Jean-Manuel Simoes s'est immergé dans l'univers de la photographie tardivement, à 33 ans. Comme beaucoup, elle faisait partie de sa vie, mais il a décidé de la mettre au premier plan. « J'ai fait un peu comme tout le monde à l'époque, je suis allé montrer mon travail à droite à gauche, ce que je pensais bien, et qui en réalité ne l'était pas forcément ! C'était dans les années 1998, c'était à l'époque plus facile, il y avait plus de boulot qu'aujourd'hui. Assez rapidement, des gens m'ont fait confiance dans les services photos presse, et m'ont donné du travail. De fil en aiguille, pendant de longues années, j'ai beaucoup travaillé en presse. »
Puis, il a décidé de faire des sujets plus « personnels » et de prendre de la distance par rapport au monde de la presse, déjà en crise.
A partir de 2007, il photographie les banlieues, intrigué par ce qu'il avait découvert lors de sa couverture médiatique des émeutes. Il a réalisé un projet, Chiens de la casse, qui est devenu un livre, et une exposition.
Loin des clichés des banlieues, Jean-Manuel Simoes plonge son public dans un univers tout autre, qu'il raconte avec ardeur.
© Jean-Manuel Simoes
Pouvez-vous expliquer ce projet « chiens de la casse » ?
En 2005, je travaillais beaucoup avec la presse, je faisais même partie des photographes indépendants qui, à l'époque, étaient débordés et refusaient même du travail. Il y a eu à ce moment-là les émeutes de banlieue qui ont démarré à Clichy sous bois. J'ai suivi ça en commande pour la presse, ça a duré 15 jours, 3 semaines, et forcément, on est passés à autre chose. Mais il y avait quelque chose qui restait en moi et me décevait. J'avais l'impression qu'une fois de plus, on était passés à côté de tout. Même si je trouve que ces évènements ont été à la fois très bien traités et très mal traités par les médias, car ça a été un révélateur de plein de choses. Beaucoup de journalistes et de journaux se sont posés des questions, non seulement sur la France dans laquelle nous vivions tous, mais sur le mode de fonctionnement de l'institution de presse.
En tant que photographe, j'avais quand même une grosse frustration, d'autant plus que j'avais 40 ans, et que c'était pour moi de vieux souvenirs. J'ai grandi dans des quartiers pas très mirobolants, et c'était totalement autre chose.
En novembre 2007, deux jeunes décèdent à Villiers-le-Bel. Entre ces deux décès et ceux de Clichy sous Bois en 2005, beaucoup d'autres gamins sont décédés, d'exactions policières, d'incidents ect... Les deux jeunes hommes de Villiers-le-Bel ont été le déclencheur, et je me suis mis sérieusement à travailler sur le projet. Assez rapidement, j'ai eu le parti pris suivant : « je n'habite pas là, j'arrive dans une zone urbaine sensible, qu'est-ce que je vois ? ». J'ai eu des soucis, non pas avec les habitants sur place, mais avec moi-même, car je n'arrivais pas à travailler, je posais moi-même des problèmes. Je cherchais quelque chose, les images que j'avais vu dans les médias, donc ça posait un gros problème, car ces images là n’existent finalement que dans les médias, pas dans le quotidien. Je ne dis pas qu'elles n'existent pas, des photographes les ont fait, mais bien souvent elles sont l'illustration de quelque chose, un épiphénomène qui se produit de façon exceptionnelle.
© Jean-Manuel Simoes
J'ai donc eu des problèmes, je n'arrivais pas à faire d'images. J'ai passé du temps, et au bout d'un moment, j'ai compris. A force de traîner, d'être dans un environnement visuellement agressif, j'ai perçu des codes visuels, des codes verbaux de communication, je me suis imprégné de tout cela inconsciemment, et je devenais moi-même à l'aise dans cet environnement-là. Le fait d'être à l'aise a donné que je ne cherchais plus quelque chose, je cherchais juste à faire des photos de ce qu'il y avait devant moi.
Ce projet représente 2-3 ans de prise de vue. J'ai pris la première image en 2007 et la dernière en 2010, mais je continue encore à m'y rendre.
Comment avez-vous été accueilli sur place ?
Pour moi, la vraie violence en banlieue n'est pas celle des médias, mais elle réside dans la banalité du quotidien, cet ennui au quotidien qui génère une frustration qui elle-même va générer une réaction qui sera la violence. Mais cette violence, on l'a dans le champ visuel de tout le monde, l'environnement, ce que vous pouvez voir dans le livre, est moche. Cet environnement entraîne un rejet.
Je ne travaille pas du tout sur la drogue en banlieue, ou les armes, et en plus de cela, je n'aime pas la mise en scène. La violence générée par la banalité me suffit amplement, je n'ai pas besoin d'aller au-delà. A partir du moment où l'on arrive avec en tête un discours qui dégage cela, c'est déjà bien parti. Au départ, j'ai été mal reçu, car je me positionnais mal moi-même, je ne cherchais pas à montrer quelque chose qu'ils vivaient, mais quelque chose qui était ce que moi je voulais montrer qu'ils vivaient. Inconsciemment, ils l'ont très bien perçus.
