© Isabelle Wenzel
Isabelle Wenzel était au départ acrobate. Mais à l'âge de 20 ans, un accident l'empêche de continuer, et elle commence à photographier. À beaucoup photographier.
La photographie, elle l'étudie à l'université de Sciences appliquées de Bielefeld, en Allemagne « C'est une école qui enseigne la photographie dans un sens très large, de la photo de mode au reportage, en passant par des projets plus artistiques. Je me suis assuré un enseignement fondamental, des bases techniques à l'histoire de la photographie grâce à cette première formation. Etant donné que mes ambitions et intérêts étaient plutôt de faire de l'art, j'ai changé d'établissement pour le Gerrit Rietveld Academy d'Amsterdam. J'ai commencé à me concentrer davantage sur ma propre formation et expériences, ce qui a eu une influence radicale sur le développement de mon travail. »
Ainsi, à défaut d'être acrobate, ou cascadeuse (« actuellement, j'aimerai devenir cascadeuse » confie l'artiste), ce sont les sujets d'Isabelle Wenzel qui se retrouvent dans des postures acrobatiques. Dans sa série, Building Images, des femmes, des travailleuses de bureau, sont mises en scène dans des positions impossibles. Un mélange entre cocasserie et réflexion sur l'univers professionnel des bureaux, bien éloigné de l'univers artistique d'Isabelle Wenzel : « Pour Building Images, j'ai photographié des femmes dans des positions les plus impossibles. Elles s'accrochent à l'envers dans un coin, se tordent comme des acrobates, collent leurs talons à leurs jambes. Leurs visages n'ont pas d'importance. »
© Isabelle Wenzel
© Isabelle Wenzel
Des photographies bien éloignées de la paisible vie de bureau, et surtout de la posture formatée de ses employés, dont l'image rigide devant l'ordinateur, est évocatrice pour tout un chacun : « En pensant à un quartier d'affaires ; la première chose qui me vint à l'esprit a été l'image de gens bien habillés, assis en face de leurs moniteurs éclairés dans un environnement blanc bien conçu et étouffant. Je me suis représentée une scène qui était entourée d'une tranquillité absolue. J'ai imaginé le bourdonnement lent de l'air conditionné et le son des claviers quand quelqu'un doit dire quelque chose à quelqu'un d'autre. Le silence est venu avec le manque presque complet de mouvements, lorsque être assis sur une chaise est la seule position normative imaginable. J'ai pensé que c'était le résultat d'une architecture de bureau fonctionnelle dictée ; bureaux, chaises, ordinateurs ect. »
© Isabelle Wenzel
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Isabelle Wenzel a voulu s'immerger dans cet univers, afin de l'appréhender le mieux possible. Il s'agit en effet pour elle d'un monde à part, qu'elle n'a jamais vraiment connu : « J'ai été fascinée par l'idée que les gens étaient capable de supporter cela ; rester dans une position de travail qui ne demande seulement que la tête, les yeux, les oreilles et les mains. Mais ils ne l'étaient probablement pas, car j'ai entendu parler "d'un microtraumatisme permanent" prétendu qui serait typique pour des employés de bureau. Je me suis demandée : que se passerait-il si j'étais une employée de bureau ? Comment j'agirais et réagirais ? Combien de temps serais-je capable de rester assise ? »
Ainsi, l'artiste s'est mise sans ménagement dans la peau de quelqu'un d'autre, comme un jeu de mise en scène, tout en incorporant sa propre signature, et surtout en utilisant sa propre technique photographique : « J'ai commencé à construire mes propres ensembles, en choisissant un costume et en à travaillant comme je fais d'habitude. J'utilise la fonction de retardateur sur mon appareil, qui me donne 10 secondes pour entrer dans la position. Cela signifie qu'il y a beaucoup d'improvisation dans mon travail, je crée le mouvement, puis je regarde sur l'écran pour voir à quoi ça ressemble, parfois je recommence la même chose 40 fois. C'est comme un jeu entre l'appareil et moi. Même si je photographie un autre modèle, j'utilise la même technique. »
© Isabelle Wenzel
© Isabelle Wenzel
En regardant attentivement les photographies d'Isabelle Wenzel dans Building Images, le public découvre un univers bien connu, mais dérangeant car il est loin de l'image habituelle que l'on s'en fait. Déstabilisé, mais curieux, tant le traitement de ce monde clôt et uniformisé est original et esthétiquement intéressant. Dans les images de Wenzel pourtant, aucun homme, seules les femmes sont mises en scène : « J'ai pensé à la contrainte d'un code vestimentaire. Les chemises, costumes, cravates, pantalons et chaussures seraient la norme pour les hommes. Mais que porter quand on est une femme ? Je n'étais pas sûre. Que peut-on montrer ? Les règles de hauteur de talons, de longueur des jupes, de profondeur du décolleté et quantités de couleurs étaient totalement obscurs pour moi. Tout ce que je connais à propos du bureau, je l'ai vu dans les films. Ils sont toujours rempli de clichés. Les travailleuses sont autant extrêmement bien habillées la plupart du temps et surchargées de pouvoir sexuel, ou de faiblesses. D'un autre côté, j'ai en tête l'image de la secrétaire, l'ouvrière suprême, gardant tout en ordre, ayant une vue d'ensemble mais étant toujours placée dans une position subsidiaire. Donc le genre de mes personnages était vraiment approprié pour ce projet. Et le phénomène de la secrétaire m'a fortement intéressé et inspiré. »
Pourtant, contrairement à ce qu'il serait aisé de penser, cette série n'a pas été simple à réaliser pour l'artiste, qui se jetait dans un environnement méconnu et difficile à percer à jour : « Le plus gros challenge a été de transformer un vrai bureau en studio. Un jour, j'ai décidé que je voulais photographier l'un des plus grands sièges sociaux d'Amsterdam. Cela n'a pas été facile d'obtenir l'autorisation. Mais au final, j'ai négocié afin de passer une journée dans un vrai bureau. (…) La personne qui occupait ce bureau était en vacances ; j'ai apporté beaucoup de costumes, cela était évident que nous n'appartenions pas à cet univers, et nous avions plus l'air d'étudiants en art perdus dans ce monde. Lorsque nous sommes arrivés, tout le monde nous regardait comme s'ils voyaient un oiseau exotique ou quelque chose comme cela. Le shooting n'a pas été l'unique performance, tout l'a été. Pendant la prise de vue, nous avons mis du désordre dans le bureau, jetant des papiers et changement l'agencement du mobilier. »
© Isabelle Wenzel
© Isabelle Wenzel
Mais les réactions ont été aussi amusantes, de l'autre côté du miroir : « À un moment donné, l'une de mes amies était photographiée devant l'une des fenêtres. Elle tournait et se courbait, portant des vêtements très colorés, avec des collants et des hauts talons. Soudain, nous avons réalisé que les gens de l'immeuble d'en face étaient devant la fenêtre et observaient ce que nous faisions. Certains prenaient des photos avec leurs téléphones. C'était fabuleux car nous avions un public inattendu et nous avions l'impression de faire quelque chose de très important. »
Building Images laisse un curieux sentiment, où l'humour et une certaine inquiétude se mêlent. Imprégnés dans cet univers, difficile pour les employés de bureau comme pour ceux qui n'y ont jamais mis les pieds de réaliser quel peut en être le point de vue extérieur, qui n'est pas si éloigné de la réalité.
Claire Mayer