© Claire Mayer
Yan Morvan, photographe de guerre :
Comment en êtes-vous venu à la photographie?
Je voulais faire du cinéma, j'étais étudiant en première année de maths/physique et j'ai tenté le concours d'entrée à l'IDHEC, la FEMIS. Donc je suis venu à Paris pour cela mais évidemment j'ai été recalé. Je suis donc allé à la faculté de Vincennes, à Paris 8, en cinéma, un cursus dans lequel il y avait presque une camera pour 300 000 étudiants... En revanche en photographie il y avait beaucoup moins d'étudiants.
La fac de Vincennes était un repère de gauchistes, mon professeur de photographie était Stalinien-Mao pro-Albanais. Souvent, au lieu de donner des cours, il faisait des voyages organisés en Albanie, pour comprendre le Socialisme Marxiste Stalinien de Hodja, et pendant ce temps il me laissait les clefs du labo photo.
A l'époque j'étais crypto-situationniste (groupe révolutionnaire de gauche) et en tant que tel, on pouvait s'arranger avec les Mao-pro-Staliniens contre les Mao-pro-Chinois, une autre mouvance. C’était l'époque, les années 70, amusant. (Rires)
J'ai commencé comme ça.
Comment cela s'est passé les débuts chez Libération pour un photographe comme vous?
C'est mon professeur de l'université qui m'a présenté à Libération, dans les années 1974 -1975. En 1975 je fais mes premières piges pour eux.
Et autour de Libération, il y'avait, entre autres, une agence de presse FOTOLIB, pour laquelle j'ai commencé à faire des photos pendant deux ans.
Votre première publication ?
Ma première photo publiée, c’était dans Libération, en avril 1975, représentant trois femmes devant le Palais de Justice de Paris, vendant un journal appelé « Le Comité d'Action des Prisonniers ». J'ai fait la 8e de page, signée DR (Droits Réservés), je ne laissais alors pas mon nom.
En 1975 à Libération, nous tirions nous-mêmes nos images, puis elles remontaient au secrétariat de rédaction où la rédaction choisissait les photos.
Qu'avez-vous fait après ?
A cette époque, je faisais déjà plusieurs choses en même temps. Je photographiais déjà les rockeurs entre 1975 et 1976, j'étais encore étudiant et pour vivre je photographiais aussi les salons à porte de Versailles.
Parallèlement à cela, je faisais également de la presse.
Puis, j'ai été viré de l'agence FOTOLIB, j’étais mauvais, je suis passé chez Norma. Leur vendeur, Maurice Lemoine, un ami gauchiste, aimait beaucoup ce que je faisais sur les rockeurs et m'a présenté au fils d'Edgard Pisani, un ministre, qui avait la maison d'édition Jean Claude Simoën.
En 1977, on sort un livre sur le prolétariat dans lequel j'avais un cahier photo qui s'appelait : « Le Cuir et le Baston ».
Il y a eu beaucoup de presse à la sortie de ce livre, et c'est à ce moment-là que Match m'a repéré. Ils m'ont appelé en me disant qu'ils voulaient publier le reportage, et Michel Sola le rédacteur en chef m'a alors embauché.
J'ai bossé 1 an puis le Figaro Magazine m'a contacté. Ils lançaient leur numéro 0, avec Louis Pauwels (journaliste et écrivain). Cette première version n'avait rien à voir avec ce qu'elle est aujourd’hui, donc j'ai accepté.
Au début c'était un magazine comme les autres, mais ça a dégénéré. C'est devenu un repère de fachos, j'en venais à me demander si nous faisions de la propagande ou du journalisme.
Je suis donc parti, et j'ai vécu quelques mois à Bangkok. De cette expérience sortira à la rentrée prochaine un livre rockn'roll, d'images faites en noir et blanc au Leica.
Quand je suis rentré, je n'avais plus rien. J'avais 26 ans, déjà une carrière et elle était finie.
© Yan Morvan
Les débuts au sein de Sipa ?
J'avais un ami qui avait travaillé avec moi au Figaro, Xavier Martin. Il m'a proposé de me présenter à Sipa. C'était une agence de damnés de la photographie, mais Gamma et Sygma n'auraient jamais voulu de moi, c'était des agences de photographes trop propres sur eux.
