Rencontre avec une photographe qui a fait de la guerre son cheval de bataille.
Austria © Herlinde Koelbl
Pourquoi la photographie ?
J'ai commencé la photographie assez tard, je suis autodidacte. Quand j'ai découvert la photographie, c'était pour moi une véritable chance. J'ai eu l'impression que nous nous étions trouvées l'une l'autre. Je pense que c'est un outil merveilleux pour l'art, qui offre une grande variété de techniques. En tant que photographe, j'utilise le noir & blanc, la couleur, parfois j'y ajoute des mots, des phrases, ou je combine mes photos avec des entretiens. Je peux toujours travailler à différents niveaux avec divers instruments. Cela me permet d'exploiter mes propres idées, et, avec mes livres, je peux creuser profondément un thème en particulier.
Comment avez-vous commencé à travailler sur la série « Targets » ?
C'était une initiative personnelle. Il y a presque trente ans, j'ai photographié ma première cible au milieu d'un champ, un matin d'automne glacial, aux premières lueurs du jour. La cible était perforée partout et les rayons du soleil levant la traversait par ces trous. C'était étrange de voir cela. J'ai pris la photo, juste pour moi. Ce cliché n'a jamais été publié, mais cette image est restée ancrée dans mon esprit. Je ne l'ai jamais oubliée. Puis, il y a six ans, j'ai commencé à mettre en œuvre ce projet. J'ai pensé que c'était intéressant de voir à quoi les cibles ressemblent de nos jours, et quelles cibles sont utilisées pour l'entraînement des soldats professionnels. Des militaires qui sont formés, d'un côté à tuer et de l'autre, à survivre. Je voulais le faire à une échelle internationale, pas uniquement en Allemagne ou en France, de manière à avoir une vue générale de ce qui se passe aujourd'hui.
South Afrika © Herlinde Koelbl
Comment avez-vous été accueillie sur ces bases militaires ?
Le domaine militaire est un petit monde, mais c'est ce qui a justement fait que c'était compliqué. Les militaires étaient toujours très suspicieux et étonnés que je ne m'intéresse pas aux armes comme le sont généralement les journalistes. Parfois, ils me demandaient ce qui se cachait derrière mon choix de me concentrer sur les cibles. Pour eux, les cibles ne sont pas importantes contrairement aux nouvelles armes à la pointe de la technologie. Mais je réussissais à les convaincre. Le fait que je sois déjà allée dans plusieurs pays jouait en ma faveur, même si parfois l'accès était très difficile, comme en Chine ou dans certains pays arabes par exemple. Il m'a fallu quatre ans pour obtenir la permission de photographier aux Emirats Arabes. Donc c'était difficile oui (rires).
Est-ce que ces cibles sont toujours un reflet de la culture de chaque pays ?
Sur les 10-20 dernières années, on peut voir un net changement dans l'identification de « Qui sont les ennemis ? » Un des colonels américain que j'ai interrogé m'a dit qu'à l'époque où il s'entraînait, c'était sur une silhouette verte avec une étoile rouge. L'ennemi était l'Union Soviétique. Maintenant, cela a changé. L'étoile rouge a disparu, l'ennemi d'aujourd'hui a la peu mate et porte des vêtements orientaux. Le nouvel ennemi est oriental, on peut constater cela avec les cibles, sur les vidéos, dans les entraînements, partout.
Afghanistan © Herlinde Koelbl
Qu'est-ce qui vous a le plus surpris au cours de vos recherches ?
J'ai été très étonnée de voir que certaines cibles représentaient des femmes. J'en ai vu de telles en France, au Liban, aux Emirats. La plupart d'entre elles étaient utilisées pour les entraînements des forces spéciales.
Une autre chose qui m'a beaucoup frappée, c'est le constat que j'ai fait concernant la relation entre la France et l'Allemagne. Sur une base militaire qui venait à peine d'ouvrir en France, les soldats s'entrainaient dans des rues aux noms allemands Berlinerstrasse ou Universitätsstrasse. J'ai pensé « mais qui est l'ennemi maintenant en France ? ». Nous vivons en paix et dans une relation d'amitié depuis des années et pourtant, dans l'inconscient français, il semblerait que l'Allemagne soit toujours synonyme de danger. Ces noms de rue sont un reflet probant du regard de la France sur l'Allemagne.
Les soldats ne s'entraînent plus désormais que sur des cibles, mais également dans des « villages fantômes ». Que pouvez-vous dire sur ce point ?
La guerre a changé. Dans le passé, il y a avait juste deux camps qui s'affrontaient. Maintenant, on ne sait plus exactement, dans certains contextes, qui sont les ennemis. La guerre est devenue asymétrique. J'ai vu beaucoup de ces « villages fantômes » en Amérique. L'un d'entre eux était une réplique exacte d'une ville arabique. Il y avait une boucherie, un café, une librairie... Tout y était comme dans une vraie ville. En Israël, j'ai vu un genre de construction gigantesque avec des lotissements entiers d'habitations, les rues avaient des noms comme Palestine Bank ou Algae Home. Il y a un net transfert avec des pays arabes comme l'Afghanistan. C'est cette corrélation qui conditionne les soldats.
Poland © Herlinde Koelbl
Avec votre exposition actuellement présentée, pensez-vous que votre travail sur ce thème soit terminé ?
Dans l'exposition, il y a également une grande installation vidéo de quatre murs où sont projetés des entretiens avec les soldats. Les murs font plus de trois mètres de haut et, lorsqu'on les voit, on se sent vraiment faire partie de quelque chose. J'ai posé beaucoup de questions aux soldats sur ce qu'ils ressentaient du fait de tuer des gens, ce que cela leur avait fait la première fois. Leurs peurs aussi, ou l'envie de partir, et de rentrer chez eux. J'ai fait toute l'installation sonore, et l'on peut véritablement entendre les soldats se confier sur ces sujets. Il y a des déclarations de leurs expériences inscrites sur les murs. On apprend beaucoup de choses grâce à leurs témoignages. Avec ce projet, je ne voulais pas uniquement montrer des photos, c'est un vrai concept qui m'a permis de mettre en lumière différents sujets sur ce même thème. Les cibles ont été le premier pas d'une réflexion sur le monde militaire dans son ensemble. Je n'ai jamais photographié les soldats en mission par exemple. Les clichés sont gris et nets parce que le sujet est dur et émotionnel en lui-même. C'est pourquoi, pour moi, il été important que la composition soit épurée.
Le mois prochain, je vais partir à Miamar (en Birmanie) parce que l'autorisation m'a été délivrée il y a très peu de temps. Je n'ai donc pas pu l'inclure dans le livre. Il me reste encore des choses à faire.
Propos recueillis par Capucine Michelet
http://actuphoto.com/28433-the-deutsches-historisches-museum-presents-targets-photographs-by-herlinde-koelbl.html" de la série Target présentée jusqu'au 5 octobre 2014