L'exposition de Vlad Sokhin, « restavèks » marque incontestablement les esprits. Les restavèks sont 300 000 enfants victimes d'esclavage en Haiti. Vlad Sokhin a partagé leur quotidien le temps de voir, mais souvent sans comprendre. Un reportage exposé à Visa pour l'image à l'occasion de sa 25e édition.
Pourquoi avez-vous choisi la photographie ?
J'aime prendre des photos, comme tout le monde. A un moment donné, j'ai perdu mon emploi, et ma femme m'a dit « tu as un appareil, prend le et va dans les manifestations prendre des photos ». C'est comme ça que tout a commencé. J'ai fait plusieurs reportages différents, des photos de sport pour les journaux, un peu de photographie commerciale. J'ai commencé à faire de plus en plus de travaux.
Je fais moins aujourd’hui de « news », car j'aime passer du temps avec les gens, certains sont devenus mes amis. Pour moi, il est plus intéressant de passer du temps et de vivre avec les gens, apprendre non pas uniquement leur histoire, mais aussi leur culture, leur langue, tout. C'est une façon de vivre.
Quel a été votre premier reportage ?
C'était dans le centre de Lisbonne, je me baladais. D'un coup, la police a bloqué toute la zone, en plein centre ville. Ils ont commencé à vérifier les identités pour trouver des immigrants illégaux. Ils étaient juste devant moi, et j'ai remarqué qu'il n'y avait pas d'autres photographes, donc j'ai commencé à photographier. J'ai envoyé mes images à des journaux, qui les ont publié. C'est l'une des premières histoires que j'ai raconté.
Pourquoi avez-vous commencé ce reportage sur les « Restavèks » ? Comment avez-vous eu connaissance de leur existence et comment votre reportage s'est-il organisé ?
Il y a deux ans, j'étais en Papouasie-Nouvelle Guinée en reportage. Je me suis rendu à ce moment là aux Etats-Unis, à New York, pour mon exposition, et j'avais un peu de temps libre, donc je voulais aller ailleurs pour découvrir. Juste avant cela, j'ai lu un livre sur les Restavèks, de Jean-Robert Cadet, qui était lui-même restavèk. Un livre très personnel, autobiographique, qui m'a fait pleurer, un livre très fort. J'ai voulu trouver des images, et j'ai commencé des recherches. J'ai trouvé quelques images d'ONG, mais aucunes de photojournalistes. Je me suis dit alors qu'il y avait une histoire à raconter, mais je n'étais jamais allé en Haiti. J'ai donc commencé à contacter différentes ONG locales, certaines n'ont pas répondu, mais une m'a répondu, « restavèk freedom fundation », en me disant « vous savez, chaque jour, nous avons des demandes de journalistes, de photographes, qui veulent venir. Mais après ? Pourquoi devrions-nous vous aider ? Vous prendrez les photos puis vous partirez. » Je leur ai dit qu'ils pouvaient utiliser mes images gratuitement, pour tout ce qu'ils voulaient, que je financerai moi-même mon projet, que j'avais juste besoin des accès, d'un traducteur et de contacts. Ils m'ont dit de venir, et de parler avec eux. C'était un risque pour moi, si j'y allais et qu'ils décidaient de ne pas m'aider ?
J'y suis allé, je voulais vraiment faire ce projet. J'ai leur ai donc présenté mon projet, et ils l'ont aimé. Ils m'ont aidé : la première fois, j'y suis allé 10 jours, j'y ai pris de bonnes photos, c'était en octobre dernier. Puis en mars j'y suis retourné, y passer plus de temps.
Etienne (11 ans) vit avec Ivene (32 ans), propriétaire d'un magasin vendant de l'alcool à Cité Soleil, un bidonville de Port-au-Prince. Etienne travaille de longues heures dans l'épicerie et, comme beaucoup de restavèks, il est soumis à de mauvais tratements © Vlad Sokhin / Focus / Cosmos
Vous n'avez pas eu de problème pour rencontrer ces familles et rester avec eux ? Ce qui est impressionnant, c'est la façon dont ils vous ont permis d'entrer dans leurs vies, alors que ce qu'ils font est inacceptable.
Cela a effectivement été délicat. Etre en contact avec les ONG m'a aidé car ils travaillent avec ces familles. La situation des restavèks est délicate, car les ONG ne peuvent pas les retirer des familles, où les mettraient-ils ensuite ? Leur approche est donc différente, ils essayent de les convaincre de laisser ces enfants aller à l'école, ils paient pour leur éducation, pour leurs uniformes, leurs livres. Pour les ONG, s'ils ne peuvent pas les retirer de là, alors il faut changer les attitudes de ces familles aussi.