Il était essentiel pour un reporter de suivre l'actualité de près. Je lisais donc Le Monde tous les jours dès sa parution, et un jour je vais voir Gökşin Sipahioğlu, directeur et fondateur de l'agence, pour lui dire qu'un coup d'état était imminent dans son pays. Evidemment, il me répond : « La Turquie plus beau pays du monde, grande Démocratie ». Trois jours après, le coup d'état a bien eu lieu. Il est alors venu me voir pour me dire « Tu pars tout de suite ».
A cause du coup d'état, la presse était peu présente, je suis resté 2 jours, j'ai fait des photos avec mon Leica comme un touriste et je suis rentré à paris. Le vendeur de Sipa Michel Chicheportiche me soutient alors auprès de Gökşin, et convaincu il me dit de rester. Peu de temps après, il y a eu l'Iran, l'Irak et cela ne s'est plus arrêté pendant 8 ans.
Comment a pris fin Sipa et faites-vous encore des reportages en zone de guerre?
Je suis parti en 1988, je n'aimais plus ce que je faisais, l'agence avait grossit, il fallait faire de l'argent, c'était pas pour moi.
J'ai donc réalisé mes reportages seul : Irak, Kurdistan, Rwanda... Le dernier au Kosovo, j'allais de camps de réfugié en camps de réfugiés, et je photographiais le dernier objet qu'ils avaient emporté.
A cette époque, j'avais 15 ans de moins et le Kosovo il fallait y aller, le faire. Maintenant c'est différent...
© Yan Morvan
Vous faisiez d'autres reportages en même temps que la guerre ?
J'ai toujours fait plusieurs choses en même temps, la guerre, les gangs et « Mondo Sex. » J'ai été le « Pink Doctor » pour Thierry Ardisson qui venait de créer le mensuel Entrevue.
C'est quoi « Mondo Sex » ?
Je revenais du Liban, je photographiais les gangs et un ami Eric Neveu, rédacteur du magazine Lui, m'a demandé de faire un portrait à la chambre de Michel Ricaud, plus grand réalisateur français de films pornographiques.
J'ai vu Michel Ricaud qui m'a proposé un reportage sur la pornographie, je me suis dit pourquoi pas et j'ai sorti « Mondo Sex ».
Photographe synonyme des gangs, de la fange et de tout un monde sombre :
Pourquoi un tel travail sur les Gangs ? Comment cela a débuté ?
Mon travail sur les gangs correspond à plusieurs périodes : 1975-1977 puis 1987-1989, 1992-1994-95 et là 2010-2012.
Le point de départ, c'est la place du Tertre à Montmartre, en 1974. Je vois un type en cuir avec des badges de Gene Vincent. J'avais 20 ans, il était fan de rock'n roll, moi aussi, j'ai fait des photos de ses potes et ça à commencé comme ça.
Vos Premiers pas dans le milieu des gangs? Est-ce facile de pénétrer dans cet univers ?
C'est toujours dur, le problème c'est celui de tout le monde : « être ou ne pas être ? ».
C'est tous des enfants d’immigrés, à l’époque Polonais, Italiens.. Ou les enfants de familles disloquées...
Qui suis-je ? Ou vais-je ? Ils cherchent un groupe et des rituels. Il -y-a un tribalisme anthropologique, ils se regroupent autour de héros, la musique ou la moto... et puis la baston.
Ce sont des rebelles, la lie de la société mais ils veulent montrer leur force et la première des communications dans la société est la violence.
Tous les peuples qui se sont rapprochés, l'ont fait par la guerre. Et dans les gangs que je connais, j'en suis témoin, leur manière de se reconnaître et de se rencontrer c'est la violence.
Je suis un des rares journalistes qui ne les a pas utilisé, c'est donnant donnant, je suis clair avec eux, je les respecte donc ça se passe très bien.
Et si les gangs étaient la version urbaine des conflits, une guérilla urbaine ?
Tout cela est un truc de « mâle » : l'arme est un pénis, le mâle défend et la femelle fait des enfants.
C'est « 2001 l’Odyssée de l'Espace » (Rires). Le même schéma pour la grande majorité, le mâle moyen casse de la gueule du voisin car il a quelque chose qui brille plus, il veut prendre sa femme... Un écran plasma et une belle voiture.
