© Giorgia Fiorio
L'artiste italienne Giorgia Fiorio nait à Turin en 1967. Photographe indépendante, elle se plaît à mener de longs projets documentaires étalés sur des décennies. Ainsi, de 1990 à 1999, elle infiltre diverses communautés fermées d'hommes aux quatre coins du monde : boxeurs, mineurs, légionnaires, torreros, pompiers et marins. Les Editions Actes Sud proposent dans l'ouvrage Figuræ, un extrait conséquent de cette série photographique initialement intitulée Des hommes.
Ce petit format (21x18cm) dévoile un ensemble de clichés en noir et blanc qui revêtent deux types de formats : des photographies en pleines pages ou des images carrées centrées dans leurs feuillets blancs. La préface est signée Régis Debray. L'écrivain y introduit l'oeuvre de Giorgia Fiorio : « Plus que dérangeante, cette enquête : provocante et nécessaire », écrit-it, « L'époque est aux vedettes, aux champions et au people : voici des groupes anonymes, des visages inconnus, des chorégraphies involontaires et sans danseur étoile. »
L'ouvrage est divisé en sept chapitres. Tous sont organisés selon le même schéma : d'abord un titre, puis des images qui se suivent sans intitulés ni légendes, enfin un texte de quelques pages de la main de Giorgia Fiorio elle-même.
© Giorgia Fiorio
L'aventure débute sur ce titre fort: « Du combat ». Consigné au milieu d'une page blanche, il fait face au cliché d'un boxeur : fermement appuyé contre la barrière d'un ring, il fixe intensément l'objectif. En 1990, l'artiste est autorisée à documenter l'entrainement des boxeurs du Gleason's Gym, à Brooklyn. Elle y passe trois mois avant d'investir Le Physical Johnson Boxing Club, puis le Fort Apache Youth Center. Elle fait ensuite la connaissance de Big Georges, un colosse de 2m04 qui l’emmène faire la tournée des matchs professionnels. Dans les clichés de « Du combat », la photographe tente de capter l'homme dans son essence la plus brute. Elle illustre l’instantané de corps en action, en démonstration de force.
© Giorgia Fiorio
C'est un autre type de combat que décrit « De la terre ». Les mineurs que l'artiste rencontre en Ukraine, en 1993, sont liés d'une manière toute différente. Ils ne se battent pas entre eux mais ensemble, pour résister aux conditions difficiles dans lesquelles ils travaillent au quotidien. Giorgia Fiorio expose dans ce chapitre des torses contractés dans l'exercice d'un effort constant, des peaux nues que seule la noirceur du charbon habille. Elle cherche à pénétrer l'intimité la plus impudique de ce groupe de travailleurs. « Au centre, sous les jets d'eau bouillante, ils sont nus », relate-t-elle, « Je dois entrer là-dedans, saisir cet instant de vie en suspens ... Devant le seuil je répète : c'est maintenant ou jamais. Je frappe trois coups sur le verre dépoli, le silence se fait soudainement ; les yeux cachés, fixés derrière le viseur de l'appareil, j'ouvre la porte en grand. »
© Giorgia Fiorio
En février 1995, Giorgia Fiorio s'engage pour dix mois auprès de légionnaires français qu'elle accompagnera au Gabon, en Corse, en Bosnie-Herzégovine ou encore au Tchad. Le récit photographique de cette odyssée s'intitule « Des armes ». L'artiste y conte l'histoire d'hommes unis par l'ennemi, et dont les mentalités, au même titre que les corps, sont soumis à une discipline stricte. Elle offre la vue en plongée d'un groupe d'hommes rigoureusement alignés au milieu d'un somptueux désert, le soleil se reflétant sur leurs bustes dénudés. Elle immortalise deux visages de légionnaires, émanant le l'eau d'un étang, dans lequel leurs corps restent totalement immergés. L'artiste parvient dans ce chapitre à tirer de ces guerriers, puissants et impassibles, des portraits émouvants et par dessus tout, paisibles.
© Giorgia Fiorio
« De l'art et de la mort » réunit des clichés de torreros espagnols, qu'ils soient en apprentissage, en entrainement ou en pleine représentation. D'une communauté d'hommes dont la profession demande force physique et courage, Giorgia Fiorio va chercher à extraire la faiblesse cachée, la peur ancrée, l'angoisse de mort.
« Du feu » met en scène la vie de caserne. L'auteur de Figuræ y capture les actions héroïques d'une brigade du Bronx, et également celles de pompiers peu ordinaires. En effet, à Susanville, en Californie, « il existe un programme de réhabilitation destiné aux prisonniers 'à bas risque' », explique l'artiste, « Trente-trois Conservation camps déploient jusqu'à deux cent 'pompiers-forçats' par camp ». Un jour, l'un de ces soldats du feu hors du commun confie à la photographe : « Cette expérience, vous comprenez, c'est une occasion unique. C'est qu'il se passe quelque chose. On sait qu'on est meilleur. Je ne veux pas dire meilleur que les autres, je veux dire meilleur que ce qu'on a jamais cru pouvoir être. »
© Giorgia Fiorio
Enfin, en 1999, Giorgia Fiorio embarque sur un bateau de pêche écossais. Au gré de ses pérégrinations maritimes dans les îles Shetland, en Italie puis en Sicile, elle photographie les membres d'équipages dans leurs saillants costumes blancs, leur activité, leurs navires, les adieux à leurs proches. Elle se souvient d'un moment particulier, surement le plus fort de l'aventure de
« De la mer ». Une nuit de juillet, quelque part entre Rouen et Ponta Delgada, la cloche de bord retentit. Un homme est tombé à la mer. Malgré de multiples tentatives de sauvetage, celui-ci ne remontera jamais à la surface. C'est ainsi que l'artiste partage avec cette communauté, l'une des choses qui plus que tout uni les Hommes : le deuil.
© Giorgia Fiorio
Dans la postface de l'ouvrage, Gabriel Bauret, commissaire d'exposition, étudie les motivations de la photographe: « De toute évidence, il ne s'agit pas … d'un point de vue visant à idéaliser la gente masculine. En regard des projets qui vont suivre, ce travail apparaît d'avantage comme l'une des étapes d'une longue recherche vers la compréhension de l'être humain, dont la photographie est l'instrument. »
La photographie de Giorgia Fiorio se trouve aux confins de deux mondes, quelque part entre le reportage et l'œuvre d'art délicate. Autant qu'elle enseigne, elle émeut, et ravit les yeux gourmands du lecteur qui en redemande. Photographe, mais écrivaine également, elle use des mots avec autant d'aisance qu'elle capture la lumière et construit les cadres. Figuræ s'appréhende comme le journal de bord de dix années de voyages. Malgré la véracité des sujets représentés par l'artiste, son écriture romanesque, alliée à la poésie de sa photographie, excite l'imaginaire du lecteur. Figuræ ne se lit ni ne se regarde, il se dévore.
Ismène Bouatouch
Figuræ, Giorgia Fiorio
Editions Actes Sud
176 pages
21 x 18 cm
30 €