© Michaël Zumstein / Agence VU'
Michaël Zumstein est photojournaliste depuis presque 15 ans. Il travaille essentiellement sur des sujets d'actualité ou des reportages de fond. Son travail se fait beaucoup en collaboration avec la presse : Le Monde, Elle, ainsi que des magasines italiens. Membre de l'Agence VU' et passionné par l'Afrique, il fait appel aujourd'hui à la plateforme de crowdfunding Emphas.is pour financer son projet. Plateforme de financement participative uniquement dédiée au photojournalisme, elle permet aux reporters, grâce à la générosité des internautes, de les aider à réaliser leurs projets, qui bien souvent demandent un soutien important. Pendant 60 jours, chacun pourra participer au financement de ce reportage, qui met en lumière les difficultés de réconciliation de la Côte d'Ivoire, après un conflit qui a causé beaucoup de dégâts, tant humains que matériels.
Rencontre avec un photojournaliste passionné, qui nous dit tout.
Michaël Zumstein © Cecil Mathieu
Pourquoi la photographie ?
J'ai commencé la photographie assez jeune en faisant du tirage labo, je n'étais pas forcément très bon élève, et je n'avais pas particulièrement des envies d'université. Je suis allé étudier à l'école de photographie de Vevey en Suisse, dans laquelle j'ai appris plein de choses, mais je ne m'y suis pas particulièrement plu. La première chose que j'ai voulu faire en quittant cette école, qui à l'époque était extrêmement technique, a été de partir, de voyager avec mon appareil. Puis, je me suis rendu compte qu'il y avait des situations que j'avais envie de retranscrire, de montrer. Je suis allé assez rapidement en République démocratique du Congo en 1995, et là, l'actualité m'a rattrapé, car la guerre a éclaté la-bas, et les journaux ont demandé des images du Congo. J'avais des images, ça a donc été ma première passerelle avec la presse : j'ai montré ces images (qui n'étaient pas forcément très bonnes d'ailleurs!). C'est ce qui m'a mis le pied à l'étrier pour rentrer dans le monde de la presse. Ensuite, en fonction de mes affinités et des demandes des journaux, j'ai commencé à partir de plus en plus en Afrique, un véritable effet boule de neige.
Parlez-nous de votre reportage en Côte d'Ivoire, le projet « Bons amis »
La Côte d'Ivoire est un pays qui n'avait pas voté depuis 10 ans, qui s'est déchiré à propos des résultats des élections. Il y a eu une grande fracture entre communautés, religieuses, ethniques, et c'est aujourd'hui un pays qui doit redémarrer extrêmement vite puisque c'est le 1er exportateur de cacao du monde.
Extrêmement choqué par ce que j'avais pu voir lors des évènements de 2011, je me suis posé la question : comment se souvient-on exactement de cette guerre ? De mon point de vue, je m'en souvenais puisque je l'avais vécu de l'intérieur en tant que journaliste, mais je voulais savoir quels étaient les lieux de mémoire, quelle était la façon dont les ivoiriens se rappelaient de ce conflit, car il a été assez dur, il y a eu plus de 3000 morts, une centaine de milliers de déplacés, des familles séparées. J'ai voulu voir comment était la situation aujourd'hui, après cette crise. C'est également pour cela que j'ai choisi l'axe de la mémoire, dont la mémoire des lieux. J'ai donc repris les photos que j'avais fait pendant la crise, et je suis retourné exactement à l'endroit où je les avais prises, aux mêmes heures aussi. J'ai décidé d'articuler ce projet sur la réconciliation autour de quelques lieux de mémoire qui sont des points clés du projet, en allant interviewer, questionner, photographier, filmer la Côte d'Ivoire d'aujourd'hui, et savoir où en était la réconciliation. Ma grande surprise – et en même temps je m'en doutais un peu – c'est qu'il y a très peu de choses qui sont faites par rapport à la réconciliation. Les ivoiriens sont obligés d'aller de l'avant pour survivre, et l'on a complètement occulté l'idée de dialogue, de pardon, et donc de réconciliation. Il existe une commission comme il y avait eu en Afrique du Sud après l'Apartheid, (la Commission de vérité et de réconciliation ndlr) mais il n'y a pas d'acte symbolique de réconciliation, donc chaque ivoirien doit se débrouiller avec ce sentiment d'injustice, d'abandon, et cela m'intéressait. Comment se reconstruit-on si l'on a pas pardonné, si l'on a pas expliqué. De mon point de vue, je ne suis pas sûr que le pays soit en marche vers la paix, alors que les problèmes qui ont amenés la guerre n'ont pas été réglés.
Je ne vais pas dénoncer dans le sens où je ne cherche pas qui est le coupable qui sont les victimes, mais je tiens à dire qu'on a pas réglé les problèmes de la Côte d'Ivoire, qu'un conflit peut reprendre à tout moment, et évidemment de déstabiliser toute la région. On a vu que le Mali était tombé en 3 semaines, peut-être la Guinée bientôt, peut-être à nouveau la Côte d'Ivoire d'ici quelques mois, parce que justement on ne fait rien pour le dialogue entre les communautés.
C'est donc avant tout un message d'alerte
Comment s'est-il déroulé ?