Dans leur société, une expression prédomine, si ce n'est pas votre enfant, cela ne vous regarde pas. Pour moi, cela a été très étrange à comprendre car ce pays a été le premier à réussir sa révolution à propos de l'esclavage, c'est le premier état à l'avoir aboli. Et maintenant, ils utilisent leurs propres enfants pour en faire des esclaves, je ne comprenais pas cela.
En Haiti, il ne faut pas prononcer le mot « restavèk », les gens peuvent être offensés. La plupart du temps je demandais « avez-vous un enfant avec vous ? », ce qui signifiait, pas votre enfant, mais celui de quelqu'un d'autre. Certains ne m'ont pas laissé rentrer chez eux et prendre des photos, d'autres s'en moquaient, et me laissaient faire.
Que font les ONG concrètement pour aider ces enfants ?
En plus de leur donner accès aux écoles et à l'éducation, ils essaient d'organiser des projets. Par exemple, une ONG a organisé un concours à travers le pays, où les gens devaient écrire une chanson sur les restavèks, et le gagnant enregistrait sa chanson. Les gens ont commencé à participer, et tout le pays en a parlé. Il faut rappeler que même si les restavèks sont très nombreux, c'est un sujet quelque peu tabou en Haiti. Là, tout le monde en a parlé.
Viviane (11 ans, à gauche) aide sa soeur Islande (13 ans) à faire la vaisselle chez leur famille d'accueil. Les deux soeurs vivent dans la servitude depuis 2008, date à laquelle leur mère les a confiées à cette famille © Vlad Sokhin / Focus / Cosmos
Qu'est-ce qui a été le plus difficile à réaliser pour vous ?
J'ai eu deux difficultés. La première a été le fait qu'une fois sur place, les gens ne voulaient pas se laisser photographier, ils voulaient que je leur donne de l'argent, car j'étais étranger. Quand je commençais à photographier, ils me criaient dessus, refusaient. Je devais être constamment avec quelqu'un qu'ils connaissaient, sinon ils pouvaient être violents.
L'autre difficulté a été après avoir terminé ce reportage. En plus de travailler avec les ONG locales, j'ai également été en contact avec des locaux, fixeurs, chauffeurs ect, j'avais trois contacts différents. L'un d'eux me dit un jour, qu'il a lui aussi une jeune fille chez lui. Il me dit que si je le souhaite, je peux venir chez lui et prendre une photo. J'ai passé une demie journée dans cette famille, et quand je suis revenu, j'ai à nouveau passé du temps avec eux. Lorsque j'ai eu terminé, je lui ai bien expliqué le reportage que je réalisais, et il ne voyait pas de problème, pour lui tout ceci fait partie de leur culture. Quand l'histoire a été publiée, il a été très en colère, car c'était dans le New York Times. Il a alors commencé à dire que cette jeune fille n'était pas une esclave, que j'avais tout inventé. J'ai donc du prouver tout cela, contacter les ONG, qui ont confirmé mes propos.
Cette controverse m'a affecté, car les journaux doivent supporter les photographes, et cela n'a vraiment pas été plaisant pour moi.
Vous êtes allé à la rencontre de combien de familles ?
A peu près 40 familles. Parfois j'allais dans 3, 5 familles dans une même journée. Il n'y a bien sûr pas, dans l'exposition présentée à Visa pour l'image, l'intégralité des clichés que j'ai réalisé. Souvent, je me rendais dans des familles, passais du temps avec eux, discutais, et au final ils ne voulaient pas que je les photographie. Vous ne pouvez pas leur faire signer d'autorisation, car ce qu'ils font est illégal, ils ne sont pas leurs parents, ils n'ont aucune légitimité sur ces enfants.
Que dit, que fait le gouvernement ?
Il ne fait rien. Il blâme cette façon de faire, mais ne fait rien pour arrêter cela. L'esclavage des enfants a lieu partout, dans tous les villages.
De manière plus générale, que pouvez-vous dire sur l'état d'Haiti à l'heure actuelle ?
Je suis allé dans beaucoup de pays pauvres, mais je peux dire qu'Haiti est pire que certains très pauvres pays d'Afrique où je me suis rendu. C'est très chaotique.
Avez-vous le projet de retourner en Haiti ?
J'y suis allé deux fois de mon propre chef, et j'aimerai y retourner, mais si je peux avoir une commande, peut-être même d'une ONG.
Je travaille toujours en Papouasie-Nouvelle Guinée, je couvre les violences à l'encontre des femmes, et aussi les gens accusés de sorcellerie et de magie noire, qui sont brûlés vivants à cause de cela. Je travaille également dans différentes parties de l'Océanie, avec les communautés homosexuelles, les transgenres dans cette partie du monde
Propos recueillis par Claire Mayer