Arnaud Thurel est autodidacte, il pratique une photographie au sein de laquelle l'aspect social et subjectif sont essentiels. A travers ses photographies de friches il nous fait découvrir des lieux, des êtres, un monde excommunié. Yannick Vigouroux dans sa préface de « Lost Places 2 » explique que:
« Des hommes squattent les lieux, ou plutôt « non-lieux », pour reprendre l'expression de Marc Augé, leurs chiens aussi, présences légèrement tremblées. Les sténopistes n'enregistrent jamais d' « instants décisifs » mais des durées « non décisives », l'écoulement plus ou moins long du temps, d'où ce sentiment de fluidité étrange. L'appareil est souvent posé sur le sol, ce qui bouleverse aussi nos repères : le point de vue adopté s'apparente plus à celui des chiens omniprésents, qu'à celui d'un humain qui a l'habitude de viser à hauteur de ses yeux. Espaces a priori sans qualité, ces ruines postindustrielles, telles qu'elles sont photographiées, sont en fait les lieux d'un profond questionnement anthropologique, d'une remise en question des plus radicales de notre rapport au monde, et des modalités de son enregistrement.»
Rencontre avec l'auteur de clichés venant bouleverser ceux véhiculés par la société et offrant de la sorte une nouvelle jeunesse au sténopé.
Dog © Arnaud Thurel
Vos débuts :
Quel est votre parcours ? Comment êtes-vous venu à la photographie ?
Je suis autodidacte. Je suis venu à la photographie assez tardivement, un peu par hasard.
En 1998, alors que je vivais en Chine, j’ai fait un cours séjour à Hong-Kong. A l’époque, le quartier de Kowloon était encore rempli de magasins d’appareils photos. Le numérique apparaissait à peine, j’achetais donc là mon premier reflex, un Nikon argentique. Par la suite, j’ai lu de très nombreux ouvrages techniques ou théoriques qui m’ont permis petit à petit de sortir sereinement de la problématique du mythe de l’appareil parfait. En 2005, j’ai repris contact avec un ami de lycée qui venait de monter une association photographique, l’association B.O.P (pour Bricolages Ondulatoires et Particulaires (www.bop-photolab.org). Cette association, composée aujourd’hui de 7 photographes, promeut la photographie argentique pour ses qualités intrinsèques : choix en amont d’un appareil de format donné, choix du film employé, « lenteur » du processus global. Tous ces éléments amènent, de notre point de vue, le photographe à « construire » son travail de manière plus réfléchie. La cohérence des expositions proposées (sur notre site ou sur les murs) est un élément essentiel de nos travaux.
Quels types d'appareils utilisiez-vous au départ ?
J’ai pendant longtemps travaillé avec des reflex : ceux-ci ont quasiment toutes les qualités, et permettent de prendre en fin de compte toutes les photos. Puis, au fur et à mesure de mes recherches personnelles, je me suis rendu compte que « l’outil » appareil photo devait faire partie du projet photographique que l’on envisageait de réaliser. J’ai alors commencé à acquérir de nombreux autres types d’appareil : un Hasselblad Xpan, puis des appareils Point&Shoot type Ricoh GR1 ou Hexar AF, Olympus XA-4, Agfa 1535… de plus vieux appareils encore comme l’Agfa Isolette, des appareils ½ format (18*24) comme le « monstrueux » et pour moi mythique Yashica Samourai X4.0 dont le design rappelle étrangement les voitures carrés des années 80. Enfin, le sténopé et peu de temps après la chambre 4*5. Les limitations propres à chaque appareil sont pour moi un aiguillon permettant de mieux cerner les sujets développés et par là, leur donner plus de force.
Comment est venue l'idée d'utiliser le sténopé ? Depuis combien de temps maintenant ?
Je me souviens de mes premières photos au sténopé : c’était fin 2007. Mais bizarrement, je ne me rappelle pas vraiment pourquoi j’ai acheté mon premier sténopé. Je me souviens juste m’être dit que pour en obtenir le meilleur, il fallait d’emblée passer au moyen format, et comme je suis assez féru de panoramique, j’ai choisi un format 6*12. Dès que j’ai commencé à l’utiliser, j’ai laissé mes autres appareils de côté : l’usage d’un sténopé requiert une patience particulière et une vraie modestie quant au résultat espéré ! Comme pour le travail à la chambre, on part une journée et on revient avec 3 ou 4 photos, quelquefois moins.
