal du siècle qui semble éternel.
Entre flou identitaire et absurdité géographique, cette clôture symbolise les échecs récurrents des flux migratoires, l'échec de dialogue aberrant qui contraint deux populations à se jeter la pierre, l'échec d'une cohabitation auparavant effective et naturelle, comme sur cette image, sur laquelle Indiens et Bangladais célèbrent ensemble Hakimpur, la fête de la saison des pluies, interdite au dernier moment par la Border Force Security.
Charlotte Courtois
Le mur et la peur : Inde-Bangladesh, photographies de Gael Turine, collection PhotoPoche
Editions Actes Sud
144 pages / Format 19 x 12,6 cm
13 euros