© Louise Leclerc
« J'ai connu Oscar Niemeyer en 1962, voilà 50 ans, je l'ai rencontré à Rio de Janeiro avec mon éditeur Jean Petit. » Lucien Clergue, à l'époque jeune photographe, ne se doutait pas que cette rencontre serait le début d'une grande amitié. Il se passionne pour le violon mais la photographie apparaît dans sa vie à l'age de 13 ans, sous la forme d'un appareil photo en jouet. Son Rolleiflex en poche, il capte les instants de la corrida et y rencontre Pablo Picasso, Jean Cocteau. Passionné par l’architecture, il aurait également souhaité créer des édifices. « J'ai eu une chance extraordinaire, j'habite la ville d'Arles, ou l'architecture est ancienne et tout en rondeur, avec des arènes, le théâtre romain, le portail de Saint-Trophime du 12éme siècle et des cloitres. » En 2006 il prend place dans la prestigieuse Académie des Beaux-arts.
Le livre que Jean Petit souhaitait publier n'a jamais vu le jour. Lorsqu'Eva-Monika Turck se rend chez Lucien Clergue, elle y déniche des négatifs dans une boite. De cette découverte est née le livre sur Brasilia. « C'était des photos oubliées, mon éditeur m'avait pris les négatifs dans ma jeunesse, heureusement j'avais gardé de nombreux doubles, j'ai voulu les récupérer mais ça na jamais été possible. » Précise Lucien Clergue. Dans sa préface, elle surnomme le photographe et l'architecte « Les érotomanes de la courbe ».
Nus zébrés, © Lucien Clergue
Ils ont tout deux le même amour du corps de la femme. Ils sont fascinés par les courbes, les proportions. « L'architecte est un chef d'orchestre. Il organise un territoire, ça me fascine. Je disais aux étudiants : lorsque vous reconstituez une femme devant vous, vous reconstituez le monde. Il faut oublier la photographie, nourrissez vous, entourez vous de bonne nourriture, de belles femmes, et si vous n'avez pas cela vous ne verrez rien ». L'architecture de Niemeyer est marquée par cette recherche d 'arrondis. Il était également captivé par les photographies de nus de Lucien Clergue.
Les tours jumelles du Congrès, reliées par une passerelle, © Lucien Clergue
Il est fasciné par l'art de Niemeyer. L'architecte était capable en quelques minutes de dessiner sur un bout de table, les croquis des édifices. Ces structures en béton, mêlant les courbes et la froideur du matériau. C'est une ville futuriste qui prend naissance à Brasilia. Les premières photographies montrent peu d'humains. Ce lieu semble inhabité, inanimé. Au gré des pages se dévoilent des enfants jouant à l'extérieur, avec en arrière plan d'imposants bâtiments carrés.
Tracé curviligne des routes desservant le Congrès et les bâtiments ministériels, © Lucien Clergue
Lucien Clergue fait une première tentative photographique en 1963. Mais il s'est avéré impossible de travailler en pleine saison des pluies. Quelques mois plus tard, Jean Petit, Lucio Costa, Oscar Niemeyer et lui-même se retrouvent à Brasilia. Elle fut construite en 4 ans pendant le mandat présidentiel de Juscelino Kubitschek, ce qui lui a valu le surnom par André Malraux de « ruines immédiates ». Cette ville, en apparence moderne, s'abimait avant même d’être habitée. « Les constructeurs n'arrivaient pas à terminer la cathédrale et à trouver la coulée de verre qu'Oscar souhaitait. » Ce bâtiment emblématique de Brasilia se composait de seize arcs pointant vers le ciel. Le bâtiment du congrès, la vasque de la chambre des députés, le Dôme du sénat, le palais d'Alvorada ont marqué Lucien Clergue.
O Pombal, pigeonnier conçu par Oscar Niemeyer, © Lucien Clergue
La construction de Brasilia, c'est également le décès des ouvriers. Les clichés de Lucien Clergue dévoilent ces sépultures. Un des grands regrets de Niemeyer a été de ne pas bâtir pour les travailleurs. « Sa tristesse était de ne pas avoir construit pour les classes populaires. Régulièrement on se rendait dans les bistrots des favélas, il y avait des prostitués, on était là avec un ouvrier et on buvait un verre ensemble, il n'y avait pas de hiérarchie. » Cet ouvrage dévoile la difficulté de bâtir une cité pour tous. Lucien Clergue révèle des tours immenses, au milieu du vide. Des autobus passent, des hommes à vélo se confrontent au béton. Niemeyer à la fin de la construction avait exprimé son ressentiment : « Pendant la construction de Brasilia, on était conscient de ce que cela représentait dans la vie brésilienne et l'on pensait que ce serait une cité heureuse. Mais une fois que la ville a été terminée, j’ai eu un choc : c’est une cité moderne, bien construite, belle, mais comme toutes les villes brésiliennes, une ville de la discrimination, de l’injustice, de la séparation entre les riches et les pauvres, ceux-ci, comme partout, rejetés à l’extérieur de la ville qu’ils ont construite… »
Structure en béton de la cathédrale évoquant un cactus, © Lucien Clergue
Lucien Clergue, avec Brasilia, rend hommage à Niemeyer. Il dévoile son esthétisme photographique, joue avec les reflets. La lumière et l'eau s'opposent au béton brut et au marbre. Il renforce l'aspect sculptural de l'architecture de Niemeyer. La végétation est absente, les arbres se battent contre la matière. Il sont alignés face au désert, deux sculptures de femmes les observent. Le choix du noir et blanc fait ressortir l'immaculé des édifices.
As Banhistas, sculpture d’Alfredo Ceschiatti, devant le palais d’Alvorada, © Lucien Clergue
Les constructions de Brasília ont marqué l’époque, mais elle eurent de nombreux détracteurs. Roberto Burle Marx qualifiait les créations de Niemeyer de « communisme de festival ». Néanmoins, pour Lucien Clergue, il restera « un homme détendu, qui jouait de la guitare, de la violine et au ping-pong, il était formidable et avait une disponibilité permanente. Son architecture a changé beaucoup de points de vue chez moi, en particulier dans mes photos de nu, ma vision des choses aussi, j'ai appris le sens des proportions que je n’avais pas en tête. »
Cireur de chaussures attendant les clients, © Lucien Clergue
Photographies © Lucien Clergue
Brasilia / Editions Hazan
28,6 x 28,4 / 204 pages
55 euros
Louise Leclerc