Une chose est sûre, Stan Guigui n'est pas un photographe comme les autres. Loin des clichés du reporter, appareil autour du cou et casquette de bad boy, Stan Guigui a fait sa place quant à lui en faisant de son univers photographique un véritable mode de vie. Lorsqu'il photographie, c'est en essayant de comprendre, de vivre les situations de ses sujets.
Cela a été en effet le cas en Colombie où, pendant de nombreuses années, il a vécu au rythme d'un pays souvent bien loin des habitudes européennes. Il a ainsi atterri dans le « cartucho », quartier de Bogota où vivent sans abris, reclus de la société colombienne. Un endroit où circulent drogues, armes, prostituées, où les gangs ont autorité, où la police n'ose se montrer.
C'est dans cet environnement en marge de l'idée bien pensante de notre société, qu'a vécu Stan Guigui. Il a cherché à comprendre d'abord, à témoigner ensuite.
Rencontre avec un photographe passionnant et généreux, qui n'a pas froid aux yeux.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
J'ai pas fait d'études. J'ai fait un tour aux Beaux-Arts d'Avignon, mais ça ne m'a pas vraiment plu. J'avais déjà commencé à travailler avec les gens de la rue. Ma première expo a eu lieu à l'époque où je bossais avec des gens de la rue que je photographiais, et les faisais écrire. Cette expo était donc les images et le texte de ces personnes, pour montrer le décalage entre l'image et l'intérieur des gens.
Pourquoi la photographie ?
Au départ, je voulais faire du cinéma. Depuis tout petit, j'adore les films. Enfant, j'empruntais l'appareil de mon père, ça m'a toujours amusé. En réalité, j'aime m'approprier des images, je crois que ça me rassure. Je voulais faire de la peinture, mais je n'arrivais pas du tout à reproduire ce que je voyais. J'ai donc commencé la photo. Je ne pensais pas montrer mes photos un jour, je les faisais pour moi, j'avais une vie un peu décalée, je voyageais beaucoup, je suis pas mal allé en Amérique du Sud et en Amérique du nord. Mais un jour, tout a brûlé, tous mes négatifs sont partis en fumée. J'ai pris un gros coup, cela représentait des années et des années de travaux, j'avais fait des travaux en freelance avec l'AFP en Israel, entre autres... J'ai encaissé et je me suis dit que j'allais tout recommencer. Je m'y suis donc remis doucement.
J'ai commencé à montrer mes photos lorsque je suis devenu père, je devais vraiment changer de vie et rentrer un peu plus dans les rangs. J'ai eu un prix à PhotoEspana en 2006, et tout est parti de là. Depuis deux ans, j'ai intégré l'agence VU'.
Je suis autodidacte, j'ai jamais pris un cours de photographie. J'ai commencé la photo avec un Olympus OM, pas terrible. Mais on sait tous que ce n'est pas l'appareil qui fait le photographe...
© Stan Guigui / Agence VU'
Qu'est ce qui vous a mené en Colombie ?
Une femme ! Une Colombienne que j'ai rencontré en France. Elle devait rentrer chez elle et moi j'avais à l'époque deux solutions : soit je la suivais, soit je partais en Israel, car j'avais déjà vécu là-bas, et je rentrais dans l'armée. J'étais jamais allé en Colombie, je ne parlais pas un mot d'espagnol. Je suis allé en Israel, et une semaine après Yizhak Rabin (cinquième premier ministre d'Israel jusqu'à son assassinat en 1995, et prix Nobel de la paix en 1994 ndlr) est assassiné. Je suis donc parti pour la Colombie. Lorsque je suis arrivé là-bas, je me suis retrouvé dans un milieu extrêmement bourgeois, et ça ne m'a pas du tout convenu. J'ai travaillé dans une agence de publicité, mais ça ne m'a pas plu non plus, j'ai été viré au bout de quelques mois.
Qu'est-ce que le « cartucho » ?
Le cartucho est un endroit qui existe depuis plus de 60 ans. Au départ, c'était un beau quartier de Bogota, situé en plein centre. En 1948, un candidat à la présidence de la république a été abattu, Jorge Eliécer Gaitán. Proche de la classe moyenne, il était l'un des premiers en Colombie à envisager une politique sociale en mettant en place, entre autre, une amélioration des conditions de travail des ouvriers. A l'époque, il était vraiment favori à l’élection présidentielle. C'était la première fois qu'un leader politique ne soit pas en faveur de la classe bourgeoise, mais pour le peuple. Du coup, lorsqu'il s'est fait assassiner, il y a eu une révolution, connue sous le nom de « Nueve de Abril» ou « Bogotazo », Bogota s'est soulevée. Le quartier du cartucho a été très touché. Puis une guerre a débuté entre la guérilla et le gouvernement, qui a marqué la naissance de la guérilla, et il y a eu un véritable déplacement des populations. Le quartier du cartucho – qui ne portait pas encore ce nom à l'époque – était situé à côté d'un terminal de bus : les bus arrivaient de la campagne avec les déplacés, et le cartucho est devenu un lieu de troc. Les gens s'échangeaient des choses, de la nourriture, des animaux, des objets ect.. A cette époque, c'est également le début du recyclage, les gens récupéraient le papier, le verre, dans une impasse très étroite. On dit que le nom de « cartucho » vient de là, du nom de cette impasse. « Cartucho », c'est aussi le nom d'une fleur qui ressemble à un lys. Il y avait à l'époque beaucoup de colombiens qui venaient en Europe pour étudier, qui ont commencé le mouvement anarchiste, peut-être que ça vient de là aussi, beaucoup de spéculations tournent autour du nom de cet endroit.
