© Stanislas Guigui
Photographe et reporter des cultures en marges, Stan Guigui capture la vie, des portes de la Méditerranée aux bas-fond des quartiers d'Amérique Latine, y déposant un filtre d’esthétique qui révèle au public une réalité généralement noircie par la crasse de ses milieux. Il expose actuellement son regard « Atras del Muro » de l'inimaginable quartier colombien « el Cartucho », à la Galerie Particulière dans le 3eme arrondissement de Paris. Le temps d'une rencontre avec notre rédaction, en toute simplicité, il revient sur son parcours. Il confie son approche de la photo et plus largement sa conception de la vie, révélant un artiste à la fois conscient, intègre et impliqué.
Votre travail s’étend de Marseille à Bogota, alors pourquoi, selon vous, votre immersion dans le « Cartucho » suscite t-elle un engouement plus marqué que les autres ?
Le « Cartucho » est une légende en Colombie, un quartier qui existe depuis plus de 60 ans, et où beaucoup de monde essaye de rentrer pour y faire des photos ou des films. Ça captive et intrigue. Tout le monde dit que j'ai une touche particulière dans mon approche. Il faut savoir que c'est une série ratée au départ, toutes les photos étaient surexposées. Je connaissais peu Photoshop , je m'y suis penché et en jouant sur les contrastes et niveaux, tout est apparu. En face de l'école suédoise, allemande où tout est figé, posé et très réaliste, il y a dans mes photos une sorte de distance avec les personnages. Pour ma part, je ne suis pas arrivé en tant que photographe, j'ai partagé leur vie et ça se ressent dans mes photos. C'est pourtant des gens qui n'aiment pas montrer leur image, qui ne sont pas à l'aise, clairement parce qu'ils se sentent jugés et qu'ils le sont le plus souvent. Je ne dirais pas que cela a été plus facile avec moi car ça ne l'est jamais, mais ils apparaissent détendus, souriants. Je ne saurais pas expliquer cet engouement comme vous dites, ni pourquoi ça marche autant. Je suis toujours très étonné du nombre important de photos que je vends de cette série. Il y a même un collectionneur à Marseille qui en a 15, en noir & blanc et en couleur. Ça interpelle, cela doit faire appel à l'imaginaire collectif je pense, c'est un endroit qui est considéré comme la plus grande cour des miracles du monde. C'est très bien en un sens, car c'est un vrai problème social en Colombie, un des plus gros conflit au monde. Il y a 6 millions de déplacés par la guerre civile, et personne n'en parle. En France, on ne le relaie jamais et le gouvernement local renvoie une fausse image avec des infos de types : « Il n'y a plus de problèmes de drogue ni de trafic d'armes », mais c'est faux, et mon travail, c'est ma façon à moi de contribuer à relayer un peu plus la vérité.
Les critiques vous qualifie de photographe "Rock n'roll" mais comment vous voyez-vous réellement ?
C'est sûrement à cause de mon mode de vie un peu particulier, je n'ai pas le parcours classique, je n'ai pas fait d'école de photo et j'ai eu une vie quelque peu « turbulente ». C'était un peu justement « Sexe, drogues et Rock n'Roll », mais je l'ai voulue, c'était ma vie. J'aime les sujets qui bougent, j'ai travaillé et sorti un livre sur le cabaret New-burlesque, un pied de nez à pleins de choses. Je voulais sortir des convenances. Loin du cliché de la femme parfaite, c'était aussi une critique des Etats-Unis que je trouvais juste et drôle. On me dit souvent que j'ai une réputation « sulfureuse », oui pourquoi pas, c'est mon univers. Par rapport aux autres photographes je suis un peu atypique, disons que j'ai un autre parcours.
© Stan Guigui
Il y a un côté Diane Arbus dans vos choix, photographe de l'insolite et même du dérangeant, serait-ce clairement du voyeurisme ou de l'empathie, comment devient-on un photographe de l'underground ?