© Yan Morvan
Il sort un second livre dédié à cet univers « Gangs Story » aux éditions « La manufacture de livres » avec le récit de Kizo:
Pourquoi un second volet ? La différence avec le premier livre « Gang »?
Le deuxième c'est le travail actuel, il y a 4 parties et la dernière correspond à la période 2009- septembre 2012.
Ce ne sont pas les mêmes groupes, c'est comme les photographes, lorsqu'on les retrouve 5 ans après ils ont changé, se sont mariés, ont eu des enfants ...
C'est très stressant d’être dans les gangs, être à l'affut tout le temps... Pour les membres d'un gang, tout cela est leur vie, ils s'éclatent de cette façon.
Comment avez-vous rencontré Kizo ?
Il m'a appelé très souvent pendant 1 an à partir de 2009. C'est le bon géant, il vient d'un gang, il a une force incroyable mais il dit qu'il faut éduquer les jeunes, être sérieux. Il est catholique et a un côté rédempteur, missionnaire.
Il voulait faire un livre sur les gangs, mais je n'y tenais pas parce que je sortais de mon histoire avec Guy Georges, je voulais oublier un peu cet univers. Je n'avais plus envie de faire des photos et c'est là que j'ai créé photographie.com, j'avais ce qu'on appelle la crampe du peintre.
Mais Kizo avait vu le livre et il voulait qu'on travaille ensemble.
Et puis, nous avons fait quelque chose qui a tout déclenché : un article pour VSD. Il est venu chez moi avec une photo que j'avais prise à Grigny en 1992 avec 10 personnes qui posaient. Il les connaissait, et 20 ans après nous avons refait la photographie, avec les mêmes au même endroit. Il a écrit un texte et c'est sorti dans VSD exactement comme je leur avais dit. Ils étaient rassurés de voir que ce n'était pas du journalisme de caniveau, que j'avais respecté le contrat.
Quel est le message du livre?
Les trois premières parties étaient déjà faites et la dernière 2009-2012 réalisée avec Kizo s'est ajoutée aux autres. Kizo m'a permis de rentrer en contact avec certaines personnes, et il a écrit les textes, car il était le plus à même de le faire.
Le message de Kizo c'est : Le gang, faut en sortir. Et il est sincère, il a une famille bien, c'est quelqu'un de bien.
Au delà de l'image du photographe officiel du vice, des voyous et de la violence, à laquelle on le réduit souvent, il nous livre une vision de la photographie à part entière, très lumineuse et féconde:
Avez-vous failli basculer ?
Non, rien ne me fait basculer... (Rires)
© Yan Morvan
D'ou vient cet attirance pour le sombre?
En réalité, dès que j'ai fait un reportage plus doux, sur les paysages ou autre... ça n'a pas marché. A chaque fois, les gens attendent de moi que je traite les gangs, ils me rient au nez quand je photographie des paysages !
J'en suis à ma 5ieme carrière, combien de fois on ma dit : « Yan Morvan, tu es finis ! »
A 40 ans, j'ai fait des paysages de neige, c'était bien, et on m’a dit mais : « Mais ça va pas ?! » Un jour, je les ressortirai...
Quel message fait passer votre photographie ?
Pour moi, le rôle de la photographie c'est de faire réfléchir les gens. C'est pour cela que je refuse, de plus en plus, l'émotion. Dans le passé j'ai fait ce genre d'images mais c'est un sentiment tellement primaire que cela ne fait pas avancer les choses.
Par exemple, le World Press (attribué à Paul Hansen, pour une photographie représentant deux enfants Palestiniens morts) je ne trouve pas que cela soit bien, c'est de la propagande.
Ce n'est pas en tapant sur les juifs ou les musulmans que la situation va avancer. J’étais à Gaza quand cela s'est passé et j'ai autant de respect pour les deux peuples.
Une guerre est importante aujourd'hui : la Syrie. C'est elle qui va déterminer l'avenir de tout le proche orient. S'il y a un prix à donner, c'est pour la Syrie et pour ceux ayant trouvé la mort lors de ce conflit.
Pour moi, l'image fixe doit apporter une réflexion, il faut arrêter de se laisser manipuler par la publicité ou des images sans intérêt...
C'est le rôle de la photographie, de la littérature, de la poésie : apporter quelque chose de complémentaire, une réflexion.
