Après Same but différent, récit d'un voyage de quatorze mois autour du monde à la rencontre de 81 femmes nées, comme elle, en 1981, suivi de Je t'aime maintenant, où il lui a fallu recontacter d'anciennes conquêtes amoureuses, Sandra Reinflet part à nouveau sur les traces de son passé.
Pour son troisième livre publié aux éditions de La Martinière, la photographe donne naissance à un projet humain, généreux et spontané, à l'image de son œuvre.
Qui as tué Jacques Prévert ?, titre ambivalent et lourd de sens, soulève un débat d'actualité politique : la fermeture des écoles primaires dans certaines provinces françaises.
«La première fois il faisait gris froid. Nous étions une semaine avant Noël. Je voulais profiter des vacances pour faire une photo dans la cour. J'étais loin d'imaginer que l'école était désormais en vacances éternelles».
© Sandra Reinflet tous droits reservés
Reinflet plante le décor. En trois phrases dignes de la verve d'un auteur romantique, la jeune femme annonce ce que sera son livre. Le choix de faire à l'imparfait le récit de carreaux brisés et d'un mobilier dévasté n'est pas anodin : Reinflet est aussi, d'une certaine façon, l'auteur d'un roman à Huit clos et à la trame narrative décousue.
Le choix de ce temps de l'inachevé prend doublement son sens lorsque le lecteur comprend qu'il s'agit d'un retour dans le passé pour lui comme pour l'auteur.
Ici, ce sont les courbes qui s'allongent et les lignes qui rebondissent, elles brouillent les frontières entre signifiant et signifié. Voilà qu'une photographie de câbles électroniques entremêlés au sol ravive un souvenir de déjeuner pour l'auteur:
« A la cantine, tous les jeudis, c'était spaghettis. Dès que le plat arrivait sur la table, tout le monde se servait avec les doigts».
© Sandra Reinflet tous droits reservés
Grâce aux mots, Sandra Reinflet donne une toute autre dimension aux images, elle restitue sa densité à la combinaison de deux univers trop souvent considérés comme antagonistes, ou du moins simplement complémentaires.
Les photos sont des natures mortes (excepté le portait plein pied de la dernière page) : il s'agit d'objets, de matériaux, de structures et surfaces pour la plupart en mauvais état. Lisses, claires, couleurs pâles et peu contrastées, ces images sont une ode à l'enfance. En ce qui concerne le visuel du livre, le protège cahier transparent, la typographie, le vocabulaire simple et les textes courts semblent des miroirs tendus à la pédagogie.
Chaque photographie du livre est donc accompagnée d'un court texte anecdotique en lien avec l'image. Ainsi, le lecteur, au lieu d'avoir l'intuition de sa propre fiction, entrevoit une expérience commune aux consciences collectives. Expérience qui lui permet de retrouver une réalité, une appartenance enfin : celle de l'école primaire, et plus largement de l'Enfance.
«Etre vieux sans être adultes»
Cette maxime de Jacques Brel illustre à merveille les aspirations et le travail de la jeune photographe. La recherche presque obsessionnelle du passé, d'éventuels destins croisés lui permettent finalement de mettre en relief de nombreux aspects et grands thèmes socio-culturels.
L'école de Saumur rend possible les retrouvailles avec des figures telles que celle de Mme Pinto (la concierge qui s'évertue à enfermer ses balais à clefs), avec des sentiments (la gêne ressentie devant l'être aimé), mais aussi avec des frustrations et des angoisses qui ne sont jamais assez prises au sérieux par les adultes.
La visite et la redécouverte de chacun des lieux de l'Ecole est l'occasion de passer en revue des évènements curieux. Mais aussi tout ces grands mots mystérieux, dont on sait que les prononcer implique des choses délicates : «Communisme, Pd, Rackett, Racisme, Zizi...» Autant de mots que de thèmes inhérents à l'existence et à la société actuelle: la Politique, Le Sexe, les injustices et les valeurs universelles. l'Amour enfin.
L'école de Saumur apparaît ici comme une double lecture possible: celle de la métaphore des sociétés, celle du microcosme à l'image du monde.
© Sandra Reinflet tous droits reservés
© Sandra Reinflet tous droits réservés
Ce qui est frappant, c'est l'exactitude des épisodes narrés, de la mémoire demeurée intacte:
Il semblerait que chaque élément délabré vienne s'offrir à la mémoire de l'auteur tant l'histoire est sémantiquement et chronologiquement parlant cohérente.
Bien entendu, il s'agit probablement de l'inverse. Mais il est tout de même perturbant que l'image vienne donner toute sa cohérence et sa véracité aux faits racontés, notamment lorsque les photographies ont été prises vingt cinq ans plus tard, et que les souvenirs de l'auteur sont relatés avec une précision désarmante.
Pour autant, la photographie est-elle fiction ou est-elle documentaire? Il semblerait que la fiction soit parfois plus efficace pour illustrer le réel, pourtant le réel nourrit la fiction. C’est une question importante, et les frontière sont minces.
"Madame Ettel m'a vue escalader les grilles, alors je suis allée lui parler.
© Sandra Reinflet tous droits réservés
© Sandra Reinflet tous droits reservés
L'Errance de Sandra Reinflet éprouve la profondeur à travers un support clair et léger, son livre est humble, chaleureux.
Car si l'Errance est la «quête d'un lieu acceptable», elle devient rapidement la «quête du moi acceptable» comme le notifie Raymond Depardon. Et si aujourd'hui «Mr Delorme fait pousser des fleurs», Reinflet, ce sont ses mots, «continue de jouer» avec ce que la vie offre de plus évident : Le Temps, mais aussi l'Amour et le Hasard, comme titrait un certain Marivaux.
Charlotte Courtois
Qui as tué Jacques Prévert de Sandra Reinflet
Editions de la Martinière
144 pages
190 x 255 mm
24 €