© Jean-Manuel Simoes
Le photographe, lorsqu'il arrive sur place, est perçu soit comme un flic, soit comme un journaliste du Parisien. Donc si l'on fait des images pour le Parisien, le lendemain, elles seront dans le journal, si ce n'est pas le cas, c'est qu'on est flic. Le difficulté a été pour moi d'expliquer au début que je n'étais ni l'un, ni l'autre. Une fois que c'est chose faite, il n'y a eu aucun problème.
Quel est le matériel que vous utilisez ?
Je travaille au Leica, qui est un appareil qui n'intéresse personne dans ces endroits là ! J'ai deux M6 et un M4P.
Mais en ce moment, je réalise des portraits dans des cités, à la chambre 4x5. Lorsque je la sors au milieu du parking, il ne m'arrive absolument rien. Ce qui se passe lorsque l'on arrive dans une cité avec une chambre, mais comme partout, c'est que tout le monde arrive pour regarder comment ça marche. Dans une cité, tous les gamins arrivent, et veulent tous être pris en photo.
© Jean-Manuel Simoes
Pourquoi ce titre ?
« Chiens de la casse », c'est le nom que les gamins se donnent entre eux. L'appellation officieuse des jeunes dans la rue. Pour eux, ce n'est pas péjoratif.
Les gens ont-il facilement accepté d'être pris en photo ?
Toutes les images que j'ai réalisé dans ce livre ont été faites soit au 21 soit au 35 mm. Donc je suis toujours très près, tout le monde me voit prendre des photos. Il n'y a aucune photo volée.
Dans le livre, il n'y a pas de mineur, c'est un parti pris de l'éditeur et moi. Il y a des images avec des mineurs, non pas en situation de délinquance, mais avec leur famille ect, que nous n'avons pas voulu en mettre dans le livre, pour qu'il n'y ai pas de problème. Dans un même livre, où certaines situations peuvent être interprétées comme celles de jeunes délinquants, ça peut être préjudiciable, et nous ne voulions pas que ça le soit. Nous les avons donc volontairement écartés, mais c'est normal qu'on ai eu ce soucis là et qu'on l'ai fait. Il y a une seule image où un père de famille pose dans une cage d'escaliers avec son enfant dans les bras. Mais le visage du petit est méconnaissable.
© Jean-Manuel Simoes
Qu'est-ce qui a été le plus dur à réaliser ?
La vraie difficulté n'a pas été le travail photographique, mais de faire le livre. Trouver un éditeur, c'est difficile. Aujourd'hui en France, il n'y a pas d'éditeur photo. Tout le monde édite des livres, mais c'est le photographe qui paie. Tous les gens que j'ai rencontré m'ont dit que le projet était super, qu'ils avaient envie de le faire, mais je devais payer.
J'ai mis 3 ans pour trouver quelqu'un qui a accepté de prendre les frais en charge. Michel, l'éditeur, lorsqu'il a vu le travail, m'a dit « je ne trouverai jamais de partenaire financier, mais je vais le faire parce que j'ai envie de le faire. » Il a donc payé la production du livre.
En plus de cela, le plus difficile a été en moi-même, de casser mes idées pré-conçues. Le plus dur finalement, a été un combat vis à vis de moi-même.
Quel est votre meilleur souvenir ?
Il y en a plein. Les fois où je me rendais là-bas, sans avoir d'argent pour manger, des gamins me payaient à manger. Ou encore un jour, où je me suis rendu à la cité des bosquets, et j'avais oublié mon portefeuille, et je n'avais pas de carte de crédit, rien. Je n'avais plus d'essence dans ma voiture. Ils m'ont proposé de me donner de l'argent pour me dépanner. On ne peut pas oublier ces choses-là.
© Jean-Manuel Simoes
Quelles réactions attendez-vous/aimeriez-vous du public ?
Ce que j'aimerai, c'est qu'ils se posent des questions, car globalement, il y a beaucoup de clichés dans ce livre, beaucoup d'images que l'on s'attend à voir. Des jeunes en train de fumer, de rouler des joints, des carcasses de voitures, mais ce qui est curieux, c'est qu'on finit par ne retenir que ça, alors qu'en tout et pour tout, il y en a 5 dans le livre.
Ce que je veux, c'est casser les certitudes. Montrer que la réalité c'est aussi l'entraide, les marchés, les familles ect...
Etes-vous retourné sur place pour montrer le travail accompli ?
Pas encore, depuis que le livre est sorti je n'ai pas arrêté. C'est prévu, j'ai des livres à offrir pour certains. J'ai connu des jeunes qui caillassaient les policiers en 2005, et qui sont aujourd'hui pères de famille. Ils m'ont invité chez eux, pour voir les enfants ect. J'entretiens ces relations, je continue à faire des photos dans ce contexte là.
Avez-vous des projets à venir ?
Toujours ! Le seul soucis, c'est que je ne sais jamais sur quoi je travaille. Lorsque la question est formulée, j'ai presque la réponse. Pour moi, la photo est aussi une façon de questionner le monde, d'essayer de m'aider à mieux comprendre le monde dans lequel je vis. Donc quand j'ai réussi à formuler une question, ça donne une réponse qui va amener d'autres questions.
Propos recueillis par Claire Mayer
L'ouvrage Chiens de la casse de Jean-Manuel Simoes est publié par les éditions Husson.