Gilles Caron fut témoin de certains des plus grands conflits de notre ère : La guerre des six jours, Le Vietnam, Le Biafra, Mai-68, l’Irlande... La liste est longue, le nombre de reportages donne des vertiges: 500.
Ce nombre peut indifférer les désenchantés mais l'incroyable est à la hauteur du tragique, Gilles Caron est décédé à l'âge de trente ans après seulement 5 années de carrière.
Celui qu'Hubert Henrotte appelait « Le plus grand de sa génération » est l’héritier de la dynastie qui l'a précédé et à l'avant garde de celle qui vient. Tué dans l'oeuf, il n'en est pas moins à l'épicentre du photojournalisme. A tel point que l'homme est méconnu du public, tandis que ses photographies sont élevées au rang d’icônes, tous connaissent ses clichés mais personne ne peut en donner l'auteur, elles sont parties intégrantes de l'Histoire. Il est le fondateur de la mémoire collective et reçoit mésestime et dédain.
Manifestation rue Saint-Jacques, Paris, 6 mai 1968 © Fondation Gilles Caron
L'auteur du livre, Michel Poivert, est docteur en histoire de l’art contemporain et en Photographie, Président de la Société française de photographie durant plusieurs années, membre de la rédaction de La Revue de l’Art et de la revue Études photographiques.
Il guerroie dans le but d'inverser le processus de « désinformation », il retourne à la source, les planches contact, s'empare de « l'informe de l'information » et débute un travail de longue haleine : rétablir la vérité. Il présente l’être et soutient ses propos, aidé par la photographie de Caron, et lève enfin le rideau sur : « Gilles Caron, Le conflit intérieur ».
Mais la tâche nécessite 6 chapitres et pas un de moins, « Héroïsme », « regard intérieur », « douleur des autres », « mouvement de révolte », « nouvelle vague » et enfin « conscience malheureuse du photographe ».
Dès le début, Michel Poivert introduit un photographe hors-normes, celui-ci se définit comme un imagiste, entre Baudelaire, Cendrars et Ezra Pound à qui il prend la définition de l’imagerie : « complexe intellectuel et émotionnel contenu en un instant ». Ezra Weston Loomis Pound étant un poète, musicien et critique américain rattaché à la Génération Perdue. Ce qui prend l'allure d'une « précision » ouvre grand les fenêtres de la pensée du photographe à la triste destinée. Le reporter est homme de lettre, de poésie, d'Arts et c'est cela que l'auteur offre à découvrir tout au long de chapitres qui sont un cheminement vers l'intime de son être et une révélation de la richesse de sa photographie.
Ce livre est telle une photographie grand format dont le lecteur s'approcherait lentement, un pas après l'autre, une page après l'autre, découvrant mille détails et avec eux l'essence du propos.
Transport d’une victime de la famine due à la guerre civile au Biafra, Nigéria, juillet 1968 © Fondation Gilles Caron
C'est sans détour que l'auteur anéanti la figure du reporter de guerre, l'héroïsme sera le nom d'un chapitre, point final. En effet, Gilles Caron ne prétend à aucun forme de vaillance, à contrario il se revendique victime de concours de circonstances et à Paul Eluard d'ajouter : « Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous. ».
Disons hasard... Sa vie de photographe débute avec Sylvie Vartan, en Israel. Il prend des clichés de la pin-up et se retrouve témoin de la monté des tensions avant la guerre des six jours. Ce reportage va l’asseoir comme le CAPA français selon Henri Cartier-Bresson. Le Destin ?
Le préambule de 5 années d'intenses reportages mais surtout de la mise en place d'un discours photographique.
On découvre l'Homme derrière le photographe, l'âme qui enclenche l'appareil. Le plus grand conflit de Gilles Caron est son conflit intérieur, celui qui l'oppose à lui même dans un combat singulier. « Ce combat entre bonne et mauvaise conscience face à la position de témoin est vécu par de nombreux reporters de guerre, mais dans le cas de Caron, il devient, à un moment donné, l'objet même de son propos photographique et l'explication de son rapport au monde. »
Ainsi, le titre est trompeur, on nage en eau trouble, réalisant peu à peu que l’héroïsme est un mirage, avant d'ouvrir les yeux sur la faiblesse du photographe et du soldat, tous deux égaux devant la condition qui est la leur.
Caron élabore une procession photographique, il s’arrête sur le soldat, puis sur son humanité et celle-ci renvoie d'une part à une forme d'autobiographie, à une analyse de sa condition d'ancien militaire en Algérie, face aux tourments il fait « remonter en lui la part d'humanité que l'histoire lui commande de refouler ».
D 'autre part il révèle un autre visage, celui de l'homme face à l'histoire : « visage de la réflexion et du doute entre engagement et retraite, torture du cogito qui ne trouve d'issue que dans l'expression du soi, la créativité dans l'action. ».
