© Jean Depara, Série: Les nuits et les jours de Kinshasa 1951-1975
Jean Depara (de son nom complet Lemvo Jean Abou Bakar Depara) naît à Kbokiolo (Angola) en 1928. A 20 ans, il s'exile au Congo où il se marie à Matadi et acquiert pour l'occasion un 6x6 de la marque Adox. En 1951, il s'installe à Léopoldville, futur Kinshasa, où il vit de sa photographie, mais aussi d'autres métiers : cordonnier à l'usine, réparateur de montres, d'horloges et d'appareils photos. Des travaux auxquels il réserve une place de choix : la photo qui clôture l'ouvrage. Une manière de trancher avec la légèreté du récit des périples d'oiseaux de nuit. En 1954, alors qu'il vient de créer son orchestre, le Ok Jazz, le jeune chanteur Franco, alors âgé de 18 ans et futur maestro de la rumba zaïroise, l'invite à le suivre dans ses concerts en tant que photographe officiel. Désormais, de jour comme de nuit, Depara photographie « l'ambiance des bars-dancings et des clubs, mais aussi les athlètes ou les bandes de jeunes sapeurs et de Bills ».
Une mixité (re)trouvée
« Les villes dansent, les villes chantent, les villes en Afrique des années 50-60 sortent de l'asservissement de leur création coloniale pour aller, lentement et difficilement certes, mais avec certitude, vers la joie de leur indépendance. Chacun le sait, chacun vit ces moments où enfin la modernité du monde leur est accessible, sans souci de Blanc ou de Noir. » Grande métropole inter-ethnique depuis les années 1920-30, la ville de Kinshasa s'amuse désormais à la tolérance. Pendant les années 60 de l'Indépendance, la ville est cosmopolite, accueillant Ghanéens, Sénégalais, Congolais, Africains de tous pays et Européens. Les deux Congo vivaient alors en unité. Une harmonie qui trouvera ses limites dès les années 70, où les deux capitales affirment leur propre identité, le « Congo Kinshasa » d'un côté et le « Congo Brazzaville » de l'autre. Avec la « zaïrianisation » du Congo de Mobutu, devenu Zaïre, transparaît la volonté de « décoloniser les comportements culturels ». Une ambiance alors propice à toutes les rencontres, laissant place à des attitudes sociales et vestimentaires bien loin des couleurs locales. Ils semblent tous jouer le jeu, les photos étant une manière de fixer leurs bons souvenirs, d'en laisser une trace quelque part. Sur la photo de couverture, deux jeunes danseuses, aux tenues « music hall » s'accordent une minute de répit et s'éventent avant une nouvelle danse en guettant leur prochain cavalier.
©Jean Depara, Les Amoureux / Courtesy Magnin - A
L'American Way of Life
Pin-ups et belles américaines, ce n'est pas l'Amérique des années 50 mais bien « Kin-la-joie, Kin-la-folie », comme la nomme le romancier Achille Ngoye. En corsets, arborant un blond peroxydé et des jupes bombées, les jeunes femmes s'allongent sur le capot des voitures rutilantes où les Kinois s'entassent pour aller danser dans l'un des innombrables bars-dancings : « Siluvangi, Amazou, Congo Bar, Air France, Quist, Ok Bar, Chez Macauley... ». Attablés, entre amis ou en couples, tous s'y retrouvent pour esquisser quelques pas de danse et échanger des regards un tant soit peu éméchés. Depara « ne prend que des photographies de cœur, où l'on sent la sensualité à chaque regard capturé ». Bars enfumés, couples accolés, des sujets qui rappellent au photographe ce qu'il est le premier à aimer dans la vie. « De nombreux autoportraits disent simplement le bon vivant qu'il était avec les plus jolies filles à ses lèvres ou jamais très loin ». Une ambiance vibrante et enivrante que le photographe capture avec une netteté inébranlable. De cet univers, il met aussi à l'honneur les chefs de bande, surnommés les « Bills », qui adoptent des allures de cow-boys. Dans un esprit western, « ils traînent les pieds, balancent les hanches, la cigarette aux vapeurs de haschich au " bec" ». « Voyous, anarchistes, justiciers ou simples suiveurs », ils posent avec aplomb, santiags aux pieds et faux revolvers aux hanches. Depara lui aussi révèle son côté anticonformiste à un moment où « le métier de photographe était un commerce florissant avant d'être un art. (…) Ouvert jours et nuits, "Jean Whisekys Depara" est plus un studio pied de nez comme son nom l'indique, et un ultime instrument de séduction que le lieu du réel exercice de son métier ».
