© Antoine tempé / Picturetank, Janvier 2012
Dans le cadre de la Biennale Summer of Photography, BOZAR EXPO présente à Bruxelles l'exposition Where we're at ! Other voices on gender, regroupant les oeuvres d'artistes qui ont contribué de manière significative à la participation et à la visibilité des femmes dans l'art depuis les années 80. Commissaire de l'exposition, Christine Eyene est critique d'art et collaboratrice du magazine Africultures; elle a aussi été la commissaire Afrique de la 3e édition de Photoquai - Biennale des Images du Monde (2011). A l'occasion du hors-série d'Actuphoto dédié à la photographie africaine, elle répond à nos questions.
Comment est né le projet de cette exposition ? Quels en sont les objectifs et missions ?
L’exposition WHERE WE’RE AT! Other voices on gender est une réponse à l’invitation de Bozar dans le cadre du Summer of Photography 2014 sur le thème du genre. C’est aussi un positionnement multiculturel incluant des photographes et vidéastes basés ou originaires d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, en regard de l’exposition WOMAN: The Feminist Avant-Garde of the 1970s (Collection Verbund, commissariée par Gabriele Schor) qui donne un aperçu historique d’une pratique féminine principalement occidentale.
Mais au-delà de l’exposition à Bozar, il s’agit d’un intérêt pour le corps qui remonte à l’époque où j’étais étudiante en histoire de l’art au milieu des années 1990, et d’un travail de recherche sur ce thème le mettant en relation avec divers contextes de marginalisation. Ceci m’a amené à m’intéresser au traitement de la figure humaine dans l’art, notamment aux questions de race et de genre. A la genèse de WHERE WE’RE AT! on peut aussi citer les deux numéros de la revue Africultures que j’ai coordonnés, “Féminisme(s) en Afrique et dans la Diaspora” (n. 74-75, février 2009) et “L’Art au Féminin : Approches Contemporaines” (n. 85, juin 2011); ainsi que le trio d’expositions réalisées en 2011, presque comme une trilogie: “Reflections on the Self – Five African Women Photographers” (Southbank Centre, Londres, et tournée anglaise jusqu’en 2013); “La Parole aux Femmes”, Galerie le Manège, Dakar; “En Toute Innocence : Subtilités du Corps”, Galerie Imane Farès, Paris. Ces trois expositions sont des projets à travers lesquels j’ai mis en espace certaines des questions abordées dans Africultures et d'autres réflexions nourrissant mes recherches.
Les artistes exposées sont nombreuses, comment avez-vous réussi à agencer ensemble ces oeuvres variées ?
Les artistes sont nombreuses, mais je dois dire que si nous avions disposé de plus d’espace, mon exposition aurait pu faire au moins le double de sa taille actuelle. Il y a de nombreuses artistes avec lesquelles j’entretiens un dialogue. Beaucoup d’entre elles méritent encore d’être découvertes du grand public.
L’agencement des oeuvres est lié à mon souhait d’être en dialogue avec l’architecture de Bozar. Un lieu fantastique et complexe à la fois. Mon point de départ a été les Salles BN (Blanc Noir) conçues par l’architecte Victor Horta pour la présentation d’expositions photographiques. Ces galeries proposant un parcours concentrique, j’ai voulu créer un récit au long duquel le visiteur pourrait se promener et découvrir, à certains endroits, des chapitres intimistes.
A mesure que cette exposition s’est développée, il m’a semblé impératif qu’elle débute par une “statement room” posant les jalons du propos curatorial. Le premier chapitre s’intitule donc “Revisiter les canons” et propose de réfléchir sur l’image stéréotypée de la femme non-occidentale, telle qu’on la voit dans l’histoire de l’art et la culture visuelle contemporaine, et de montrer comment les artistes se réapproprient la figure féminine, la déconstruisent afin d’en proposer une version contemporaine sortant des clichés. Ainsi, nous trouvons des oeuvres majeures d’Angèle Etoundi Essamba, photographe camerounaise basée à Amsterdam. Il s’agit d’essais photographiques sur le corps féminin noir, notamment à travers le nu. Par ce choix, il a aussi été question de signaler dès le début de l’exposition que la question du corps féminin noir n’est pas nouveau, et qu’elle est même contemporaine des avant-gardistes féministes. Ce que je développe dans un des essais du catalogue, intitulé “Our Sister Next Door” (Notre Soeur d’À Côté). Le travail d’Etoundi Essamba est mis en regard de celui de Zanele Muholi dont l’oeuvre pousse plus en avant encore la représentation du corps et les questions de genres et sexualité avec ses portraits et scènes d’intimité prises dans la communauté LGTBI en Afrique du Sud.
On trouve aussi Shigeyuki Kihara dont la vidéo Siva in Motion (2012) la met en scène dans la peau de son alter ego Salomé, performant une danse traditionnelle, portant une robe victorienne et brisant les stéréotypes de la femme du Pacifique. Salomé incarne non seulement l’eau comme élément (plus particulièrement le Tsunami) et transcende la notion binaire de genre, puisqu'elle représente le troisième genre (Fa’afafine en Samoa).
