Autoportrait, Dakar 2010 © Laeila Adjovi
À la fois reporter, photojournaliste, camerawoman et plasticienne, Laeila Adjovi a grandi au Gabon et en Afrique du Sud. Après des études de journalisme et de sciences politiques, elle devient reporter et s'installe à Dakar, où elle réside aujourd'hui.
Laeila Adjovi a effectué plusieurs reportages sur le continent africain, le dernier en date, La Figure du clan, porte sur la pratique des scarifications faciales identitaires au Bénin. Loin d'une vision « misérabliste » et « biaisée » de l'Afrique, ses clichés racontent un autre Sénégal, à l'image des femmes de Casamance reines de la lutte traditionnelle, ou du collectif des femmes en lutte contre l'émigration clandestine de Thiaroye-sur-mer.
Entretien avec la photographe, à l'occasion du hors-série d'Actuphoto consacré à la photographie africaine.
Tout d'abord, pouvez-vous vous présenter ?
Je suis franco-béninoise. J’ai grandi dans plusieurs pays africains, avant d’étudier les sciences politiques et le journalisme en France. Ensuite, après quelques années dans le Pacifique, en Nouvelle-Calédonie, je suis retournée m’installer sur le continent, à Dakar, pour exercer mon métier de reporter. Quand j’étais étudiante en France, je trouvais souvent le traitement de l’actualité africaine biaisé et misérabiliste. Je m’étais promis de raconter le réel avec plus de nuances, vu de l’intérieur. C’est ce que je m’efforce de faire, encore aujourd’hui.
Qu'est ce qui vous a amené à la photographie ? Et plus spécifiquement à la photographie documentaire ?
Quand j’avais 20 ans, j’ai passé plusieurs mois en Inde en stage dans la section communication d’une ONG locale. J’ai beaucoup appris, et pris beaucoup de photos pour leur matériel de communication. Je suis rentrée d’Inde avec la certitude que je voulais être photojournaliste. Finalement, je suis devenue journaliste tout court, et je travaille essentiellement pour la télévision et la radio. Mais la photo ne m’a jamais quittée.
Je n’ai jamais fait d’école de photographie, juste quelques jours de formation à l’image durant mon cursus l’école de journalisme de Lille. Il y avait aussi là-bas un laboratoire argentique tout équipé en accès libre. J’y ai passé un grand nombre de mes soirées. Des années plus tard, il y a peu de lieux où je me sente aussi paisible que dans l’obscurité de mon labo.
En tant que journaliste, mon intérêt s’est naturellement porté sur la photographie de reportage ou documentaire. Mais certaines de mes expériences de laboratoire relève plus de la photographie plasticienne que du photoreportage.
Images tirées de la série « La Figure du clan », prise au Bénin en novembre 2012, mai 2013 et janvier 2014
Moustapha © Laeila Adjovi
Moustapha Ganiou, dans son salon de coiffure de Nattitingu, dans le Nord du Bénin.
“Ce que j’ai sur les joues là montre mon ethnie… que je suis Yoruba, et je suis fier d’être Yoruba, je suis à l’aise avec ça dans ma peau!
Mes enfants? Ils ne portent pas ça. Je n’ai pas choisi cela pour eux, parce qu’aujourdhui, le monde a évolué.”
Telesphore © Laeila Adjovi
Télesphore Sékou Nassikou, du groupe ethnique des Bétamaribè est fier de ses scarifications. Il défend cette pratique.
“On ne prend pas l’avis d’un enfant qui ne sait pas parler pour lui donner des comprimés quand on sent qu’il chauffe.
On ne prend pas l’avis d’un enfant avant de le baptiser chez les Catholiques ou les Musulmans.
C’est pourquoi je dis qu’on n’est pas en train de violer les droits de l’enfant en lui faisant les cicatrices, on lui dit juste d’où il vient, et ce à quoi il a affaire dans la vie.”
Avez-vous été inspirée par certains photographes ?
Bien sûr. J’aime beaucoup les travaux de Christine Spengler, Jodie Bieber, Stéphanie Sinclair ou Ami Vitale. Je trouve les compositions de Joseph Koudelka, Raghu Rai ou Henri Cartier Bresson époustouflantes, et j’admire la photographie humaniste de Sebastiao Salgado, Reza ou Marcus Bleadsdale. Je suis également fan de Gordon Parks, Andrew Dosunmu ou Raymon Depardon : j’ai souvent vécu ce qu’il appelle la “solitude heureuse du voyageur”.