Beach © Arnaud Thurel
Les Friches :
Pourquoi les lieux à l'abandon ?
Les lieux abandonnés font résonner en moi la notion « d’altérité », une notion que j’emprunte volontairement et en particulier à l’ouvrage Tourismes : Lieux communs (Edition Belin, Rémy Knafou). « L’altérité », c’est le sentiment qu’on éprouve lorsqu’on part en voyage et qu’on arrive dans un pays étranger. Tout semble différent, on sort de son cadre de référence habituel et on observe les choses avec un œil neuf. Aussi, les friches, dès qu’on y pénètre, forcent la personne qui s’y trouve à ressentir une forme « d’altérité » : elle est accompagnée d’un peu d’inquiétude car dans ces zones oubliées, on ne sait jamais ce qu’on va découvrir.
Le sténopé fut-il tout de suite évident pour ce genre de prise de vues ?
Je crois qu’avant même d’être entré dans ma première friche, je savais que c’est au sténopé que je ferais des photos. Les points qui les rassemblent sont nombreux : les espaces détruits sont encore plus mis à mal par les déformations intrinsèques du sténopé. Les négatifs, difficiles à travailler du fait de temps de pose souvent très longs, induisent des images très contrastées, dures. La « frugalité » de l’appareil entre véritablement en résonance avec ces lieux inhospitaliers.
Pouvez-vous nous raconter votre première expérience ?
Si je me souviens bien, la première visite que j’ai faite s’est passée non loin de chez moi. Une usine fermée depuis déjà pas mal de temps m’intriguait par ses hautes tours qu’on voyait de loin. Je me rappelle y être entré très facilement même si je ne faisais pas le fier ! J’ai pris trois photos et suis parti assez rapidement. A l’époque, je n’étais pas encore très « affuté » à l’usage de mon appareil et la technique autour des temps de pose en particulier me posait encore beaucoup de questions. C’est petit à petit que le sujet s’est imposé à moi, aussi bien par ce que je pouvais montrer que par les « absences » très marquantes dans mes images.
Paintballer © Arnaud Thurel
Comment choisissez-vous le lieu ?
Les lieux que je recherche sont souvent très grands, l’architecture doit avoir un poids important mais sans qu’un aspect historique soit trop présent. Je recherche des friches où la présence humaine était fortement représentée : les hôpitaux, les usines sidérurgiques, les sanatoriums. A contrario j’évite les maisons individuelles abandonnées car le caractère privé, intimiste n’est pas ce que je souhaite présenter. Il m’arrive de partir à l’étranger pendant quelques jours lorsque certains lieux semblent intéressants. Mais le caractère très particulier du sténopé oblige à chercher de nouveaux types de friches régulièrement pour éviter qu’une monotonie visuelle ne s’installe.
Comment se déroulent les prises de vues ?
Le rituel des prises de vue est toujours le même. Il passe par la préparation soigneuse du sac photo dans lequel je prends mes trépieds (petit et grand), le scotchage méticuleux de mon sténopé pour éviter les fuites éventuelles de lumière, une cellule à main, de nombreuses pellicules et aussi un exemplaire d’un livre que je me suis fait pour expliquer plus concrètement mes travaux aux personnes que je peux rencontrer sur place. En général, je prends moins de 5 photos sur chaque site visité. Par contre, j’y retourne volontiers car lors d’une première visite, on peut passer à côté de bonnes photos car il faut d’abord découvrir le lieu entièrement et cela n’est pas toujours possible.
Qu'est-ce que ce type d'appareil apporte en plus ?
