© Elena Chernyshova
Jours de Nuit, Nuits de Jour. Un titre onirique, qui en dit long sur le reportage réalisé par la jeune photographe russe Elena Chernyshova. Elle a en effet arpenté la ville de Norilsk, au Nord de la Russie, aux caractéristiques particulières : « Je connaissais déjà Norislk, comme une ville industrielle avec une mauvaise réputation écologique. Elle est la ville la plus polluée de Russie, la 7ième au monde, devant Tchernobyl. Mais je n’avais pas réalisé que c’était l’une des villes les plus importantes au dessus du cercle polaire, avec une population de plus de 170 000 habitants.
Norilsk est totalement isolée du reste de la Russie, n’ayant pas de routes la reliant au ‘continent’, comme ses habitants appellent le reste du monde. Autour, la ville est entourée de plus de 750km de toundra. Pour se rendre à Norilsk, la seule solution est l’avion, dont les prix élevés rend impossible, pour beaucoup, de quitter la ville pendant plusieurs années. Son complexe métallurgique est unique, l’un des plus important au monde, et emploie près de 56% de la population de la ville. »
© Elena Chernyshova
© Elena Chernyshova
Les conditions de vie dans cette ville russe sont extrêmes, puisqu'en hiver, les températures ne grimpent pas au-dessus de -35°C, et la nuit polaire sévit pendant deux mois : « Pendant près de 2 mois, il n’y a pas de soleil, pas de lumière. Entre 14 et 16h, c’est un peu comme entre chien et loup. On perd tout sens du temps, c’est une nuit éternelle. J’ai eu une horrible insomnie, pendant plus d’un mois, sans pouvoir dormir. Le corps est fatigué toute la journée, mais on ne peut s’endormir, comme si nous nous étions jamais réveillés pour vivre une journée. J’étais au courant avant de venir de tous ces effets de la nuit polaire, je pouvais les expliquer, mais il m’était impossible de m’y adapter. Psychologiquement, cela était difficile : forte anxiété, comme un peur animale que la lumière ne reviendra pas. »
Pourtant, Elena Chernyshova s'est risquée dans cette cité fraiche et mystérieuse. Elle l'a décortiqué, et regardé sous toutes ses coutures, pour comprendre : « Je souhaitais avant tout étudier cette relation entre environnement et humains, comment ils ont pu rendre habitable ces contrées, où sont les limites de notre adaptation. » (…) « Je souhaitais raconter une histoire au sujet de Norilsk, cette ville unique et particulière, la vie quotidienne de ses habitants dans un contexte géographique, climatique et écologique exceptionnel. C’est une histoire sur l’adaptation à un milieu hostile, dans une ville artificielle dont le seul but est l’exploitation de riches ressources naturelles.
Par les photos, je souhaitais révéler les particularités de cette ville : son isolation, les conditions climatiques extrêmes, la nuit polaire, l’histoire de sa création, ses particularités architecturales, l’incroyable dimension de ce complexe minier et métallurgique unique au monde, et la vie des habitants liée au fonctionnement de la mine, à la catastrophe écologique, aux relations entre l’environnement industriel et les gens qui le côtoient.
