Stries dans le sable © bpk / Fondation Alfred Ehrhardt
« Il est cependant donné à l’homme d’être proche de cette création toujours vivante, de lire ses signes et ses miracles et de les décrypter à sa manière. Lorsqu’il les comprend, il sent alors que la même force divine qui, sans relâche, est à l’œuvre dans ces terres incultes s’empare de lui et se maintient comme tout le reste : la terre, les arbres, les buissons et les animaux. »
Alfred Ehrhardt
Les Éditions Xavier Barral présentent une réédition de Das Watt d'Alfred Ehrhardt, publié pour la première fois en Allemagne en 1937. L'œuvre recueille les photographies prises par l'auteur entre 1933 et 1936 sur la côte allemande, où l'Elbe et la Weser se jettent dans la mer du Nord.
Après les études de musique et de beaux-arts, Alfred Ehrhardt rejoins le Bauhaus, où il fréquente Oskar Schlemmer et Kandinsky, et où il apprend les concepts de forme et plasticité élaborés par l'école de Gropius.
Les premiers travaux d'Alfred Ehrhardt concernent la peinture et le dessin. Toutefois, son appartenance au Bauhaus lui procure l'hostilité du régime National socialiste, qui lui impose de renoncer à son activité académique. La pression politique le force à rechercher des moyens d'expression plus inoffensifs, qu'il trouve dans la photographie et le cinéma. Il s'installe sur la côte nord allemande et se consacre à ses recherches esthétiques. Les premières séries de photographies datent, en effet, de cette période. Ce sont des images de paysages maritimes, où il explore les formes abstraites issues de la capacité créatrice des forces naturelles.
Eau de la marée montante © Fondation Alfred Ehrhardt
Das Watt est le fruit de ces études. Ce terme allemand indique l'estran, « ce royaume intermédiaire » qui s'étale sur la frontière entre mer et terre, et qui appartient aux deux à la fois.
Les « processus de flux et de reflux, ce déferlement de l'eau, sont la grande force créatrice de l'estran, façonnant dans le sable des ondulations formées par l'eau qui s'écoule, ainsi que des bassins et des larges sillons. ». Les clichés d’Ehrhardt montrent le mouvement plastique de la matière et la correspondance entre les formes, de l’ondulation des stries de sable aux vagues de la mer. Les traits que l’action millénaire de l’eau et de l’air a imprimés sur le sable, évoquent les incisions fossiles, où la mémoire de la vie s’impressionne dans la matière inerte. L’observation du détail révèle la complexité de l’ensemble auquel il appartient, et une volonté descriptive de la part de l’auteur, qui rappelle celle des naturalistes dans la compilation des classements taxonomiques.
L’infinitésimal renvoie entre macrocosme et microcosme, forme et substance, matière et énergie, dépeint la transformation pérenne des formes et l’enchainement continuel des éléments. Les clichés d’Alfred Ehrhardt capturent l’interaction permanente entre les forces et la terre. « Les forces de l’estran semblent construire en vain et détruire tout aussi vainement et inlassablement le monde aux mille formes et figures qu’elles ont créé, dans un jeu transcendant qui n’est guère accessible à l’entendement humain ; un processus de création éternel, vieux de plusieurs millénaires, lorsque la Terre était déserte et inhabitée, aussi réel aujourd’hui qu’il le sera dans le futur. » Pourtant, les images qui en découlent ne figent pas ces fluctuations dans une représentation statutaire et univoque : « Il me semblait important de montrer l’ensemble organique par le détail. Cela n’est possible que si l’on dépasse le caractère statique d’une apparence dans le choix du détail et que l’on saisit l’élément dynamique d’un objet dans l’éclairage, l’angle, etc., qu’on le transporte sur la surface du négatif de façon que, par son mouvement et quoiqu’il s’agisse d’un détail, le tout acquière vie. On parvient ainsi à une véritable vitalité dans l’image définitive qui n’est justement plus une photographie figée. »
La Kugelbake, balise de signalisation à l’embouchure de l’Elbe © Fondation Alfred Ehrhardt
La vision holistique de l’auteur anime tant ses spéculations métaphysiques que ses choix techniques, en leur donnant la cohérence et la consistance d’une démarche. Cette démarche coïncide avec la propriété constitutive du moyen, qui, explique le photographe, permet de porter un regard « qui nous révèle l’essence des choses dans l’expression dynamiques des apparences comme l’existence organique d’un tout. » La forme et la technique ne sont pas, ici, la recherche obstinée et éphémère d’une esthétique artificieuse. Elles sont plutôt le signe de la manifestation d’une force immanente et supérieure. La réflexion cosmologique investit, ainsi, l’art qui, grâce à cet instrument, reproduit le système de correspondances qui meut l’univers.
Das Watt est donc aussi un manifeste qui affirme l’autonomie de la photographie et la singularité de sa démarche par rapport à d’autres formes d’art, comme la peinture. Si celle-ci aboutit à une représentation, la photographie, en revanche, a pour but la reproduction. L’efficacité du regard photographique n’est cependant possible qu’à travers une approche presque sacrée de la nature et de ses règles: « Ce n’est que dans ce rapport respectueux […] que nous pourrons parvenir à un véritable travail de conception photographique. »
L’éditeur Xavier Barral a redécouvert les images d’Ehrhardt lorsqu’il travaillait sur le volume de Mars, une exploration photographique, une sélection de deux cent visuels capturés par la sonde d’observation de la NASA, mise en orbite en 2005. Les ressemblances saisissantes entre la surface de la planète et les jeux de lignes tracés sur les estrans de la mer du Nord, semblent réactualiser la pensée d’Alfred Ehrahrdt.
Vaste étendue recouverte d’ondulations aux dimensions imposantes © Fondation Alfred Ehrhardt
La réédition en fac-similé est accompagnée d'un livret préfacé des fils du photographe, incluant les textes originaux de Kurt Dingelstedt, ancien directeur du Musée des arts appliqués de Hambourg, et d’Alfred Ehrhardt.
Presque un siècle sépare la parution de la version originale de Das Watt de la présente édition. Néanmoins, le temps n’a pas épuisé le pouvoir expressif, signifiant et magique de ce travail. Au contraire, la vision unitaire et organique à la base de cette recherche, à la fois formelle et métaphysique, offre un précieux point de départ pour une réflexion sur l’art et la photographie. À fortiori, dans un temps où l’expertise et l’atomisation des savoirs ont remplacé la profondeur et l’ampleur du regard complexe.
Comme Kurt Dingelstedt concluait l’introduction au volume en 1937, « l’acte artistique ne réside pas ici dans l’exécution magistrale que dans l’idée même d’entreprendre ce travail ».
Anna Biazzi
Das Watt, textes d’Alfred Ehrhardt, Kurt Dingelstedt, Jens Ehrhardt et Christiane Stahl
Éditions Xavier Barral
112 pages + un livret de 16 pages
22,5 x 29 cm
96 photographies en noir et blanc
45 €