« "Rêve" sibérien: est-il décent d'appliquer ce terme, dont on connaît tant de mièvres variantes touristiques (Taormine, Tahiti, Honolulu), à une terre doublement marquée par la cruauté du climat et par les tragédies de l'histoire? »
Sibéries, paru aux éditions Actes Sud marque une nouvelle collaboration entre l'écrivain Dominique Fernandez, membre de l'Académie Française, et le photographe Ferrante Ferranti, qui avaient déjà publié ensemble Sicile (2006), Imaginaire des ruines (2007), Naples (2011) et Voyage dans l'Algérie antique (2013).
Sur ses 200 pages, Sibéries dresse un portrait de cette région mythique, dont nombre de villes semblent avoir été oubliées dans le passé. Pour ce projet, Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti se sont aventurés dans ce territoire que Dostoïevski a surnommé « maison des morts » au bord du Transsibérien, la plus longue voie ferrée au monde. Construite entre 1891 et 1906, elle traverse la Sibérie d'ouest en est, reliant occident et orient sur 9 288 kilomètres et passant par sept fuseaux horaires, de Moscou à Vladivostok. Espace confondu entre l'utopie et le tragique, la Sibérie ne cesse d'intriguer par sa profonde dualité, ses paradoxes, que Ferrante Ferranti et Dominique Fernandez traduisent et dans l'image et dans le texte.
© Ferrante Ferranti
Ces photos, présentes en grands et petits formats, seules ou juxtaposées, relatent des déambulations dans les villes desservies par le Transsibérien. La démarche de Ferrante Ferranti semble ici s'intéresser à capturer la vérité de ses objets, avec des photographies simples, sans d'apparentes retouches. Il est surprenant que, pour sa grande majorité, ces images ne montrent pas une Sibérie en tant que désert glacé. Cela peut être expliqué par le simple fait que la plupart des photos aient été prises pendant l'été, alors qu'un imaginaire commun lui impose la saison hivernale. Ce choix, somme tout assez pragmatique, finira par délivrer une vision originale, précisément pour montrer la complexité de cette région.
Le voyage commence à Moscou, le premier arrêt se fait à Nijni Novgorod, ville qui marque le point de confluence entra la Volga et l'Oka, où Occident et Orient se rencontrent dans l'architecture. Avant d'arriver en Asie, un arrêt sur une autre ville, Kazan, qui juxtapose les Tatars musulmans et les Russes orthodoxes dans une harmonie paisible, et dont l'université a pu accueillir des figures comme Tolstoï et Lénine.
© Ferrante Ferranti
Arrivant finalement au-delà de l'Oural, un constat étonnant : il n'y a pas d'asiatiques en Sibérie, peuplée massivement par des Européens, descendants de colons russes. Ekaterinbourg est la première ville orientale du voyage, mais sur les photographies elle s'avère, comme Dominique Fernandez le note dans sa préface, « une vitrine éclatante, bien qu'un peu ternie par l'état piteux des immeubles, de l'art occidental ». Une centaine de bâtiments a été construite entre les années 1920 et 1930, pendant le mouvement architectural constructiviste, influencé par des noms comme Malevitch, Kandinsky ou Rodtchenko, qui démentirait, selon l'écrivain « ce qu'on colporte sur l'étouffement de toute liberté artistique pendant l'ère communiste ».
Prochaine station, Novossibirsk, la capitale de la Sibérie occidentale, une ville qui s'est créée en parallèle à l'avènement du train. Dans les rues, tout ce qui est important se réfère à Lénine, dans une volonté de garder l'histoire en esprit. Paradoxalement, aucune place, aucun monument n'évoque l'existence de Staline, banni de la ville et, jusqu'en 1980, des manuels scolaires. Krasnoïarsk, tout comme Novossibirsk, est une grande ville, qui juxtapose les souvenirs d'un passé socialiste et communiste, imprimé dans les noms des rues et dans l'architecture d'anciennes maisons en bois, aux bâtiments modernes.
© Ferrante Ferranti
A l'occasion de cette excursion, Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti ne se limitent pas au trajet du Transsibérien, concentré sur le sud de la Sibérie, sa partie la moins sévère, d'un point de vue aussi bien géographique qu'historique. Dans sa préface, Dominique Fernandez raconte qu'ils étaient censés prendre un bateau à Krasnoïark pour atteindre l'Arctique, mais la sécheresse de cet été était telle qu'une partie de l'Ienniseï s'était évaporée et, autour, la taïga brûlait, incontrôlable. L'incendie, qui n'a pas suscité de réaction de la part des habitants, oblige les auteurs à changer de ville pour pouvoir embarquer. La traversée du cercle polaire est enregistrée par le photographe dans ses jeux de lumières impressionnants, favorisé par les fameuses nuits blanches polaires.
Les photographies de la Sibérie du Nord sont frappantes ; elles témoignent d'une profonde relation avec une histoire marquée par l'emprisonnement et l'exil compulsifs. Norilsk est l'une de ces villes qui semble avoir résisté à l'évolution du temps. Fondée sur l'ordre de Staline, Norilsk a été bâtie par les déportés dans un désert habité uniquement par le permafrost. L'extraction du nickel, la principale activité de la région, a fait de Norilsk l'une des capitales du goulag. La ville minière subsiste encore, avec plusieurs usines abandonnées et d'autres qui sont toujours en activité, rangeant la ville dans la liste des plus polluées au monde. Les photographies montrent l'importance de la pollution présente dans l'air, liée surtout à l'exploration minéralogique, qui offre ici un scénario spectaculaire avec ses fumées colorées. La partie habitée de la ville, « la Saint-Pétersbourg du Nord », a une architecture qui essaie de mettre en scène une certaine pompe, mais il suffit d'avancer un peu pour découvrir des immeubles construits à l'origine pour les exilés, dont la structure n'a pu résister aux vicissitudes du climat.
© Ferrante Ferranti
© Ferrante Ferranti
Après les déambulations dans le nord, les auteurs reviennent sur la ligne du Transsibérien. Avant d'arriver au dernier arrêt, un passage par la capitale orientale, Irkoutsk, s'impose, de même pour le lac Baïkal. Ce lac, autour duquel la présence de l'homme reste rare, représente à lui seul 20% des réserves d'eau douce mondiales, mais est surnommé « mer » par les Russes. Au bout des 9 288 km, se trouve Vladivostok, un port qui donne sur la mer du Japon, ville aujourd'hui grise et triste mais qui fut autrefois synonyme d’effervescence, après la Révolution d'octobre.
Ce voyage, étendu sur des milliers de kilomètres et plusieurs semaines, résulte dans des photographies qui illustrent à la fois une continuité, une ressemblance aiguë entre les villes parcourues et une série de particularités propres à chacun de ces endroits. Avec cet ouvrage, Dominique Fernandez, par son texte à la touche historique et Ferrante Ferranti, par ses photographies pures et crues, invitent le lecteur à découvrir une Sibérie multiple, bien au-delà des clichés dont elle a pu être l'objet au fil du temps.
© Ferrante Ferranti
Ana Santos
Sibéries, Dominque Fernandez et Ferrante Ferranti
Actes Sud
200 pages
28 x 31,5 cm
150 illustrations en quadri
65 €