Je souhaitais observer comment une micro-société et ses individus réagissent à un tel environnement, quels sont leurs mécanismes d’adaptation. »
© Elena Chernyshova
© Elena Chernyshova
Le résultat est stupéfiant, des photographies à la fois émouvantes, surprenantes, et surtout esthétiquement réussies « J’attache beaucoup d’importance à mes images. Elles doivent refléter ce que j’ai ressenti et vu. Avant tout, je réfléchis beaucoup aux compositions, peut-être car j’étais architecte avant de devenir photographe. J’aime les espaces vides, les actions des regards aussi. Je regarde souvent d’autres photographes ou peintres pour m’inspirer. Si je ne suis pas satisfaite par une photo, je repars sur les lieux, je vais reparler au gens. Si une photo n’est pas satisfaisante, c’est aussi peut-être que je n’étais pas assez en communion avec les gens que je photographiais. Une bonne photo se prend souvent sans appareil photo. »
Les couleurs de ses images sont intenses, stupéfiantes. Etonnement lumineuses, les photographies d'Elena Chernyshova semblent flotter hors du temps « La lumière pour moi est très importante. Encore plus depuis que j’ai vécu dans la nuit. La lumière révèle beaucoup et mets en exergue la vie des gens. Je travaille sur les couleurs par petites touches, pour être le plus fidèle à ce que j’ai vu, sans transformer la photo. Comme je le disais précédemment, Norilsk est une ville chaleureuse. Elle parait triste, mais possède une réelle vie joyeuse avec des habitants accueillants. Il était important que les couleurs rendent compte de cela aussi. »
© Elena Chernyshova
© Elena Chernyshova
A première vue, cette ville perdue du grand Nord donne des frissons, son froid rude, ses conséquences écologiques graves, ses nuits polaires... Pourtant, au-delà de ces aspects montrés dans Jours de Nuit, Nuits de Jour, Elena Chernyshova a également dévoilé l'âme d'une ville peuplée d'habitants chaleureux et accueillants : « Déjà, avant de me rendre à Norilsk, j’avais été surprise par les habitants de Norilsk. Sur différents forums, je lisais de nombreux commentaires chaleureux sur Norilsk, par ses habitants ou d’autres qui avaient quittés la ville pour d’autres régions. Ils avaient beaucoup d’affection pour leur ville ; et de nostalgie, chez ceux qui en étaient partis. Je ne pouvais pas vraiment comprendre comment un endroit qui ressemble plutôt à l’enfer sur terre, pouvait éveiller de tels sentiments.
Quand j’étais à Norilsk, les habitants se plaignaient souvent de leur ville, l’administration, Norilsk Nickel, l’écologie, le climat, l’isolation, l’internet de mauvaise qualité, etc… Mais ils étaient fortement attachés et aimaient sincèrement Norilsk.
Les gens de Norilsk ont un super sens de l’humour. Je pense qu’il est impossible de vivre dans un tel environnement sans une vision humoristique.
© Elena Chernyshova
© Elena Chernyshova
Il y a aussi un fort esprit fraternel. Les gens se supportent entre eux. Les difficultés unissent les gens.
Il n’y a pas beaucoup d’endroits pour sortir. La vieille tradition russe de se rencontrer dans les appartements et faire des soirées dans les cuisines est toujours très vive. Internet fonctionne mal, il n’y a pas de réseaux sociaux. Les habitants passent beaucoup plus de temps en rencontres réelles.
Ce qui est aussi impressionnant, c’est la capacité des habitants à s’investir dans leurs passions. Dès qu’ils ont une idée, ils s’investissent fortement, en groupe, pour construire de vrais évènements entre eux, comme des défilés de mode, des expéditions dans la nature, des groupes de jeux de rôles. Tout prend une dimension particulière, car la ville est isolée.
On se souvient souvent des challenges aux bons souvenirs, comme d’une expérience positive. A Norilsk, une simple sortie de l’appartement pour le magasin au coin de la rue peut être une réelle expérience pleine d’aventure. Ces conditions extrêmes nous apprennent à apprécier beaucoup de choses simples qui sembleraient insignifiantes dans d’autres conditions, comme la lumière du jour, la chaleur d’une tasse de thé.
Peut-être que cela explique un peu ce que ressentent les habitants au sujet de leur ville. »
© Elena Chernyshova
© Elena Chernyshova
Ainsi, le reportage d'Elena Chernyshova détient la clé du succès : sensibilité, œil aiguisé, curiosité et témérité exemplaire. Son travail Jours de Nuit, Nuits de Jour est exposé jusqu'au 16 mars prochain au Centquatre, lieux culturel parisien, dans le cadre du très réussi Festival Circulation(s).
« Norilsk, c’est à elle-seule toute l’histoire de la Russie qui s’y résume, et beaucoup de choses ont changé ces dernières années. A la problématique environnementale s’ajoute beaucoup d’autre problématiques, mais il ne faut pas qu’ils fassent oublier que finalement, paradoxalement, Norilsk est une ville attachante »
http://elena-chernyshova.com
Claire Mayer