Quelle est pour vous la figure de la photographie sénégalaise ? Et africaine ?
Il y en a plusieurs ! Au Sénégal, d’Oumar Ly à Fatou Kande Senghor, Jean Gomis ou Omar Victor Diop, les talents sont nombreux. Et à l’échelle du continent, outre le travail des portraitistes classiques, J.D ’Okhai Ojeikere, Malik Sidibe ou Seydou Keita, je me nourris des images de photographes comme la sud-africaine Jodie Bieber, l’ethiopienne Aida Muluneh, ou le Malgache Pierrot Men. J’aime aussi la photo de rue du Nigérian Uche Okpa Iroha, ou les travaux des photographes du collectif congolais génération Eilili
Que vous apporte la photographie par rapport à la vidéo ? Car vous êtes également camerawoman comme l'indique votre site, vous avez par exemple effectué de nombreux reportages vidéos pour BBC Africa.
Je préfère de loin la photographie à la vidéo. Je trouve la photo plus simple et beaucoup moins contraignante. Souvent plus efficace aussi. Et puis le pouvoir d’arrêter le temps, cette recherche de “l’instant décisif”qui montre souvent comment la petite histoire s’imbrique dans la grande Histoire, tout cela me fascine. Dans mes futurs projets personnels, j’aimerais associer le son et l’image fixe dans des portfolios sonores.
Triptyque kwaba © Laeila Adjovi
Nkwehi Ndah, (à droite) le fils de Diene Ndah, ne se souvient pas du jour où on lui a fait les marques.
Sa mère précise qu’il a fallu le tenir bien pour ne pas qu’il s’enfuit ce jour-là. Mais maintenant est fier de cet héritage. Tous ses enfants portent les cicatrices.
Triptyque Sinkeni © Laeila Adjovi
Après avoir fait scarifier ses trois premiers enfants, Sinkeni Ntcha à abandonné la pratique “… à cause du sida.
J’avais vu une sensibilisation où on nous disait de ne pas utiliser la même lame pour tout le monde, mais les chefs n’ont pas voulu écouter, donc moi j’ai abandonné à cause de ca”.
Pour lui les scarifications identitaires ne “servent à rien”et bien d’autres éléments comme la langue, les danses traditionnelles,
les cérémonies d’initiation ou la construction de leur maisons caractéritiques, les Tata, suffisent à cimenter la culture otamari.
Quel est le rôle de la photographie de reportage selon vous ?
Montrer, expliquer, parfois dénoncer. Créer du lien entre les couches sociales, entre les cultures et entre les mondes. Le reportage, c’est une immense occasion de partage.
Comment choisissez-vous vos sujets ?
Au feeling! Je ne choisis pas toujours les reportages que je fais pour la BBC en radio et TV, mais la photo m’appartient. Dans mes sujets photos, je tente donc de capter ce qui me touche, et qui, selon moi mérite d’être fixé et partagé.
Dans quelle mesure un reportage doit-il rester objectif selon vous? Vous indiquez par exemple, à propos de votre dernier reportage, ne pas vouloir condamner ni défendre les pratiques scarificatoires, mais les interroger.
Je ne pense pas que l’on puisse être objectif. Même un reporter avec ses règles et son éthique journalistique reste un être humain doué d’opinions et d’émotions. A défaut d’être purement objectif, il s’agit donc de faire preuve d’honnêteté intellectuelle, de sincérite, d’authenticité. Un reportage exige que l’on fasse parler toutes les parties prenantes, de manière équitable. Dans mon travail sur les scarifications, partisans et détracteurs de cette coutume ont tous voix au chapitre. Je ne pense pas que ce soit ma place de juger cette pratique culturelle, mais seulement d’expliquer, d’interroger, de creuser. Par ailleurs, la question de l’enregistrement et de la conservation du patrimoine culturel oral est crucial en Afrique. Avec La Figure du clan, je voulais juste apporter ma petite pierre à l’édifice.
Marina © Laeila Adjovi
Marina Kossou Togbedji, 6 mois, juste une semaine après avoir reçu les scarifications faciales identitaires de son clan.
