© Robert Doisneau
Une fois de plus le nom de Doisneau s'inscrit en majuscule dans le paysage éditorial de la photographie. Mais aujourd'hui c'est un véritable monument que lui édifie Brigitte Ollier. Comme il flamboie tout en sobriété sur la couverture d'un ouvrage singulièrement massif, son nom semble gravé sur une dalle de marbre noire. Si Doisneau mérite sans aucun doute sa place au Panthéon de la photographie, ce nouvel hommage n'emprunte en rien le ton de l'oraison funèbre. La photographie choisie pour surplomber ce titre éponyme réveille d'ailleurs toute la vie des cafés parisiens des années 50. Jusque là, il n'y a rien d'étonnant, ni même de neuf. Cependant, est-ce la sobriété de l'apparence ? L'élégante facture du livre? L'infatigable attraction du photographe? Quelque chose d’irrésistible nous pousse à ouvrir cette encyclopédie...
Afin de saisir la particularité de cet ouvrage, revenons sur celui qu'on ne présente plus, l'auteur du Baiser de l'Hôtel de ville, Robert Doisneau. C'est une entreprise bien délicate que celle d'éditer un énième livre sur une figure devenue le prototype du photographe français. Car c'est dorénavant l'image d'Epinal parisienne que véhicule la photographie humaniste de Doisneau. Placardées dans tous les nids touristiques jusque dans notre représentation intime de la ville, ces images enveloppent Paris de la dentelle des années folles, à l'odeur de café et de tabac, de romantisme « à la française » et ressuscitent un air d'accordéon. Vulgarisés par l'entreprise commerciale et le tourisme de masse , ces étroites rues pavées, ces boutiques, ces épiceries, ces couples d'amoureux, ces scènes de vie construisent un imaginaire français délicieusement sucré de nostalgie. Drapées dans le voile délicat du noir et blanc, ces photographies deviennent le fard de la ville, trop souvent exploitées pour lui refaire le portrait. On en vient à penser que l'on se servirait d'elles pour cacher les enseignes électriques des MacDonalds et les tours bétonnées des multinationales. Oui, Doisneau est devenu cliché.
Alors qu'est-ce que la journaliste Brigitte Ollier nous montre-t-elle de nouveau ? C'est d'abord par son approche de l'homme avant le photographe canonisé qu'elle surprend le lecteur. En une vingtaine de pages, elle redessine le parcours d'une des figures les plus illustres de l'agence Alliance-Photo. Sous les traits d'un récit structuré en chapitres, cette biographie trouve son originalité dans la mise en valeur de l'anecdote. L'auteur réinsuffle de l'humanité dans la figure de Doisneau. Bien que romancée, son aventure photographique y est contextualisée sans autre artifice que la simplicité du regard d'un parisien sur sa ville, d' « un type à la casquette de velours ». La plume de Brigitte Ollier brise la vitrine sous laquelle l'oeuvre de Doisneau écoule ses vieux jours. Entre les lignes de cette introduction, l'artiste réintègre le décor de ses photographies tout en leur rendant vie et consistance. Ces saynètes de cabaret figées dans les cartes postales, il en a éprouvé l'atmosphère. Ces regards, il les a croisés. Cet accordéon, il l'a entendu craquer. Ce marché des Halles « où ça pue, où ça saigne, où ça transpire », il en a respiré les odeurs. Picasso, Salgado, Welles retrouvent un statut de simples passants ou de personnes familières. Simone de Beauvoir, celui d'une femme studieuse attablée au fond d'un café. Ainsi ces photographies s'ancrent-elles dans une réalité que l'on peut désacraliser.
Après avoir fait un tour Autour de Paris, à pas de loup à travers les mots, le livre nous invite à poursuivre notre route à travers l'image. Dorénavant, c'est au rythme de la marche silencieuse de Doisneau que l'on arpentera 648 pages de clichés. Nul besoin d'arnacher encore ces photographies de trop longs discours. La journaliste abandonne avec raison le soin de l'analyse aux spécialistes dont les recherches sont déjà approfondies. Ici, il ne s'agit pas d'intellectualiser- même s'il serait bon que le public perçoive autre chose que la « jolie Paris d’antan». Ici, il s'agit de se laisser porter de scène en scène, et de reconstituer une histoire narrée par un certain Robert Doisneau.
Cette histoire ne s'allonge pas sur une plate chronologie, elle s'articule autour de thèmes familiers ou chargés d'affects. Si « La Guerre » inaugure notre aventure, c'est le rythme du quotidien parisien qui la détermine, celui du « Trafic », de « Paris travaille », des « Halles » ou du « Dimanche ». Véritable rétrospective, cet ouvrage laisse au lecteur le plaisir de reconstruire la poésie du photographe selon sa propre sensibilité. Celui de reconnaître ces visages, pourtant anonymes. Celui d'observer l'agitation des grands boulevards en compagnie de ce vieux monsieur, dans l'intimité de son balcon. Celui de rire à l'expression grotesque des passants depuis l'autre côté d'une vitrine. Au delà de cette palette de personnages et de ces mises en scènes doucereuses, Brigitte Ollier a déniché quelques clichés susceptibles de nous surprendre. Nous connaissions moins le « Doisneau banlieusard ». Si le poids des barres d'immeubles, l'uniformité des cités ouvrières et les longues cheminées d'usines écrasent le charme de l'architecture parisienne, le photographe poursuit sa rêverie le long des voies ferrées qui nous conduisent aux portes de la capitale. Au bord de l'effervescence romantique de Paris, il y a des chemins écartés, des terrains vagues, des maisons branlantes. La population ouvrière de Saint-Denis y remplace les commerçants de la rue Mouffetard. Ces images parachèvent non seulement une fresque sociale qui rappelle l'esthétique d'Atget, mais confirment aussi la virtuosité technique de Doisneau, écho de celle de Cartier-Bresson. Puissance des perspectives, profondeur des contrastes, précision de l'horizon, le lyrisme envoûteur de ces photographies se construit d'après une géométrie rigoureuse. Bien que l'artiste avoue que « photographier, c'est désobéir », il obéit à une métrique précise.
Si la « rançon du succès » a vulgarisé ces images qui nous paraissent évidentes aujourd'hui, il n'en s'agit pas moins d'un art. Cet ouvrage ressuscite le mystère de ce travail, intervalle entre mise en scène dramatique et spontanéité de l'instant, au bout de la photographie humaniste juste avant le réalisme poétique. Brigitte Ollier rétablit l'oeuvre de Doisneau en une mosaïque où le regard affectueux de ce flâneur humaniste caresse la réalité sociale d'un Paris en mutation. Une question persiste néanmoins : quel est le rêveur lucide qui détrônera le Paris de Doisneau dans l'imaginaire collectif ?
Orianne Hidalgo
Doisneau par Brigitte Ollier
édition Hazan
672 pages – 561 illustrations en noir et blanc
19,5 x 22,5 cm
30 euros