Je ne me sens absolument pas voyeur, je rentre dans l'intime et je passe du temps avec mes sujets. Je suis un photographe de l’instinct, je travaille d'abord pour des sujets qui me touchent et j'aime passer du temps avec mes modèles. Je m'accroche à eux, ils deviennent comme une petite famille avec qui je reste toujours en contact. On se connait dans l'intime au-delà du simple rapport professionnel. On partage les mêmes excès souvent, la même vie, ce qui peut, d'ailleurs, me poser quelques problèmes. J'ai des histoires affectives avec les gens, des histoires d'amours et tout se mélange. Il y a ceux qui ont beaucoup de recul avec les gens qu'ils photographient, moi je n'en ai jamais. Je m'y plonge à corps perdu et je vois ce qui se passe après. En marge par leur mode vie, leurs différences, par le côté social et une façon de penser la vie, je les comprends très bien. En réalité, c'est plus des retrouvailles, d'où le fait que j'arrive à avoir des clichés plus difficiles à obtenir pour d'autres. Les filles du cabaret New-burlesque par exemple n'avaient jamais accepté de poser pour le genre de photos que j'ai faites. C'est-à-dire dans l'intimité de leurs loges, au naturel. En tant normal, elles étaient habituées aux photos très retouchées, toujours maquillées. Elles savent qu'elles ont des problèmes de poids, mais elles n'aiment pas forcément le voir. Avec moi, c'était différent, ça c'est super bien passé, j'ai vraiment été intégré tel un membre supplémentaire de la troupe. On faisait des fêtes et comme une petite famille on partageait des moments hors travail très fort.
Il y a quelque chose qui nous rejoint Diane Arbus et moi, elle disait « je viens de la très haute bourgeoisie et j'ai passé mon temps à descendre dans les bas-fonds. » Je viens aussi d'un milieu très bourgeois. Contrairement à ce qu'il n'y paraît, par des incidents de la vie, j'ai été amené à avoir un style très différent du milieu d'où je venais. J'ai fait un rejet aussi étant plus jeune, et pendant de nombreuses années, j'ai très mal vécu cette situation. Je me sentais mal à l'aise et pas vraiment en accord avec mes choix. Au fil du temps, c'est devenu ma vie, et aujourd'hui, je ne la changerais pour rien au monde. Je travaille au feeling, sans trop de compromis, et j'en suis content. Pour moi, la photo, c'est un partage. Même si je suis un voleur aussi, je vole des photos dans la rue mais il n'y a pas de détournement. J'essaye toujours de magnifier et de valoriser mes modèles, sans même y réfléchir. J'obtiens rapidement leur confiance, je leur montre mon travail et ils savent qu'ils peuvent se fier à moi. Je fais souvent des portraits pour HSBC et je sens bien que ce n'est pas mon domaine, ce n'est pas mon « truc ». Me sentant moins à l'aise, c'est plus mécanique comme approche, ça me prend deux minutes, je pose la personne devant le mur et « clac », il ne se passe pas grand-chose d'intéressant. Je le fais car j'en ai besoin pour vivre, mais pas nécessairement par plaisir.
© Stan Guigui
Vous avez récemment travaillé à Marseille, avec des joueurs de l'OM, des Roms et des Punks aussi. Pourriez-vous nous en parler un peu plus ?
