Catherine Pinguet est doctorés en Lettres. Chercheuse au CNRS, la jeune femme est l'auteur d'une œuvre variée, toutefois unie par un même fil conducteur. Avec Istanbul, photographes et sultans (également aux éditions CNRS en 2011), Catherine Pinguet s'intéresse aux premiers photographes de Constantinople. En tant que maître de conférence et professeur d'Histoire, Catherine Pinguet porte un intérêt particulier à Istanbul, à son évolution historique, donc géographique et politique.
Avec Felice Beato, Aux origines de la photographies de guerre, il s'agit toujours de l'Orient, mais aussi d'un regard particulier sur les changements que connaitra le continent. Celui d'un témoin nouveau, d'un avènement radical et majeur et qui changera le monde : la Photographie.
Une vie comme témoin essentiel
Né à Venise en 1832, Felice Beato s'installe plus tard à Corfou avec sa famille. Il obtient rapidement la nationalité Anglaise grâce à sa ville de résidence, alors placée sous protectorat Britannique.
L'histoire de Felice Beato marque et retrace de nombreux évènements de la seconde moitié du 19e siècle. Catherine Pinguet, en retraçant la carrière du photographe et ses nombreux voyages, plonge également le lecteur au coeur d'évènements historiques qui sont aujourd'hui peu relayés dans les livres d'Histoire, car souvent mis de coté, regroupés entre eux comme un ensemble d'épisodes formant une seule grande période : l'expansion coloniale Occidentale, et plus particulièrement Britannique. Voici le grand thème abordé dans ce livre par Catherine Pinguet.
Cette narration, qui constitue la majeure partie de l'ouvrage, est mise en relief par la personne de Felice Beato. Celui-ci relie chacune des sept différentes guerres dont il est question ici, au sein d'une chronologie pointue et détaillée.
Entre la Crimée, Sébastopol, l'Inde, le Japon et la Birmanie (dont le lecteur reconnaîtra une partie des terres, du butin que se disputaient les occidentaux), Felice Beato débute sa carrière en suivant les traces du célèbre Roger Fenton, un des premiers reporters de guerre. Beato devra remplacer ce dernier après son départ de Crimée, il sera alors accompagné par James Robertson, lui aussi photographe amateur.
Rapidement, et grâce à ses nombreuses connaissances, notamment dans le milieu militaire, Felice Beato se fera connaître et apprécié.
En 1857, après s'être rendu à Jérusalem, en Syrie et en Grèce, il exposera pour la première fois ses panoramas de Constantinople à la Royal Society of Scotland.
Un an plus tard, sa véritable signature apparaîtra enfin lors d'une nouvelle exposition à Londres.
Outre une exécution remarquable des techniques photographiques de l'époque (chambres, plaques de verres, collodion humide...), qui étaient alors particulièrement lourdes et délicates à manier ( ne serait-ce que par le temps de pose nécessaire ), le jeune homme impressionne par le contenu, par le fond et la forme de son travail.
En effet, les mises en scènes exotiques et dramatiques sont tout ce que le peuple anglais réclame, elles sont autant d'éléments qui permettent de faire de la fiction une réalité. Il s'agit simplement d'appuyer l'idée par les images, de nourrir la fable selon laquelle chaque pays colonisateur serait non pas dans le droit, mais bien dans le devoir, d'apporter civisme et modernité à des peuples «reculés», tels que les Indiens ou les Birmans.
Si quelques unes des photographies de Felice Beato accompagnent le texte, Aux origines de la photographie de guerre est d'abord la reconstitution de sept grandes expéditions coloniales, à travers lesquels navigueront Monsieur Beato et son ardent désir de faire fortune.
Il est essentiel de mentionner la façon dont l'auteur renseigne la place et le rôle de la photographie entre 1832 et 1909. Diverses anecdotes sur la pratique et l'utilisation de la machine, sur les contraintes de l'époque, et surtout, sur le rôle que l'image fixe a eu tout au long de ces évènements, qu'ils soient militaires, journalistiques ou vernaculaires.
Car si le reportage de guerre est, à l'heure actuelle, l'un des vecteurs vulgarisés de la photographie, cela n'était définitivement pas le cas à l'époque où il ne s'agissait pas encore d'une profession à part entière. Photographier la guerre, c'était d'abord photographier l'ailleurs, et obtenir des sujets, des poses mûrement réfléchies, grandiloquentes, révélatrices et intemporelles.
Prétendre à la profession de photographe de guerre était une toute autre affaire, d'autant plus lorsque les débats contemporains tendaient à trancher si la photographie était science ou art. Dans la plupart des pays qu'il visite, Beato se rend compte que la chambre photographique fait peur. C'est comme si elle s'apprêtait à aspirer l'âme de ceux placés devant son objectif. Car selon la pensée de l'époque, et comme le relate une gazette Allemande ( le Leipziger Anzeiger) : « ... nulle image ne peut fixer l'oeuvre de Dieu ». Parfois vu comme une sœur indigne de la peinture, souvent comme un infâme blasphème, l'idée d'une photographie en soi et par elle-même mettra du temps à émerger.
De la violence du colonialisme en image
Une des composantes marquantes de l'ouvrage est bien sûr la narration d'épisode sanglants, injustes et terriblement violents. Qu'il s'agisse de la terrible répression des insurgés de Cawnpore (Inde), du pillage massif du Palais d'été avant son immolation totale, de la pendaison de deux rebelles pendant les révoltes Cipayes en périphérie de Delhi, les nombreuses anecdotes de guerres sont redoutables.
Il est important de noter que les photographes de naguère n'avaient pas le droit de montrer les morts ou les blessés. Souvent parce qu'il fallait cacher au peuple les horreurs engendrées dans les deux camps, aussi parce que colonialisme devait être synonyme de droiture nécessaire, d'acte généreux et de bravoure.
Toutefois, au fil du temps, et parce que l'expansion coloniale ne fait plus aucun doute, les images comptent quelques squelettes et quelques crânes, quelques corps même. Lorsque l'horreur n'est pas montrée de près, elle est toutefois bien suggérée, capturée de plus loin, de façon symbolique.
Entre la guerre de Crimée ou Beato n'avait rapporté presque que des images panoramiques ou de paysages, et l’expédition Américaine en Corée, ou des corps inertes et sanglants sont au premier plan, l'évolution des codes en matière d'éthique est évidente.
La mise en image de ces évènements est à la fois justice et injustice: elle peut constituer une force comme une faiblesse. Selon la mise en scène demandée ( plus ou moins obligatoire à l'époque en raison du temps de pause nécessaire), les mains qui recevront l'image (la légende ne dira pas forcément l'entière vérité), l’interprétation différera, elle sera renseignement honnête ou propagande.
Catherine Pinguet analyse ici avec une grande impartialité, les avantages que présente la photographie dès son âge tendre. Entre cartographie à des fins de tactiques militaires, analyse géostratégique, outils de propagande et mises en scènes charmantes, parfois simples peintures d'un ailleurs désirable, condamnable même. Les premières photographies de guerres furent indéniablement éloignées de la réalité qu'il aurait alors fallu représenter.
Comme le grain, la texture et le manque de précision en soi sont les témoins d'une époque révolue pour le lecteur, il semblerait que Aux origines de la photographie de guerre permette de regarder les photographies de plus près, d'une façon plus juste et intime. Une marque de respect essentielle aux acteurs du passé, et à ceux qui se sont fixés un devoir de mémoire à travers l'image.
Charlotte Courtois
Felice Beato, Aux origines de la photographies de guerre, CNRS éditions
20,2 x 13,8 cm / 253 pages
25 euros