Ce type d’appareil force à la lenteur : les cadrages approximatifs (pas de viseur), la durée des temps de pose (souvent plusieurs minutes), tout cela entre en concurrence avec l’inquiétude qu’on peut ressentir et qui pousserait plutôt à « aller vite » dans de tels lieux. Les photos de personnes, par les flous qu’elles génèrent, restituent particulièrement bien les sentiments ressentis sur place. L’aspect inoffensif de l’appareil aide également à se faire accepter par les populations souvent suspicieuses qu’on peut croiser.
roms © Arnaud Thurel
Les formats panoramiques et les tirages grands formats participent à la création d'ambiances, le spectateur est englobé, comme forcé à pénétrer ces lieux... Etait-ce volontaire ?
En effet. Les tirages font en général 100cm par 45cm. Par ailleurs, l’accrochage en lui-même est très important. Je veux immerger le spectateur dans un mur d’images qu’il peut appréhender de près pour observer les détails ou de loin pour avoir une vision plus globale. La première série que j’ai réalisée est intitulée « Lost Places ». Elle a été montré la première fois en 2011 au Copenhagen Photo Festival lors de la première exposition commune du groupe BOP. Elle présente uniquement des lieux vides où la présence humaine n’est rappelée que par les objets du quotidien qu’on aperçoit encore. L’exposition était constituée de 12 grandes images très proches les unes des autres et assemblées pour former un rectangle parfait du plus de 4m de long sur 1.20m de haut.. Le mur que l’on observe nous rappelle alors les murs qui nous séparent de ces lieux. La deuxième partie de mon travail appelé simplement « Lost Places 2 » a été montré récemment non loin de Grenoble à l’espace Patul Jargot de Crolles. Cette deuxième série montre là aussi 12 images de formats identiques à la première série, mais cette fois dans chaque image l’humain est présent : un gardien avec son chien, des tagueurs, des récupérateurs de matériaux, des roms, un saxophoniste, etc… toutes les populations croisées sont représentées.
Cette deuxième exposition a également été l’occasion de montrer un diaporama regroupant une plus grande sélection de mes images, accompagnées d’une musique originale composée par Jean Thoumin. J’ai longuement travaillé avec lui pour là encore créer l’ambiance propre à ces lieux. Une autre façon de montrer ce travail, mais toujours avec le même objectif en tête ! Cette vidéo est visible là : http://vimeo.com/58844879.
-Quels sentiments voulez-vous transmettre ? De l'étrange, de la violence ?
La violence dans les friches industrielles est partout : dans les détériorations subies par les lieux, dans l’absence de personnes alors que tout indique que l’histoire du lieu était toute autre. L’important pour moi est que le spectateur ressente « l’inquiétude » que je ressens lors de mes visites, et qu’il se demande pourquoi cette inquiétude est si forte. En effet, au-delà de l’inquiétude naturelle liée à l’interdit de l’intrusion, c’est également un questionnement sur le devenir de notre société qui s’impose.
Airsofters © Arnaud Thurel
Votre photographie est déconcertante car elle lie une pratique ancienne et des lieux appartenant au passé. D'autre part, le sténopé, aujourd'hui délaissé, transfigure, rehausse un monde lui aussi marginalisé, de gaffeurs, squatteurs, les répudiés de notre société.
Aviez -vous la volonté de traiter ce « monde » différemment ? Avez-vous conscience de cela ? Est-ce théorisé dans votre pratique ?
Le choix du sténopé est d’une certaine façon un choix politique : ce que vous voyez dans les images n’est pas tout à fait la réalité (déformations, vignetage, etc…), par contre ce que vous ressentez en les regardant est réel ! Les gens qu’on croise dans les friches investissent les lieux, ils leur redonnent une deuxième vie. Au-delà des dégradations, ces nouvelles présences humaines prouvent que certaines catégories de la population peuvent s’y réfugier pour vaquer à leurs occupations « interdites » plus sereinement. Les tagueurs sont un bon exemple de catégorie dont l’expression artistique peut pleinement s’exprimer dans ces lieux.
Il semble évident que le propos de vos photographies est l'Homme, par le biais de portraits en creux avec des « traces » dans « Lost Places » et puis de « vrais » portraits dans « Lost Places 2 ».
L'Homme est-il arrivé naturellement dans votre photographie ? Pourquoi l'avoir introduit ? Les graffiteurs, squatteur ont acceptés facilement ?