© Stan Guigui / Agence VU'
Le cartucho est vraiment un lieu pour les déplacés, et a encore à l'heure actuelle une connotation de commerce, d'échange. Au début c'était le troc d'objets, puis ça a été la came. La Colombie a toujours eu une tradition de contrebande : au départ les émeraudes, l'or. Le cartucho, c'est un peu l'île de la tortue, tout ce qui est volé à Bogota va atterrir à un moment ou à un autre dans le cartucho : la contrebande, la came, les armes.
C'est également un camp fermé mais à ciel ouvert, car les autorités sur place ne veulent pas que les gens dans la rue dorment sur les trottoirs de Bogota donc ils les envoient là-bas, et c'est aussi un lieu de passage, où les gens essaient de revendre tout ce qu'ils ont volé, puis ils passent quelques jours dans ce quartier, s'achètent de l'alcool, de la drogue, les services d'une prostituée, et lorsqu'ils ont tout dépensé, repartent.
Enfin, c'est également le siège des crack-house, et des gangs, qui sont arrivés dans les années 80. Actuellement, ce quartier fait une centaine d'hectares.
Au fur et à mesure des années, le cartucho s'est dégradé, et c'est de pire en pire.
Combien de personnes vivent dans le cartucho ?
Certaines personnes disent 20 000 personnes, en population fixe. Il faut ajouter à cela les personnes qui viennent acheter de la drogue, des armes ou autre, ce qui amène au double à peu près qui passe tous les jours. Il y a une très grande densité de population, surtout la journée.
Les forces de l'ordre font-ils des descentes là-bas ? Y vont-ils ?
Il y a sur place des policiers corrompus, qui amènent la came, et qui en profitent souvent pour abuser de leur autorité, mais les autres policiers ne rentrent pas, c'est beaucoup trop risqué pour eux.
Racontez-nous comment vous avez été amené à vivre dans le cartucho ?
La photographie. J'avais envie de faire des images là-bas, ça m'intriguait. La première fois où je suis arrivé là-bas, je me baladais dans Bogota puis j'ai aperçu de l'autre côté de la rue un fourmillement, des gens partout. Je me suis alors approché, j'ai vu des sdf, puis une meule de foin énorme au milieu de la route, ça m'a intrigué. En m'approchant, je réalise que c'est une meule de marijuana. A côté, il y avait des sacs blancs posés par terre, c'était de la cocaïne. Des sdf sont venus me voir, se rendant compte immédiatement que je n'avais rien à faire là. Ils ont commencé à se moquer de moi, à me titiller, je suis parti. Puis j'ai été tenté d'y retourner, pour voir de plus près de quoi il s'agissait vraiment. Au début, tout le monde venait me parler, et lorsqu'ils ont vu que j'étais français, ils m'ont posé plein de questions. Par la suite, quand je me suis installé là-bas, ça a été plus difficile. Certains me prenaient pour un flic, se méfiaient. Un jour, quelqu'un a sorti une machette devant moi, m'a foncé dessus, et je lui ai cassé la tête. Ils ont vu que je ne me démontais pas et que j'étais finalement un peu comme eux. Puis j'ai commencé à avoir des problèmes avec les policiers, donc à partir de ce moment-là j'ai été accepté.
Qu'est-ce qui a été le plus difficile à réaliser dans votre reportage ?
Le film que j'ai réalisé sur le cartucho. C'était l'enfer parce que j'avais besoin d'aide, je voulais faire quelque chose de bien, j'avais deux caméras, deux micros, les lumières ect. Mais les assistants qui venaient m'aider ne tenaient pas le choc. Le premier cameraman est resté une demi-journée, celui d'après 10 jours, et le dernier a fait deux mois et demi de psychiatrie en rentrant. Pourtant, ce dernier a été très bien accepté par tout le monde, mais malgré cela, il a eu du mal à tenir le choc, surtout en rentrant. Il avait peur tout le temps. Le premier jour où il est arrivé, on a commencé le tournage dans une église, car nous retracions l'enlèvement d'un prêtre dans cette église. Un des protagoniste s'est pris un coup de tournevis par une femme dans la cuisse pendant qu'on tournait, une histoire de vengeance. Du coup pour le cameraman, ça a été très difficile pour un début.
J'ai également eu des problèmes avec les autorités car ce tournage n'est pas passé inaperçu, ils me mettaient la pression en me disant qu'il y aurait des conséquences. J'ai été arrêté plusieurs fois, ils ont pris le matériel, je devais sans cesse cacher les bandes, heureusement j'avais des endroits sûrs pour cela.