Avec Afrophobia (2007) de Lisa Hilli, on trouve aussi le cheveux crépu à la fois comme stigmate de la honte vis-à-vis des canons esthétiques dominants en Australie et en Occident, et comme symbole de fierté dans la série Coloured Only (2010-) d’Hélène Jayet. Poussant sa réflexion sur l’image de la femme dans la culture urbaine, les posters d’Alberta Whittle présente une hypersexualisation du corps féminin et masculin que l’artiste incarne dans des autoportraits/performances traduits sous forme de collages numériques.
Le Maghreb n’est pas en reste avec les oeuvres de Majida Khattari qui font à la fois référence au voile et à l’esthétique orientaliste, et Katia Kameli dont la vidéo Nouba (2000) nous plonge dans l’univers féminin d’une scène de mariage en Algérie.
L’exposition se poursuit ensuite comme un parcours narratif intimiste s’articulant autour de 3 chapitres intitulés, ‘La folle dans la mansarde’, ‘La place du sang’ et ‘Protestation silencieuse’. Dans ces trois volets, il a été intéressant de mettre en relation des oeuvres d’artistes ne se connaissant pas, mais abordant des thématiques communes. Il faut d’ailleurs préciser que ces chapitres – et en fait l’ensemble de l’exposition – ont été inspirés par l’oeuvre des artistes. ‘La folle dans la mansarde’ fait à la fois référence aux photos d’Hélène Amouzou prises dans son grenier; à la ‘folle’ dans Jane Eyre de Charlotte Brontë (1847), repris à l’écran par Robert Stevenson (1943) et convoquée par Maud Sulter dans Plantation (1995); ainsi qu’à Mad Woman (2009) de Mwangi Hutter. The Place of Blood (La place du sang) est le titre d’une performance vidéo de Cecilia Ferreira datant de 2011, évoquant les plaisirs solitaires. La série video de Ferreira est mise en relation avec Prison Sex I (2008) d’Ato Malinda traitant des mutilations génitales féminines. Enfin ‘Protestation silencieuse’ tire son nom de Untitled (2011), vidéo sans son de Katia Kameli, montrant des femmes algériennes manifestant avec des pancartes sans slogan qui s’accorde parfaitement avec le diptyque de Michèle Magema Good Bye Rosa - 2005 (2006), hommage à Rosa Parks.
L’exposition se clôt sur une nouvelle vidéo à trois écrans du collectif Mwangi Hutter dans un espace qui fait le lien entre le masculin et le féminin, l’Afrique et l’Europe, ainsi que les deux expositions centrales du Summer of Photography, WOMAN et WHERE WE’RE AT!
Dans quelle mesure les artistes adoptent-elles un discours « féminin(iste) » ?Si les artistes de l’exposition ne se déclarent pas toutes comme féministes au pur sens du terme – si tant est qu’il y aurait une définition essentialiste du terme, nous savons que ce n’est pas le cas – elles sont toutes néanmoins confrontées à la situation d’être femme et artiste, et font face au défi que cela représente tant dans un contexte non-occidental que dans un milieu généralement dominé par l’homme blanc. C’est un fait bien connu.
Bien que beaucoup d’entre elles sont internationalement reconnues, elle n’échappent cependant pas à la réserve, voire à l’outrage que leur oeuvre peut parfois susciter. On se rappelle, il y a quelques années à Dubai, que la nudité dans l’oeuvre de Majida Khattari avait fait polémique. On peut aussi citer l’ancienne ministre de la culture sud-africaine, Lulu Xingwana, refusant en 2009 d’inaugurer une exposition dans laquelle figuraient les oeuvres lesbiennes de Zanele Muholi.
Le discours féminin ou genré existe de fait parce que beaucoup de ces travaux sont des autoportraits, et qu’il mettent en scène la femme, soit les artistes elles-mêmes, soit leurs complices, les participantes aux projets artistiques.
Le trauma d’une fausse couche comme dans Chaos Within (2009) de Cecilia Ferreira, les menstruations, les mutilations génitales féminines, une opération de l’utérus poétiquement mise en image par Maud Sulter, ou le lien viscéral entre une mère et son enfant comme on le lit dans Mschanga (2012) de Rehema Chachage ne peuvent être qu’affaire de femme. Sauf bien entendu dans les cas transgenres qu’il serait intéressant d’aborder.
Dans cette exposition, il est plus souvent question d'expérience physique ou physiologique que d’empathie. Une des caractéristiques essentielles de mon approche curatoriale est justement cette notion d’auto-représentation, de transmission d’un vécu et d’un ressenti, souvent intime, parfois traumatisant, et de le partager avec un public qui pourrait s’identifier de près ou de loin avec certains des sujets abordés.
Même si cela paraît un choix difficile, lequel des projets vous semble particulièrement emblématique de la démarche de cette exposition ?
La présentation des archives du projet Making Histories Visible de l’University of Central Lancashire, où je suis chercheur en art contemporain, est un élément clef de cette exposition. Celles-ci permettent non seulement de replacer le travail des artistes contemporaines présentées à Bozar dans une perspective historique, mais aussi d’inscrire mon approche dans la lignée d’une pratique et de problématiques explorées bien avant moi par les artistes du mouvement anglais Black Art dans les années 1980.