J'ai fait toutes les photos en 2011, et j'y suis retourné l'année dernière deux fois pour couvrir les points clés qui me semblaient importants d'avoir, dans un premier temps, pour préparer ce projet. Je suis allé à deux endroits en particulier. Le premier est un quartier situé à 18km d'Abidjan, qui s'appelle PK18 (Point kilométrique 18), qui est le quartier dans lequel les forces de sécurité de Laurent Gbagbo, à l'époque où il était au pouvoir, ont fait leurs premières attaques contre des soit-disant opposants. J'avais photographié cet endroit, et c'est surtout là, pour beaucoup, que la guerre a commencé. Au début, les habitants avaient juste des casseroles et des sifflets pour se protéger de l'intrusion des forces de sécurité de Laurent Gbagbo, et au fur et à mesure ils se sont armés. On dit aussi que PK18 est là où la guerre s'est finie, car elle s'est terminée à Abidjan. Je voulais donc aller à cet endroit pour donner la parole aux gens qui avaient vécu le début et la fin du conflit. J'ai utilisé le même système des images avant et après, pour réfléchir sur ce que devient la mémoire, ce que devient la Côte d'Ivoire aujourd'hui, ce que deviennent nos souvenirs.
Puis, je suis allé à Duékoué dans l'ouest du pays, endroit où je n'étais pas allé pendant les évènements mais dont on avait beaucoup entendu parler. A l'inverse, ce sont les forces d'Alassane Ouattara, désormais au pouvoir, qui sont entrées dans cette ville et qui ont fait un véritable massacre puisqu'ils ont tués 800 personnes en deux jours, des gens qui étaient censés soutenir Laurent Gbagbo. Le problème dans cette ville, c'est qu'il y a eu un massacre effroyable, et personne n'a été arrêté, personne n'a été inquiété. Aujourd'hui, ceux qui sont certainement les bourreaux sont toujours en armes, toujours dans la ville, et cohabitent avec les parents des victimes. Il y a eu bien sûr des vengeances. Quand il n'y a pas d'effort de réconciliation, lorsqu'il n'y a pas d'instance extérieure capable de parler à tous les ivoiriens, les massacres se reproduisent.
© Michaël Zumstein / Agence VU'
Evidemment, le sentiment général, que ce soit à PK18 ou à Duékoué est un sentiment d'abandon absolu, que rien n'a été réglé au niveau de la justice, et que les clivages entre communautés s'intensifient, et deviennent même plus important qu'avant les élections.
Qu'est-ce qui a été le plus difficile pour vous dans la réalisation de ce projet ?
A partir du moment où j'ai eu l'idée de retravailler en Côte d'Ivoire, c'était assez clair que ces deux endroits étaient symboliques et nécessaires à la compréhension du projet. Je n'ai pas eu de difficultés à interviewer les gens dans un camp comme dans l'autre, bien au contraire, car ce dont ils ont envie, c'est de parler. Ils ont envie de témoigner, de clamer leur souffrance aussi.
A PK18, c'était assez étonnant car les gens m'ont reconnus un an après, et j'avais donc une sorte de légitimité à venir travailler sur place. Je ne cache pas aux gens les raisons de ma venue, je leur montre mes travaux, mon site.
La difficulté dans la construction même du projet, lorsqu'il s'agit de projets qui durent longtemps, qui sont des projets de fond, c'est bien évidemment dans le financement.
Est-ce la première fois que vous faites appel au crowdfunding pour réaliser un projet ? Pourquoi ce choix ?
C'est en effet la première fois. J'ai toujours travaillé avec la presse, mais cette fois je ne me suis pas adressé directement à la presse, je ne voulais pas me mettre la pression d'une parution, de travailler avec un journaliste qui n'aurait pas forcément suivi l'axe que je m'étais fixé. J'ai donc j'ai cherché un moyen, Emphas.is et le crowfunding me semblaient assez intéressants car en plus j'allais établir, et je suis très impatient de le faire, une relation directe avec les gens qui vont financer le projet. Il ne s'agit pas seulement de gens qui donnent de l'argent, mais il y a aussi tout un échange et une participation pratiquement éditoriale, les gens se sentent impliqués. J'ai hâte d'avoir leurs retours, de leur donner des informations.
C'est une relation particulière que je ne connais pas, et que nous n'avons pas avec des rédactions. C'est une pression supplémentaire que je ne connais pas, que je vais découvrir.
© Michaël Zumstein / Agence VU'
Qu'espérez-vous comme retombées, pensez-vous qu'au-delà de l'aide matérielle, le crowdfunding soit un moyen efficace de faire connaître un projet ?
Lorsque l'on fait du journalisme, on ne sait pas exactement qui va lire nos sujets, qui va regarder nos photos. J'espère sensibiliser sur la situation en Côte d'Ivoire et que les gens, en Côte d'Ivoire et en Europe se disent qu'il serait temps de s’intéresser à ce qu'il se passe là-bas. Je ne suis pas blasé, mais je sais que je ne changerai évidemment pas le monde avec mes photographies. J'espère au moins qu'il y aura cette sensibilisation, pour que tout cela ne se reproduisent pas.
J'espère aussi qu'il y aura un intérêt de la part des ivoiriens, et que quelque chose sera fait avec la Commission de vérité et de réconciliation, pour que les éléments soient mis à disposition.
Avez-vous d'autres projets à venir ?
Je vais prochainement me rendre au Rwanda, car c'est les 20 ans du Génocide, avec Caroline Laurent du journal Elle. Nous allons commencer une série de témoignages sur place, puisque 20 ans, c'est aussi l'âge des enfants dont les mères ont été violées, c'est donc une génération après.
J'aimerai aussi travailler à Abidjan sur le fonctionnement de l'Etat, comment l'Etat se construit, comment il vit, comment il est géré. Mon projet est sur une tour à Abidjan dans le quartier des affaires, et mêlera photo, vidéo et son.
Soutenez le projet de Michaël Zumstein sur http://www.emphas.is
Propos recueillis par Claire Mayer