« Silencio » Blizka / Bulgarie 2010 © Thomas Jorion
Les éditions de La Martinière publient Silencio, de Thomas Jorion : un ouvrage dont le format colossal (36x25cm) et la belle présentation, donneront au public l'impression de posséder un véritable trésor.
« Thomas Jorion est un jeune photographe français, né en 1976, dont le travail est dédié aux paysages urbains en ruine et aux grands bâtiments désaffectés » relate la courte biographie consignée en fin d’ouvrage.
Basé à Paris, l'auteur parcourt le monde à la recherche de ces lieux perdus, abandonnés de l'homme, que la nature tend à reprendre petit à petit. Ces endroits, véritables paradis esthétiques dans l'objectif du photographe, sont aussi l'enjeu d'une véritable réflexion : sur la matérialité, le temps, l'histoire, l'évolution, la valeur du présent. D'ailleurs, Silencio débute sur une citation de Françoise Proust qui conditionne d'entrée de jeu le lecteur à une approche réflexive des images : « Tout événement est éclatant, catastrophique. A peine né, le nouveau est détruit, à peine apparu, un nouveau paysage est en ruine. Non pas que le temps emporte successivement chaque maintenant, chaque présent, chaque temps « plein ». Au contraire, chaque présent est « vide », parce que vidé de son sens dès qu'il arrive, parce qu'expulsé de lui-même. La ruine n'est pas l'effet du temps qui passe, le délitement des choses sous l'effet du passage et du polissage du temps. La ruine est l'état même des choses modernes.»
Les clichés de Silencio revêtent tous le même format : une quasi pleine page dont le blanc vient créer un cadre immaculé aux images, mettant ainsi en exergue les couleurs extraordinaires des photographies. Les légendes sont discrètement inscrites sous chacune d'entre elles. De temps à autre, un feuillet demeuré vierge permettra une pause ; dédiée à la réflexion ?
Les 153 photographies de l'auteur, réalisées entre 2007 et 2013, sont réparties suivant six chapitres. Chacune de ces sections débutera par un texte d'ouverture signé Laetitia Guillemin : photographe, enseignante et iconographe parisienne.
« L'autre Amérique » ouvre ce bal photographique. Ce chapitre rassemble des images d'hôtels, hôpitaux, salons de coiffure, cinémas : une sélection de lieux publics vétustes et désertés. Cette section expose les failles, les fragilités, les dualités d'une première puissance mondiale qui n'est pas inébranlable pour autant. Dans la plupart des clichés, des fenêtres s'ouvrent sur un extérieur, qui ne se déchiffre pas forcément, mais qui est suggéré. Elles font références au monde qui continue de se mouvoir, d'avancer, en parallèle à ces ruines immobiles. Ces fenêtres instaurent l'idée d'un mouvement du passé vers l'avenir, et donc un espoir : « installé au milieu des ruines, le spectateur regarde, par la fenêtre, l'Amérique se reconstruire ».
« l’autre Amérique » See the disaster, hôtel, Michigan / Etats-Unis 2009 © Thomas Jorion
Comme l'annonce le titre, « Palais Oubliés » met en scène une succession de villas somptueuses et d'hôtels particuliers abandonnés par leurs propriétaires. Ces images sont frappantes tant la beauté et la richesse de ces lieux, encore emprunts de leurs vives couleurs, contraste avec l'état d'insalubrité dans lequel ils se trouvent. La série de photos génère une certaine frustration : il est difficile pour le spectateur de voir de tels trésors se détériorer sous ses yeux impuissants.
« Palais oubliés » Porpora Villa, Piémont / Italie 2010 © Thomas Jorion
« La quête des Soviets » enchaîne le pas aux « Palais Oubliés ». Thomas Jorion est âgé de 14 ans lorsque le mur de Berlin s’effondre en novembre 1989. « Ce jour-là, le bloc de l'Est a rendu l'âme », explique Laetitia Guillemin, « Le système qui a régi cette partie du monde disparaît au profit d'un nouvel ordre mondial … C'est ce monde disparu que révèle La quête des Soviets. » Les images de cette section, véritable témoignage historique, raniment des vestiges d’églises, salles de bals ou gymnases. Lorsque « L'Autre Amérique » tentait de guider le public vers un futur plein d'espoir, ce nouveau chapitre lui remémore le passé : rien de contradictoire car il est nécessaire de tenir compte du passé pour construire un meilleur avenir.
« Quête des Soviets » Basketball, Gymnase, Brandebourg / Allemagne 2010 © Thomas Jorion
« La révolution éteinte », quant à elle, n'interroge ni le passé, ni l'avenir, mais s’intéresse plutôt à la vitesse à laquelle le monde évolue, se transforme. « Avec la révolution industrielle … la technique prend le pas sur les modes de productions ancestraux, l'artisanat et la culture... Tout va très vite, puis tout disparaît au profit de la société technologique, elle même supplantée par le numérique.» Dans ce chapitre, Thomas Jorion capture d'anciennes usines, cimenteries, alumineries, centrales électriques : des sujets peu séduisants qui pourtant, donnent naissance à des images oniriques. Cisterna, la cimenterie immortalisée par le photographe en Lombardie, prend des allures de temple avec ses grandes allées agrémentées de colonnes couvertes de végétation. Une large étendue d'eau s'est établie dans l'usine d'engrais Conchiglia ; elle offre le reflet de l'immense verrière qui la couvre. Une véritable forêt semble avoir élu domicile sous les charpentes de l'usine Maggese.
« La révolution éteinte » Les orgues, centrale électrique, Hainaut / Belgique 2011 © Thomas Jorion
« Konbini » se tourne vers le Japon, un pays dont les multiples désastres ont conduits à maintes reconstructions : Hiroshima, Nagasaki, Fukushima. « Mais au delà des blessures, Thomas Jorion s’intéresse au Japon de le consommation, voire de l'ultra-consumérisme : les konbini, qui ont donné leur nom à la série, sont ces petits commerces que l'on trouve à chaque coin de rue. »
« Konbini » Gen’sou hôtel, Préfecture de Gunma / Japon 2011 © Thomas Jorion
Enfin, « Silencio » se démarque des autres chapitres par son caractère fantastique. En effet, les images qui viennent clore l'ouvrage de Thomas Jorion n'ont plus pour objectif de « rendre comte ». Elles ne résultent plus d'une réflexion sur le monde réel mais elles revêtent une dimension plus abstraite qui engage l'imagination du lecteur. Cette « nouvelle direction » du travail du photographe aurait été provoquée par une scène du film Mulholland Drive de David Lynch. Silencio est le nom d'un cabaret où se retrouvent les deux héroïnes lorsque le présentateur s'écrie : « Tout n'est qu'illusion ! ».
Dans son œuvre, Thomas Jorion est très loin d'accorder à la ruine la valeur nostalgique que lui conféraient les Romantiques au XIXe siècle. Elle est pour lui un moyen d'expression, un foyer de questionnement, et bien évidemment, une source de beauté.
Ismène Bouatouch
Silencio, Thomas Jorion
Editions de la Martinière
216 pages
36x25 cm
69 euros