©Jean Depara, Bill Cowboy / Courtesy Magnin - A
Sur des airs de jazz
« De la musique avant toute chose » (Paul Verlaine). Ok jazz ou African jazz (Joseph Kabasele), à chacun sa préférence, mais la musique devient avant tout un lien culturel qui fédère la population. De nombreuses maisons de disques, déjà implantées depuis 1940 (Ngoma, Loningisa, Opika, Esengo...) « permettent l'éclosion des talents, leurs diffusions internationales et protègent le statut de chanteur-musicien ». Du mélange d'influences provenant du monde entier, aux traditions ancestrales africaines, la multiplicité des genres musicaux est en plein essor. La polka, la merengue, le tango, le cha cha cha et surtout la rumba s'imprègnent les unes des autres, et font éclore l'emblématique « musique congolaise ». Depara ne se contente pas de montrer ces mutations, il y participe activement. « Il court dans ces univers dont il est lui-même l'un des animateurs ». Si certains offrent au photographe leur plus beau sourire, d'autres sont un peu plus gênés par sa présence comme cet homme qui, bière à la main, semble étonné de captiver son attention.
©Jean Depara, Salutation des Chanteurs / Courtesy Magnin - A
© Jean Depara, Amoureux au NightClub / Courtesy Magnin - A
L'épreuve de force
Véritables apollons en herbe, même les petits garçons s'évertuent eux aussi aux démonstrations de culturisme. Perchés sur un plongeoir ou accoudés à une échelle de piscine à la manière d'Alain Delon, c'est un véritable concours, à qui saura le mieux bomber le torse. L'artiste déploie sur ce thème ses talents de composition, où les modèles masculins se mettent fièrement en scène. L'une des photos, prise en contre-plongée, donne toute leur ampleur à ces forces déployées. Pour impressionner madame ou tout simplement rendre jaloux les camarades, les canons de beauté masculins se veulent intransigeants.
©J ean Depara, Les Athlètes / Courtesy Magnin - A
Le regard du photographe
Jean Depara ferme son studio l'année 1966, se donnant tout entier à la photographie extérieure, de reportage. Il n'aimait pas la couleur qui selon lui « fait des photographies sans relief ». En 1975, il devient photographe laborantin du Parlement. Une rupture, presque une autre vie : « l'appareil est rangé, les nuits n'ont plus de fêtes pour l'artiste de désormais 60 ans ». En 1989, il prend sa retraite pour se consacrer exclusivement à la pêche et à la fabrication de pirogues. Décédé en 1997, Depara laisse derrière lui plus de 5000 clichés d'une époque survoltée et insouciante, où Kinshasa était le « coeur vibrant et fou de toute l'Afrique ». Son appareil, il le comparait à un « arc en bandoulière dont les flèches qu'il décoche sur ses cibles de son œil aiguisé ne ratent jamais son sujet ». De ces cadrages parfaits, s'illustre l'envie de pratiquer une photographie sans aucun jugement. Des clichés qui ne transmettent pas des a priori mais bien au contraire, qui subliment une douce folie.
©Jean Depara, Au NightClub / Courtesy Magnin - A
Un mot sur la préface
La collection Soleil laisse place à l'image. Les photos, en pleine page, imprimées sur papier brillant n'en sont que magnifiées. La préface, co-écrite par Pascal Martin Saint Leon (l'un des membres fondateur de Revue Noire) et Jean Loup Pivin (critique d'art et éditeur) contextualise aussi finement l'arrière-plan géopolitique que culturel dans lequel s'exprime l'oeuvre de Depara.
Jean Depara, Night & Day in Kinshasa, 1951-1975
Collection Soleil
L'oeuvre de Jean Depara est représentée par la MAISON REVUE NOIRE.
70 photographies N&B et couleur
Livre broché 13x18 cm / 108 pages.
En français et en anglais
13 euros