© Stan Guigui / Agence VU'
Mais vous, personnellement, n'avez-vous pas été traumatisé à la suite de cette immersion ?
Le choc, je l'ai eu au départ. Après, j'ai appris à vivre avec sinon je n'aurai jamais réussi à rester. Tous les jours, je savais que je pouvais me faire tuer, donc je vivais avec la peur. Soit j'acceptais, soit je partais, c'était impossible sinon. A partir du moment où j'ai accepté, j'ai fait attention, je vivais dos au mur, quand je parlais aux gens dans la rue je surveillais mes arrières, au final j'ai appris à vivre comme eux.
Comment avez-vous réussi à quitter le cartucho pour revenir à une vie « normale » ?
J'ai eu un enfant, mais avec une femme normale, qui ne venait pas et ne vivait pas dans le cartucho !
Une française d'origine portugaise et brésilienne, qui n'avait strictement rien à voir avec le cartucho, elle est anthropologue. On s'est connus en Amazonie, et lorsqu'elle a vu de quelle façon je vivais dans le cartucho, elle m'a mis un ultimatum. J'avais envie d'essayer, de changer pour voir.
Combien de temps êtes-vous resté dans le cartucho ?
Je suis arrivé en 1996 en Colombie, et j'en suis parti fin 2008. Mais j'ai fait des aller-retour, je suis revenu en France, je suis allé dans d'autres pays. Je suis retourné en Israel à un moment donné pour monter un projet. J'ai du y rester en tout au moins 7-8 ans.
Pourquoi alterner noir et blanc et couleur, pour les images des rues et celles des portraits ?
Il n'y a pas de raison particulière, c'est vraiment l'instinct. Personnellement, je vois plus le monde en noir et blanc qu'en couleur, au départ. La couleur est venue après, j'ai eu beaucoup de mal à m'y mettre. Il y a un côté plus intemporel et plus fort dans le noir et blanc qui me plaît beaucoup plus, et en même temps je ne pouvais pas faire des images qu'en noir et blanc, il fallait également montrer quelle était la réalité du cartucho.
Quand vous êtes rentré en France, comment avez-vous montré vos images, de quelle façon ont-elles été connues ?
Quand je suis rentré en France, la mère de mon fils connaissait bien certains festivals car elle avait des contacts dans le monde artistique. Elle a envoyé à un festival en Espagne un petit film que j'avais fait. Quelque temps après, le festival Foto Espana m'a contacté, ils ont voulu voir les images. Elle les a envoyé, car je n'étais pas prêt à montrer mon travail encore. J'ai eu un prix à Foto Espana à la suite de cela. Tout est parti de là. C'était un prix international, qui a eu beaucoup de résonance : mes photos ont été publiées dans Le Monde 2, Rolling Stones, Vanity Fair, elles ont pas mal tourné. Suite à cela j'ai disparu pendant quelque temps, je suis retourné en Colombie finir mon film. Je suis revenu fin 2008, et je suis rentré à l'agence VU'.
Qu'espérez-vous comme impact avec ces images?
J'aimerai que l'on s'intéresse peut-être à la problématique de la Colombie, que les gens ouvrent les yeux sur la condition sociale de plein de gens, et pas seulement en Colombie, c'est universel. La société est de plus en plus difficile, dure, intransigeante et intolérante. Mais à côté de cela, l'homme est un être humain avec des sentiments, et lorsqu'il y a des difficultés, c'est difficile de s'en sortir. On vit dans un monde très dur, déshumanisé, et personnellement je n'ai pas envie de vivre comme ça, plus ça va plus je vais vers des pays sous-développés, car les gens n'ont rien mais justement sont vrais, ils savent ce qui est en réalité essentiel.
C'est ce qui m'a plu au cartucho, c'est que lorsque les gens sont démunis, il reste le principal, l'« âme humaine » finalement. Cela m'intéresse plus que le reste. J'aimerai qu'on s'intéresse à l'être humain en tant que tel, et pas aux stars, et à des choses superficielles qui ne veulent rien dire.
Localement, quel a été le retour de vos images ?
En Colombie, ça a fait un carton. Il y a plein de gens qui ont utilisé mes images là-bas, pour faire des clips (amateurs!), d'autres qui ont fait de petits documentaires et les ont repris …
Les autorités en revanche me détestent, j'ai reçu des menaces des paramilitaires, j'ai été arrêté pas mal de fois, j'ai failli avoir de gros problèmes.
Avez-vous le projet de retourner en Colombie ?
Oui, j'aimerai y retourner une dernière fois.
Un projet à venir ?
Le projet du film, sur l'histoire d'un des derniers chefs du cartucho, Secundo, qui a tous les doigts de la main droite coupés, menacé de mort par la police de Bogota. Il a 17 enfants avec je ne sais combien de femmes, c'est un personnage haut en couleur !
Donc le film est sur sa vie, sur l'histoire du cartucho, et sur la façon dont on survit à l'intérieur. C'est un docu-fiction qui dure 90 min. Pour l'instant, je cherche un distributeur.
Propos recueillis par Claire Mayer et Manon Froquet