L'OM voulait faire quelque chose à l'occasion de Marseille 2013, et m'a commandé une exposition. J'avais déjà fait un portrait d'un joueur anglais, Joey Barton et l'OM avait adoré mon approche. Du noir & blanc d'abord, et du caractère humain aussi. De mon côté, je n'avais jamais vu de match de foot et j'en suis pas forcément adepte donc je leur ai dit que j'étais partant mais à mes conditions. Je voulais photographier les joueurs comme des hommes et non comme des stars de football, sans coiffeuses ni maquilleuses. La lumière, c'était moi, je ne voulais pas quelque chose de conventionnel auquel ils n'étaient peut-être pas habitués, et ça leur a tout de suite plu. Comme je n'étais pas connaisseur, je suis arrivé très détaché, je n'étais pas impressionné par les joueurs, et j'ai tout de suite eu un bon rapport avec eux. Aujourd'hui l'OM veut faire toute une série pour les salons VIP du nouveau stade Vélodrome à Marseille. L'exposition « Gueule d'OM » au Pavillon M en mai dernier, présentait les premiers portraits, et n'a pas duré longtemps mais il devrait y en avoir une autre au Mucem. Maintenant, j'aimerais bien aborder la question des supporters parce que ça m'intéresse et que c'est vraiment représentatif de Marseille.
L'exposition Punk et Cagole est à l'initiative de la galerie marseillaise « LAME » qui travaillait déjà sur le sujet avec trois artistes locaux, Farid Goual, Laurence Lefèvre et Julien Vergeot. Ils avaient entendu parler de moi je ne sais pas trop comment, et avaient beaucoup aimé un travail sur les punks que j'avais fait. J'avais trouvé un couple qui habitaient un wagon désaffecté près des docks, et j'ai bossé avec eux durant quelques mois. Ce n'est donc pas une expo à mon initiative et d'ailleurs pour moi ce travail s'inscrit dans mon projet global sur Marseille.
Enfin, je me suis effectivement penché sur la communauté des Roms et notamment grâce à une mère et son fils, Julia et Costa, tous les deux nains. Je les ai rencontré par hasard alors qu'ils faisaient la manche dans la rue, et les ai suivis durant plusieurs mois. A notre rencontre, ils vivaient dans un hôtel mais ne pouvant plus payer, ils ont fini sur un matelas du côté de la gare St Charles. Le père qui les avait abandonné est revenu, ils sont alors partis en Espagne, mais sans plus de possibilité ils sont revenus. J'ai toute une série de clichés avec eux, je m'étais régalé, c'est vraiment des gens super que je continue à croiser ici et là, avec toujours le même plaisir.
© Stan Guigui
Peut-on dire : « Bogota-Marseille même combat » ?
Travailler à Marseille, c'est un peu pareil qu'au « Cartucho ». On dit que Marseille est une ville extrêmement violente, mais c'est surtout une ville très pauvre avec beaucoup d'immigration. C'est un port, et les gens arrivent avec d'autres codes que les nôtres. C'est la porte de l'Afrique, la ville la plus pauvre de France, avec 25% de chômeurs à qui on ne propose rien, et pour lesquels il n'y a pas de solution. Évidemment, il y a le trafic de drogue aussi, sur lequel on ferme les yeux parce qu'il maintient un équilibre et constitue une forme de paix sociale. Il fait vivre des familles entières, leur permettant de s'en sortir et au lieu de boire, ils fument tout bêtement. J'ai eu une discussion à ce sujet avec le préfet des Bouches du Rhône il y a quelques mois, je lui disais que Marseille était une ville où les gens se débrouillaient et que si on ne les laissait plus le faire, il y aurait des vols à l'arraché et une hausse de la criminalité. Les gens ne vont pas se laisser mourir de faim, la prison n'est plus une solution, la plupart des délinquants font des allers-retours et ça ne les dérange pas. À Marseille, comme en Colombie, c'est les mêmes populations que je photographie. J'ai beaucoup travaillé avec des dealers, des prostitués, des camés. Ce sont des codes que je connais, je sais comment travailler avec ces personnes. Je sais évoluer dans ces milieux sans qu'on pique mon matériel et sans me faire taper surtout. C'est ce que je sais faire de mieux et le reste ne m'intéresse pas forcément non plus. J'aime les belles choses évidemment et je pourrais photographier des fleurs. Peut-être que lorsqu'il y aura moins de problèmes, je me pencherais sur les natures mortes. Pour l'instant, c'est l'être humain qui m'intéresse et pas autre chose.