Même si aujourd’hui la pratique décline toutes ethnies confondues, dans tout le Bénin, on peut encore voir de nombreux visages portant l’empreinte de la tradition.
Hospice © Laeila Adjovi
Au terme de deux jours d’ une cérémonie appelée « Vodounkon », les enfants de l’ethnie Houeda reçoivent traditionnellement les scarifications de leur lignée.
Hospice (photo), et son frère Luc, 12 ans et 10 ans, ont eu les joues, les tempes et le front incisés au couteau sans qu’ils versent une seule larme.
Vous avez effectué une série en République Centrafricaine, Ni paix ni (t)rêve à Bossangoa, où une jeune photoreporter française, Camille Lepage, est décédée il y a un mois. Quel est votre point de vue sur la situation en Centrafrique?
A contrario, est-il difficile (voir dangereux?) d'effectuer un reportage au Sénégal ?
Je suis allée en Centrafrique deux fois l’an dernier pour effectuer des reportages pour la BBC. La première fois, c’était en janvier 2013 et on ne parlait pas encore de milices anti-balaka. Les médias occidentaux ne s’intérressaient pas beaucoup à la Centrafrique. La France était en guerre Mali. Lors de mon deuxième séjour là-bas en novembre 2013, le pays avait basculé dans le cycle des représailles entre Musulmans et Chrétiens. La Centrafrique était au bord de l’implosion, et l’ONU évoquait un risque de génocide. La situation continue d’aller de mal en pis. Quant à Camille Lepage, je ne la connaissait pas personnellement, mais son empathie, son courage et son talent se lisent dans ses clichés. Que la terre lui soit légère!
Au Sénégal, un pays stable, paisible et démocratique, les conditions de travail d’un photojournaliste n’ont rien à voir avec celles de l’enfer centrafricain.
Que pensez-vous de la suspension des expositions sur l'homosexualité à la Biennale de Dakar ?
L’Etat sénégalais a cédé à la pression de certains religieux. Sous des airs de modernité, la société sénégalaise est très conservatrice et l’homosexualité y est taboue. Cette suspension est malheureusement révélatrice d’une certaine homophobie sur le continent. Rappelons qu’au Sénégal, l’homosexualité est passible de prison. Par ailleurs, les lois scélérates qui ont récemment renforcé la répression des homosexuels en Ouganda montre comment le sujet peut être récupéré par des élites politiques corrompues et populistes. La possibilité de vivre librement son orientation sexuelle est pourtant un droit fondamental. Moi je me fous de savoir ce qui se passe derrière les portes closes, tant que c’est entres adultes consentants.
Nda Diene © Laeila Adjovi
Diene Ndah, à l’intérieur de son Tata. Tous ses enfants sont scarifiés.
Sa femme, Kanti Kouabo, porte une croix autour du coup et allie - comme beaucoup de béninois - culte animiste et religion catholique.
“Quand on va à l’eglise avant toute prière on parle de Dieu. Et sur les fétiches quand on demande quelque chose on parle aussi de Dieu. Tout est lié, ça n’empêche rien”.
Quelle place la photographie occupe-elle dans la société au Sénégal selon vous ? En en Afrique ? En France, la photographie est appréciée par un large public, est-ce le cas au Sénégal? Ou y a-t-il un art plus populaire ?
Beaucoup de gens prennent des photos, surtout dans le cadre familial, mais je trouve que les expositions, les cours et les ateliers de photographie manquent. Par ailleurs, si la photographie de mode et de portrait est déja pas mal présente, il y a encore fort à faire pour développer le photojournalisme et la photographie de reportage.
Pour finir, quels sont vos projets actuels et à venir ?
J’espère trouver des lieux d’exposition pour La Figure du clan, mon travail sur les scarifications faciales identitaires au Bénin. Je pars bientôt au Cap-Vert et je vais ramener de la matière pour mon laboratoire argentique. Je travaille aussi avec une consoeur journaliste sur un projet éditorial sur les épouses d’immigrés restées au pays - un livre de photos et témoignages. Ça, plus les photos du quotidien dans mon quartier à Dakar, quelques idées pour de la photo de studio, et les quelques projets en cours de reportage radio et TV, ça devrait m’occuper au moins jusqu’à la fin de l’année. Après, on verra…
http://laeila-adjovi.com de Laeila Adjovi
Propos recueillis par Juliette Chartier