Aujourd'hui, l'actualité est devenue un bombardement permanent, une propagande jouant sur les peurs des gens. Les gens vivent dans la peur, mais dans la vie quand on commence a avoir peur on est fini...
Pour les gangs, je n'ai jamais eu peur d'eux, et pourtant je ne suis pas très courageux, et à la guerre c'est la même chose, je n'ai jamais eu peur. Si on se met à avoir peur, tout est faussé...
La photographie de guerre c'est un métier ; il faut savoir que le tube de mortier en chauffant part à gauche, ce qui veut dire qu'il faut courir à droite.
Quand les animaux ne font plus de bruit, il ne faut plus bouger car eux savent quand il y a des snipers et quand il y a des bombardements, il faut compter les arrivés et les départs...
Toutes ces choses sont essentielles pour couvrir un conflit. Aujourd’hui, les jeunes photographes, ne savent pas cela et prennent des risques inconsidérés.
© Yan Morvan
Quel est votre prochain reportage ?
Les champs de bataille.
Je devais aller en Libye mais je n'ai pas eu de visa. Je pars prochainement en Biélorussie, Ukraine, Russie et après il y aura la Libye, Egypte, Tunisie, Afghanistan, Syrie, Espagne...
Pour ce projet, je photographie les champs de bataille de la planète entière avec une chambre 20*25.
J'ai commencé en 2004, en Europe : La France, l'Italie, la Pologne, L'Angleterre... Ensuite, j'ai demandé une aide du Centre National d'Art Plastique qui m'a permis de couvrir la zone pacifique, puis on m'a présenté la maison d'édition Photosynthèse et l'année dernière j'ai pu faire le Vietnam, les Etats-Unis et l'Israel.
J'ai déjà photographié les pays « classiques » de guerre, et je voudrais, à la fin, créer un choc en faisant les pays actuellement en guerre Syrie, Libye Afghanistan, toujours à la chambre.
Etant donné que j'ai longtemps couvert la guerre, je sais comment la capter.
Le combattant ne voit pas la même chose que le photographe.
C'est cela que je reproduis et que j'accumule, j'ai près de 130 champs de bataille.
Je fais toujours plusieurs choses en même temps, il y aura également le livre sur Bangkok en septembre.
Sinon, il y aura aussi un reportage que je prépare sur l’Amérique. Depuis les années 1980 je travaille dessus, je fais des photos de cet asile expérimental géant : c'est cela l’Amérique, ils expérimentent sur la population des modes de vie ; la malbouffe et l'on voit s'ils deviennent obèse, la climatisation et l'on observe le développement de la maladie du légionnaire...
En revanche, je publie de moins en moins dans la presse : la publicité dicte le contenu éditorial, et forcément, les gangs, ça ne fait pas très propre …
La presse n'est plus dans le monde réel, ils ne sont plus dans la réalité, celle des gens.
© Yan Morvan
Finalement, le conflit est une passion ?
J'ai longtemps couvert la guerre, et le problème avec ce type d'images, c'est qu'il s'agit toujours de clichés : les enfants qui meurent, la femme qui prie et le mec qui tire. Il y a 3-4 archétypes, une fois qu'ils ont été faits, faut-il continuer de cette façon tout le temps ?
C'est vrai qu'il y a les incurables, Don McCullin, James Nachtwey..
La guerre comporte des risques, le photographe peut se faire tuer. Et heureusement d'ailleurs, car si il n'y avait pas ce risque ce serait immoral de photographier les gens qui s'entretuent, le reporter de guerre peut aussi être blessé.
J'ai fait le tour de l'iconographie de guerre, 2 ans à temps complet au Liban alors que les autres restaient 2 semaines.
800 jours, vous les comptez un par un, ça use les nerfs. J'ai fait le tour alors comment changer ?
Comment montrer la guerre sans les clichés ?
C'est pour cela que je photographie désormais les champs de bataille, ce qui est important ce n'est pas les images, bien que certaines soient fortes, mais c'est l'accumulation.
Au total, ce travail représentera 200-300 champs de bataille...
L'important est de montrer que dans le monde entier on s'est battu. C'est une grande leçon d'Histoire.
Avec en toile de fond la beauté de la nature, car elle reprend toujours ses droits : la nature luxuriante reprend toujours ses droits sur la folie humaine...
Photos © Yan Morvan
Propos receuillis par Laura Béart Kotelnikoff