Ce mouvement, qui a nourri mon regard critique, se trouve à l’origine de mon intérêt pour le discours féminin dans ces appellations monolithiques qu’était le Black Art, ou aujourd’hui, l’art contemporain africain. Il faut citer des artistes comme Lubaina Himid, Professeur en art contemporain avec qui je collabore aujourd’hui, Sonia Boyce, Sutapa Biswas, Claudette Johnson, Ingrid Pollard, Marlene Smith, Houria Niati, qui ont tracé la voie aux commissaires de ma génération. Leur art nous a fourni un langage visuel, un registre thématique et iconographique, qui font partie de notre histoire de l’art et donc d’une histoire de l’art globale. A mon sens, une approche curatoriale se doit d’être ancrée ou au moins de se positionner vis-à-vis de l’histoire de l’art. Ainsi, l’on gagne en substance, et cela évite de réinventer la roue.
Pensez-vous que les artistes (femmes) sont encore sous-représentées dans le monde de l'art ? Particulièrement en Afrique ?
Les statistiques prouvent que les artistes femmes sont généralement sous-représentées dans le monde l’art, Occident compris. Mes premières interrogations sur la place de la femme dans l’art se sont posées dans le contexte camerounais – où nos plus grands artistes internationaux sont des hommes – à un moment où la scène curatoriale était elle aussi dominée par des hommes. Cela remonte à 2007/2008. Depuis, nous avons vu la présence de commissaires africaines qui travaillent à l’international depuis le continent. On peut citer notamment Bisi Silva qui a fondé CCA, Lagos en 2007; Koyo Kouoh, avec Raw Material Company, Dakar, en 2008, ou Gabi Ngcobo à Johannesburg qui a créé la plateforme expérimentale Centre for Historical Reenactments en 2010. Il faut signaler qu’en Afrique du Sud, la scène artistique a longtemps été dominée par des femmes. Au Maghreb, Nadira Laggoune, Algérie, est une voix féminine importante, Zineb Sedira aussi. En Ethiopie, on compte la présence de Meskerem Assegued et Aida Muluneh, pour ne citer qu’elles.
Nos différents intervenants ont soulevé ce rapport compliqué de la culture africaine entre traditions et nouvelles générations. Que pouvez-vous en dire ?
Dire que la tradition et le contemporain auraient un rapport compliqué est une aberration à mon sens. Je me rappelle que cette thématique était un sujet de recherche très en vogue lorsque j’étais étudiante. Pour moi, cela a toujours été un faux débat axé sur la polarisation entre la soi-disant authenticité africaine, et l’acculturation (ou en d’autres termes la contamination occidentale issue de la colonisation). Je l’évoque dans l’essai que j’avais rédigé pour le catalogue de la 10ème Biennale de Dakar en 2012.
Les cultures contemporaines africaines, et de nombreux éléments de la culture globale, sont fondés sur nos traditions. Prenez pour exemple le rôle des arts classiques africains et extra-européens dans la formation du modernisme occidental. Les artistes africains se sont ensuite vus reprochés le fait d’avoir entretenu un dialogue avec ce modernisme. Citons encore toutes les formes artistiques contemporaines, et internationales, telles que le land art, l’art éphémère, la performance et l’immatériel. On trouve des composantes de tous ces genres dans nos traditions.
La question repose peut-être sur la manière dont s’opère la médiatisation entre les oeuvres d’art d’un côté, et de l’autre, l’approche curatoriale, la monstration, ou la commercialisation de ces oeuvres. J’entrevois ici une problématique liée au discours sur la production matérielle africaine, sur le travail d’interprétation, qui devrait accompagner l’oeuvre qu’elle soit contemporaine ou traditionnelle. Pour ma part, en tant qu’historienne de l’art de formation, j’accorde une grande importance à l’histoire comme le montrent certains de mes travaux écrits. La tradition, c’est l’héritage culturel sur lequel se fonde le contemporain, qu’il s’en réclame ou le rejette. L’Europe a oeuvré pour détruire nos traditions. Il est peut-être de notre ressort, en tant que médiateurs culturels de toutes sortes : chercheurs, historiens de l’art, commissaires d’expositions, artistes, etc, de revisiter nos traditions pour comprendre la création africaine actuelle sur le continent et au-delà. Notamment en ce qui concerne des supports aussi variés que la peinture sur toile et corporelle, la sculpture, l’installation, la performance, voire la mode vestimentaire, et leur documentation ou manifestation photographiques.
Cette question m’intéresse d’autant plus que l’une de mes prochaines expositions prévues pour 2015 tire sa source des traditions locales de ma région d’origine au Cameroun.
http://actuphoto.com/28431-bozar-expo-et-le-musee-royal-de-l-afrique-centrale-presentent-l-exposition-where-we-re-at-.html"http://actuphoto.com/28431-bozar-expo-et-le-musee-royal-de-l-afrique-centrale-presentent-l-exposition-where-we-re-at-.html" présentée jusqu'au 31 août
Propos recueillis par Capucine Michelet