© Mark Cohen, Woman with red lips smoking, 1975, Courtesy ROSEGALLERY
Le BAL met à l’honneur le photographe Mark Cohen dans une exposition intitulée Dark Knees.
Mark Cohen naît en 1943. A l’âge de quatorze ans, il se voit offrir un petit appareil photo en plastique. Ce cadeau marque le début de sa carrière de photographe. Il participe très tôt à des concours dont il sort lauréat. Dès ses seize ans naît en lui une obsession qui ne le quittera jamais : exposer ses photographies à New-York.
Il rejoint régulièrement la grosse pomme dans l’espoir de s’y faire connaitre, mais il ne s’y établira jamais, ni à New-York ni ailleurs. Il restera sous la protection de Wilkes-Barre, sa petite ville natale de Pennsylvanie. L'enracinement de Mark Cohen dans sa ville lui permettra de conserver l'authenticité de son art, de rester hors d'atteinte de toute influence. Le photographe réalise son objectif en 1973, date à laquelle le penseur Szarkowski lui consacre une exposition au MOMA. Aujourd'hui, à l'age de 70 ans, il connait sa première exposition majeure en Europe.
© Mark Cohen, Torn shirt, Wilkes-Barre, 2012
Les deux salles du BAL sont consacrées aux clichés de l'artistes réalisés à Wilkes-Barre.
La salle du rez-de-chaussée accueille, sur trois de ses murs, des photographies en couleurs. Une paire de mains dont l'une est gantée et l'autre non, la mâchoire ridée d'une femme expirant la fumée d'une cigarette: ces images introduisent le public à l'univers singulier de Mark Cohen. Le quatrième mur, « mur des débuts », est chargé de clichés en noir et blanc ; il présente les travaux les plus anciens de l'artiste.
Dans la salle du sous-sol, une mise en scène atypique: les photographies sont apposées bout à bout et forment une ligne puissante qui s’étend le long de quatre parois rouges flamboyantes. Par le choix de cette scénographie, Diane Dufour, directrice du BAL, a désiré transcrire son sentiment particulier du travail de l'artiste: la ligne traduit une certaine dynamique, tout comme l'oeuvre de Mark Cohen – mais elle est également analogue à la pellicule d’un film. «Dans chaque image il y a le point de départ d’un film », dit-elle, « il est comme un réalisateur qui suggère tout un film en une unique image ».
Touchée par la poésie des titres que le photographe a choisi à ses œuvre, Diane Dufour lui a demandé de les écrire à la main, directement sur les murs ; ainsi, ils viennent former un poème qui souligne les images. Le noir et blanc domine cette présentation, parsemée çà et là de touches de couleur. Cela ne résulte pas d’un choix de l’artiste mais simplement du fait que la couleur, à l’époque, était un luxe que Mark Cohen ne pouvait se permettre.
© Mark Cohen, Bare thin arms against aluminum siding, 1981
L’artiste n’a aucun sujet de prédilection. Il capture les objets autant que les hommes : « il prélève des bouts de corps comme s’ils étaient des natures mortes, et des natures mortes comme si elles étaient des objets animés », raconte la directrice du BAL. Pour Mark Cohen, seule la démarche photographique compte. Le cliché résultant de cette démarche, lui, n’a aucune importance. « Il n’y a aucune raison à l’art » dit-il, « aucune légitimité à mes photographies » .
En effet, Mark Cohen a un mode de fonctionnement très singulier, une façon propre à lui de voir et de photographier le monde. « Je ne me ballade pas toujours avec mon appareil photo au cas où je croiserai de belles images », dit-il, « je pars le matin et je vais me balader, trois heures, deux heures, vingt minutes, et je pars dans l'idée concrète de prélever des images ». Partisan de l’instantané et fétichiste du détail, il croise une mèche rebelle, une paire de jambes séduisantes, des clavicules dont l’alignement parfait l’étonne, il ressent alors le besoin compulsif de saisir l’objet en question, il s’approche, photographie, et s’en va. « Jamais de conversation, jamais de contact », dit-il, « je ne connais pas 99% de mes modèles ». Jamais non plus l'artiste ne colle son œil au viseur de son appareil. Il porte l'engin à la hanche et c'est sa main qui, par instinct, va cadrer l'image. Il fait des photos entre chien et loup, « twilight », comme il le dit. Jamais il ne recadre ni ne revient sur une image, chaque cliché pris appartient au passé dans la seconde qui suit.
© Mark Cohen, Blackberries, 2008 / Courtesy ROSEGALLERY
La démarche de Mark Cohen n'est aucunement descriptive, elle est psychologique. C'est la poursuite du danger, la recherche d'une certaine transgression sociale, qui anime le photographe. Amateur de cadrages serrés, il est amené à se rapprocher très près de ses modèles, créant chez eux une tension, au mieux, et une agressivité, au pire. L'un des clichés de l'exposition représente d'ailleurs le poing d'un homme qui, perturbé par la proximité du photographe, s’apprête à le frapper. « Les réactions agressives des gens ont donné un cadre psychologique à mes photos » dit il, « une pression psychologique à mes images ». A propos du visage d'une enfant mâchant un chewing-gum il dit « Ca semblait presque mal d'exposer cette fillette de la sorte ». Son œuvre, quelque part, est autobiographique ; c'est la biographie de son être intime. « Cette tension, c'est la mienne » dit-il.
© Mark Cohen, Bubblegum, Wilkes-Barre, 1975
L'artiste apprécie les manteaux léopards, « qu'ils soient vrais ou en plastiques, peu importe, une fois sur papier ils deviendront un amas de grains d'argent ». Plus qu'un photographe, Mark Cohen est un poète qui s'ignore. C'est en tout cas ce que pense Diane Dufour et le public ne tardera pas a acquiescer. Lorsque cette dernière lui demande quelles sont ses influences littéraires, il dit apprécier la romancière Flannery O'Connor et être familier avec le concept de « phénoménologie » de Gaston Bachelard.
D'ailleurs, dans son ouvrage La poétique de l'espace, le philosophe Gaston Bachelard explique que « Donner son espace poétique à un objet, c'est lui donner plus d'espace qu'il n'en a objectivement, ou pour mieux dire, c'est suivre l'expansion de son espace intime. » C'est ce que fait Mark Cohen : il confronte son public à un morceau de corps ou de visage au travers duquel se ressent toute l'immensité d'un monde qui reste à inventer. Là est toute la poésie de son œuvre.
© Mark Cohen, pink jumprope, 1975 / Courtesy ROSEGALLERY
Ismène Bouatouch
Photographies et vignette © Mark Cohen