A l'occasion de l'entrée de la Croatie le 1er juillet dans l'Union européenne, Actuphoto pointe son regard sur le pays, au cœur de son hors-série de juillet. Afin de mieux comprendre les enjeux de cette arrivée dans la grande famille européenne, rencontre avec un spécialiste de la question, Jean-Sylvestre Mongrenier, docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie et chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis). Il est ancien auditeur de l'IHEDN (Institut des Hautes Études de la Défense Nationales, Paris), où il a reçu le Prix Scientifique 2007 pour sa thèse sur « Les enjeux géopolitiques du projet français de défense européenne ».
Que pensez-vous de la situation de l'Europe à l'heure actuelle ?
D’aucuns parlent de crise, les optimistes expliquant que c’est à travers ces crises que l’Union européenne (UE) s’affirme. La situation évoque plutôt une « grande fatigue », une dépression, à l’instar de la phase B d’un cycle Kondratiev. Et si les difficultés n’étaient qu’économiques … La « Grande Idée » (au sens de Pessoa) à même d’inspirer un dessein politique commun fait cruellement défaut. Les rhétoriques volontaristes sont vaines et l’Europe semble consentir à son effacement faisant ainsi place aux puissances émergentes et nouveaux venus. « Plus jamais nous » ?
Comment s'organise la demande d'adhésion d'un pays à l'UE ?
L’adhésion d’un pays suppose le respect des critères de Copenhague : un régime libéral-démocratique, une économie de marché fonctionnelle et l’intégration de l’acquis communautaire, c’est-à-dire du corpus législatif de l’UE. Pour que les négociations puissent commencer, l’accord unanime des chefs d’Etat et de gouvernement des pays membres de l’UE, réunis au sein du Conseil européen, est requis. La Commission est en charge des négociations, celles-là s’organisant autour des « chapitres » qui structurent l’acquis communautaire. Une fois les réformes menées à bien, le traité d’adhésion peut être élaboré. Pour ce faire, le Conseil européen, la Commission et le Parlement européen doivent donner leur aval. Ensuite, le traité doit être signé et ratifié par l’ensemble des Etats membres ainsi que par le pays candidat.
Comment s'est mise en place celle de la Croatie ?
Dans le cas présent, les leçons du précédent élargissement de l’UE ont été tirées. Rappelons que la Bulgarie et la Roumanie n’avaient pas accompli toutes les réformes nécessaires, ce qui a conduit l’UE à mettre en place un « mécanisme de coopération et de vérification ». Les exigences et les procédures ont donc été rehaussées : un plus grand nombre de chapitres (35 au lieu de 31), des critères durcis, un mécanisme de suivi des réformes pour vérifier que les promesses faites seront tenues d’ici l’entrée dans l’UE.
Notons que des faiblesses persistent au niveau de l’Etat de droit et de l’indépendance de la justice (voir le procès d’Ivo Sanader, ancien premier ministre jugé pour corruption).
Comment a été reçue cette demande par l'ensemble des pays européens ? Par le peuple croate ?
Le désintérêt d’une large partie des opinions publiques est frappant. C’est un peu comme si l’élargissement se faisait de manière subreptice. En Croatie, la participation à l’élection des députés européens a été très faible. La récession, la crise de l’euro et le peu de confiance dans l’avenir européen jouent en ce sens. Recouvrée dans l’après-Guerre froide, la souveraineté nationale croate fait plus sens que l’entrée dans l’UE.
Quels sont pour vous les enjeux de cette adhésion, côté européen d'une part, et croate d'autre part ?
L’enjeu central est celui d’une Europe une et libre, pour les Etats membres de l’UE comme pour les autres pays européens, candidats ou non. La paix n’est pas donnée mais fondée : outre la force des armes, elle repose sur l’établissement de régimes constitutionnels-pluralistes, la croissance et le développement de solidarités géopolitiques. En ces domaines, la mission de l’UE comme celle de l’OTAN est historique. Quant à la Croatie, elle consolide ainsi son rôle de débouché adriatique de l’Europe centrale et de porte des Balkans.
Pensez-vous qu'il soit nécessaire d'ouvrir l'Europe à d'autres pays?
Lors du Sommet de Thessalonique (2003), l’UE a affirmé la « vocation européenne » des Balkans occidentaux (républiques ex-yougoslaves et Albanie). L’horizon européen est un puissant levier de modernisation politique et de pacification régionale. Pas d’élargissement précipité cependant ; le travail est immense sur le plan de l’Etat de droit (règne de la loi, lutte contre la corruption et le crime organisé).
Pour vous, quel est l'avenir de l'Europe ?
L’Europe comme visée et idéal ? Un vaste Commonwealth paneuropéen de « libres républiques » (au sens de Kant) permettant de générer puissance et prospérité dans un espace ouvert sur le grand large. A défaut, l’Europe sera au mieux provincialisée et marginalisée, au pire éclatée voire déchirée.
Jean-Sylvestre Mongrenier
Chercheur associé à l’Institut Thomas More
Auteur de De l’élargissement à l’Etat de droit : vers un Commonwealth paneuropéen (note d’analyse publiée par l’Institut Thomas More, avril 2013).
Propos recueillis par Claire Mayer