Comment faites-vous pour amorcer et entamer les rencontres avec vos sujets ?
Généralement, je les rencontre dans la rue et je vais les voir directement en leur expliquant ce que je veux faire. J'ai aussi un petit réseau (amis, familles) et il peut arriver que ce soit les gens qui me contactent directement ou me dirigent vers des modèles. Je commence à être connu pour mon travail et mon approche. Je devais travailler avec un trafiquant d'arme justement, un parisien basé à Marseille qui fournit toute la ville. Nous étions prêts, mais au derniers moment, il a eu peur et s'est désisté. La photo, c'est de la gestion d'êtres humains aussi, il faut savoir aller vers l'autre et accoster les gens, rentrer dans leurs intimités sans tomber dans l'intrusif. Penser à garder la distance nécessaire pour capter l'intéressant sans pour autant perdre le tact qu'il convient. C'est un échange naturel, je n'ai pas vraiment de méthode en réalité. Il ne faut pas se méprendre car si mes sujets se laissent photographier, c'est bien parce qu'ils sentent qu'ils peuvent avoir confiance justement. Ils n'ont peut-être pas grand-chose, mais ils ont au moins ça, un instinct animal qui les guide et leur font savoir vers qui ils peuvent se tourner.
© Stan Guigui
D'autres sujets de reportages pour l'avenir, à Marseille ?
Je n'ai pas encore fini mon travail à Marseille, j'étais en Mongolie cet été et avec les expos sur le « Cartucho » qui s'enchaînent, cela me prend beaucoup de temps. Le projet est de sortir un livre sur l'ensemble de mon travail à Marseille et d'essayer de vendre des expos. Il y aura donc les punks, les joueurs de l'OM et toutes les communautés dont je me suis approché. J'ai ratissé large, les Africains, les Italiens, les Roms … Je voudrais sortir des clichés et montrer honnêtement toutes les facettes de Marseille, c'est vraiment un micro-monde. Dans le cadre de Marseille 2013, la ville m'avait commandé un travail sur les Roms, j'ai travaillé pendant 6 mois sur ce projet puis au final ils se sont rétracté avec le motif que c'était trop « politique ». C'est tellement politique que personne n'en a voulu en France. Ils veulent tous le même type de clichés qui justement vont dans le sens des politiques mais ça ne m'intéresse pas de travailler comme ça. Je ne suis pas là pour aller dans le sens du poil, au contraire je suis un artiste, je suis là pour montrer les problèmes ; du moins quand je le peux.
Justement aujourd'hui vous exposez à Paris où leur condition est particulièrement regardée et menacée, peut-on espérer un regard de votre part sur cette situation ?
Malheureusement je ne peux pas m'occuper de tout. Et qu'on soit à Marseille ou Paris c'est le même problème, ils vivent dans les mêmes conditions et connaissent la même situation. Les autorités les font bouger dans tous les sens, les gens partent puis reviennent. De toute façon, c'est leur histoire, ils aiment vivre comme ça. Ils aiment la liberté, ils ne veulent pas de contraintes, ils ne veulent pas se prendre la tête. Et la réalité, c'est que même quand ils essayent de faire des efforts, soit ils ne parlent pas la langue, soit ils n'ont pas de papier, donc on les expulse. On a créé la communauté européenne, supposée être la libre circulation des gens et des marchandises, eux ils en font partie mais on les renvoie. Ca ne peut pas fonctionner que dans un sens, c'est un véritable problème de société qu'il va falloir traiter à un moment ou à un autre. C'est une force vive et humaine, on devrait en tirer parti plutôt que de les expulser. Avec toutes les colonies qu'a la France dans le monde entier, on devrait commencer par les intégrer via une vraie main tendue. Au lieu de leur donner de l'argent, on devrait leur apprendre à lire, écrire et se débrouiller.
© Stan Guigui
Propos recueillis par Sylvia Ceccato et Ana Santos