Au départ, j’évitais consciencieusement de prendre en photos des personnes. Seules les présences « en creux » comme vous dites si bien m’intéressaient, c’était plus l’histoire passée du lieu que je souhaitais montrer. Mais petit à petit, je me suis rendu compte – notamment au contact des gens rencontrés – que la présence de ces nouvelles populations était une « deuxième chance » même temporaire, donnée à ces lieux. Je n’ai jamais eu de refus de la part des personnes photographiées. Au pire, certaines se cachaient le visage mais depuis que j’emmène avec moi mon « book » sur place, les gens comprennent qu’ils seront peu reconnaissables et acceptent de bonne grâce d’être photographiés.
Corridor © Arnaud Thurel
Y-a-t-il un questionnement anthropologique derrière ces prises de vues poétiques ? Une remise en question d'un système ?
Je dirais plutôt que c’est un témoignage que j’apporte : juste à côté de chez vous, derrière ces murs souvent oubliés, il y a le passé mais aussi le présent qui vit discrètement. Quand les bulldozers arrivent et finalement détruisent les friches pour reconstruire du neuf, alors la boucle est bouclée…
Pourriez-vous faire des photos de friches avec d'autres types d'appareils ou est-ce une relation exclusive ?
Les quelques photos – peu nombreuses – que je peux prendre avec d’autres appareils n’ont pour l’instant pas vocation à être montrées. Ce sujet pour moi ne peut être traité que par le sténopé car cet appareil regroupe toutes les qualités des images que je veux montrer.
Quels sont les autres types de photographies que vous réalisez ?
Récemment (à l’automne 2012), le groupe BOP a monté sa deuxième exposition collective dont le titre était « Timeline – Portraits de nos mémoires » et qui a été montrée au Fort Barraux, entre Grenoble et Chambéry. L’objet de cette exposition était de questionner l’histoire vécue en regard de l’Histoire avec un grand H des sujets photographiés, cela par le biais du portrait. Deux questions étaient posées : « Quelle est le moment Historique le plus important que vous ayez vécu ? » et « Quel est le moment personnel le plus important que vous ayez vécu ?». Cinq photographes de BOP ont participé. Pour ma part, j’ai utilisé une chambre grand format pour réaliser des portraits frontaux.
En tout début d’année, notre association a également publié sa première revue : « BOP Photo Analogies #1 ». Celle-ci, sans publicité, présente les travaux des membres de BOP et permet de toucher un plus grand public par le biais d’un autre support qu’une exposition par exemple. Elle est visible là : http://www.bop-photolab.org/bop-photo-analogies.php et peut bien sûr être commandée en envoyant un email à cette adresse : photo_analogies@bop-photolab.org.
Les sujets que je développe sont souvent sociaux mais l’aspect subjectif est toujours très présent. Il ne me semble pas raisonnable de parler « d’objectivité » en photographie. Le point de vue du photographe se doit d’être assumé et quasi visible dans ses images.
gateways © Arnaud Thurel
Demain :
Votre prise de vue idéale, pouvez-vous nous la décrire ?
Dans une friche ? L’idéal pour moi est d’entrer dans un lieu où je vais croiser quelque chose de véritablement inattendu, comme ce jour où j’ai croisé un saxophoniste qui s’entrainait là car « le lieu était tranquille » et qu’il « ne gênait pas ses voisins ainsi ».
Quels sont vos projets ?
J’ai de nombreux projets que je mène en parallèle car tous prennent des années à arriver à terme (le travail sur les friches a été entamé il y a plus de 5 ans). Des projets communs avec d’autres membres de BOP basés à l’étranger. Le projet qui me tient le plus à cœur et qui là encore est un sujet où je suis personnellement impliqué est de montrer la vie d’un bar de quartier que je fréquente régulièrement depuis environ 2 ans et où j’ai lié de vraies amitiés avec de nombreuses personnes.
La prochaine friche ? Apres avoir introduit l'Homme, qui allez-vous introduire demain ?
Mon travail sur les friches est maintenant terminé et pour ce qui est du sténopé, je viens bientôt commencer un nouveau travail, cette fois-ci en couleur mais je ne peux pas en dire plus pour l’instant.
Propos receuillis par Laura Béart Kotelnikoff