Bataille de Dak To, Viêt Nam, novembre - décembre 1967 © Fondation Gilles Caron
Il passe d'un homme à un autre, son regard et son objectif se posent sur les civils à l'heure ou sonne le début des guérillas urbaines: « Il s'agit de permettre au spectateur non plus d'abîmer son regard dans une pornographie de la douleur mais de susciter une profonde empathie, de « rejoindre » l'autre dans l'épreuve. ».
L'immersion est totale, le lecteur se noie dans l'époque de la fondation de Médecin sans frontières, il y a un changement de mentalité qui replace la victime au centre des regards, au centre de la scène internationale. Jusqu'ici dans la pénombre, le photographe fait jaillir la lumière sur une situation et si le Biafra est l'étincelle, cette tentative se retrouve en Europe et partout où Gilles Caron pose son objectif.
Le cinéaste et photographe Raymond Depardon, pendant la guerre civile au Biafra, Nigéria, août 1968 © Fondation Gilles Caron
Les chapitres se suivent et dévoilent, avec toujours plus de sensibilité, la pratique de Gilles Caron, l'auteur alterne un récit haletant et éprouvant avec des chapitres plus reposants à propos de la forme. En effet, l'être, à l'image de notre Monde, est entier, photographe de guerre puis photographe de la nouvelle vague, des femmes, des icônes... une complémentarité qui hisse ses photographies plus hautes que les autres car le propos est soutenu par une forme, donnant naissance à l'Icône.
Le livre se clôt sur le chapitre « la conscience malheureuse », là est toute la quintessence de Caron, il offre des clichés poétiques qui désirent l’éveil et l'insomnie de l'Occident face aux douleurs humaines, mais il est inconfortable face à sa propre position de témoin, qui vient, voit et s'en va...
Il l'avoue avec écoeurement :« tous les moments où tu te trouves en face de gens misérables, enfin de gens coincés... tu arrives tout propre, enfin tu es là et tu as une fonction. tu sais que tu viens là pour faire des photos et tu t’en vas. Ça a quelque chose de terrible. Mais c’est pareil avec tout, avec les soldats, tu arrives, tu fais ça et tu t’en vas. »
Guerre civile au Biafra, Nigéria, novembre 1968 © Fondation Gilles Caron
De la sorte, il pose enfin son objectif sur la figure du photographe. Il le perçoit lui et toute la profession comme un charognard, mais également comme une victime parmi les victimes. Victime de l'attitude du monde des médias, victime de leurs tourments, victime physique, victime.
Peut-être ressent-il déjà sa propre fin, la fin de nombreux photographes ? Celui qui dès le commencement se plaçait comme victime du hasard et, lors de son voyage au Cambodge, avait déclaré : « Je resterai à Phnom Penh, je n'en sortirai pas, je ne prendrai aucun risque ». Il disparut le 5 avril 1970 sur route menant de Phnom Penh à Saigon... Intuition, Hasard ou Destin, peu importe.
Manifestation lors du premier anniversaire de la répression sovétique du Printemps de Prague, Tchécoslovaquie, 21 août 1969 © Fondation Gilles Caron
En étudiant l'informe de l'information, Michel Poivert se fait précepteur dans la découvert de l'oeuvre de Caron. C'est bien plus que des planches contact et des tirages qui sont offerts à nos yeux de néophytes, il s'agit du tourment des êtres, universels et intimes à la fois. Le photographe se fait rapporteur de la destruction au point de l'éprouver personnellement.
Riche de ce savoir, le lecteur découvre ou redécouvre les photographies de Caron, des clichés noir et blanc, qui heurtent par la mise en exergue de la condition humaine. Et les mots de Malraux sonnent justes : « On ne connaît jamais un être, mais on cesse parfois de sentir qu'on l'ignore. ».
Bataille de Dak To, Viêt Nam, novembre 1967 © Fondation Gilles Caron
Loin de la dichotomie, sa réflexion et sa photographie sont en demi-teinte, une photographie classique et noble d'une réflexion humaniste existentialiste. Considérant chaque être comme le maître de ses actes et de son destin, le capitaine des valeurs qu'il décide d'adopter.
Les valeurs de Caron sont altruistes et irradient son lecteur, il fait naitre une réflexion. On peut voir au sein de sa photographie une tentative de mettre en garde sur l'avenir douloureux du photojournalisme. Un avertissement renforcé par la publication du livre aux lendemains de l'annonce, par Reporters sans Frontières, de l’année la plus meurtrière pour les journalistes depuis 1995.
En effet, 2012 fut une hécatombe et 2013 pleure déjà Olivier Voisin et bien d'autres.
Le livre de Michel Poivert sonne comme un appel à méditer sur la misérable condition humaine que dénonçait Gilles Caron, ainsi que sur la condition des photojournalistes plus proches des martyrs que des héros : 88 morts, 879 emprisonnements, 1993 agressions ou menacés, 38 enlèvements...
« Gilles Caron, Le conflit intérieur » Michel Poivert
PHOTOSYNTHESES
26,8 x 21,4 x 4,8 cm
300 pages
Laura Béart Kotelnikoff