« Quand j'avais 18 ans j'ai pris un billet d'avion pour aller au Népal, j'ai donc acheté un appareil photo... », ainsi naquit le parcours photographique de Bruno Morandi. « Liée à l'architecture dans le sens où il faut remplir l'espace et travailler sur le volume », la photographie a pris le pas dans la vie de cet étudiant en architecture. Aujourd'hui, les images de ce photographe indépendant reconstruisent un visage aux pays qui ont croisé sa route comme elle nourrissent notre imaginaire. De Cuba au Rajasthan, la photographie ponctue ses pérégrinations et en immortalise les rencontres. Ces images traduisent le regard de cet amoureux inconditionnel du voyage . Son reportage sur les Hijras ou Demi-femmes du Pakistan est à voir comme le fruit de sa liaison avec le Pakistan, au-delà des idées reçues, dans l'intimité de ce pays méconnu.
© Bruno Morandi
Pourquoi avoir choisi la photographie ?
Personne n'avait d'appareil photo dans ma famille, je ne connaissais donc pas cet univers. Faire des photos pendant mon voyage m'a enthousiasmé. Au retour j'ai montré mes images à des amis. Ils les ont trouvées intéressantes. On m'a donné des conseils, etc... J'ai découvert la photographie en même temps que le voyage, par hasard. Il y a eu une espèce d'alchimie.
Quel est le but de vos voyages ?
Mon économie de photographe me permet de pouvoir partir l'esprit léger sans idée préconçue, de me laisser aller dans mon voyage à des instants ou des rencontres qui viennent ou qui ne viennent pas. Je retrouve souvent les mêmes endroits...Le Pakistan, par exemple, est un endroit où je suis souvent allé. Ainsi, lorsqu’on connaît bien un pays, il y a des sujets que l’on découvre et qu'on a envie d'explorer.
Quel est celui de vos photographies ?
C'est celui de me faire plaisir même s'il y a une partie commerciale. Je fais des photos qui me correspondent d'abord et qui s'accordent ensuite à un certain marché.
© Bruno Morandi
Qu'est ce qui vous a amené au Pakistan la première fois ?
Le hasard. Lorsque je commence à mettre les pieds dans une région, j’ai envie d'aller voir toujours un peu plus loin. J'ai fait plusieurs voyages au Népal, notamment dans des régions moins fréquentées par les trekkeurs... Elles débordent sur la partie indienne de l'Himalaya, et puis l’envie d’aller voir la partie himalayenne pakistanaise devient évidente.
Je suis allé au Pakistan un peu à reculons, parce que je pensais que c'était un peu comme au Cachemire, où on est très sollicité par les commerçants. En réalité, c'est un pays magnifique qui a toujours eu une très mauvaise presse. C'est une des populations les plus sympathiques et généreuses que je connaisse. L'accueil des gens dans ce pays m'a tout à fait emballé. Fréquenter la partie nord et les zones peu connues du pays m'a permis de faire un sujet sur les soufis, un courant en marge de l'Islam et puis sur les Hijras, que j'ai appelé « les demi-femmes du Pakistan ».
J'ai fréquenté le Pakistan depuis les années 80 jusqu'en 2005 mais cela n'a jamais été très porteur d'un point de vue commercial. Je ramenais des sujets inédits mais sans succès auprès des rédactions, hormis celui sur les soufis, lequel a été publié dans le magazine Geo. Les rédactions semblent préférer acheter un sujet sur l'Inde, même si c'est du déjà-vu, que sur le Pakistan, moins populaire.
Les Hijras existent aussi en Inde, qu'est-ce qui vous a amené aux Hijras du Pakistan ?
C'est un milieu qui n'est pas facile à pénétrer. Il se trouve que je connais beaucoup de gens au Pakistan. J'ai été amené à rencontrer un photographe qui travaille uniquement pour les Hijras. Grâce à lui, avec lui, j'ai pu rencontrer beaucoup de groupes hijras et les suivre dans leurs activités.
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Comment avez-vous découvert la caste des Hijras ? Pouvez-vous nous en définir les principes?
Les hijras ont un rôle social, mais je ne sais pas si on peut parler d’une caste. Elles fonctionnent par groupe de trois à cinq personnes. Il y a toujours un guru qu'elles appellent « mama ». Le guru domine les membres du groupe, les chelas. Le Guru a autorité sur les autres membres du groupe qui lui doivent le respect. Les hijras ont un rôle important dans la société pakistanaise, comme en Inde d'ailleurs. S'il y a une naissance quelque part, elles débarquent en force dans la maison, prennent le bébé, chantent, et soutirent de l'argent à la famille, laquelle est consentante car les hijras portent bonheur. Elles sont aussi présentes aux mariages. Elles arrivent vers dix heures du soir, elles dansent, séduisent un peu les hommes, les billets volent. Une fois que l'ambiance retombe, elles s'en vont très rapidement avec l'argent. C'est une façon de gagner leur vie. Quelques fois, elles peuvent recourir à la prostitution mais ce n'est pas le trait caractéristique des hijras. Elles sont aussi présentes lors des Urs, anniversaire des grands saints soufis, où chaque année une fête est organisée sur leurs tombes. Elles viennent porter chance.
Comment devient-on hijra? Il y a très peu de vrais hijras, c’est à dire ceux ou celles qui naissent avec une ambiguïté sexuelle, les pseudo-hermaphrodites comme on les appelle en France. La plupart du temps, ce sont des hommes qui se font castrer et qui prennent des hormones. Il y a deux types d'opérations. Celle un peu rude : le guru saoule le jeune homme et l’émascule avec une lame de rasoir ou un fil tranchant. Celle à l'hôpital : les personnes qui ont un peu d'argent paient une opération.
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La communauté des Hijras est-elle elle même partagée en différentes classes (contraste social selon la richesse) ?
Je ne sais pas s'il y a des hijras socialement plus élevées. Il y en a des plus populaires que d'autres, et donc plus riches, parce qu'elles sont beaucoup plus belles. Elles ont plus de succès et vont dans des mariages plus huppés. Les hijras moins belles ou plus vieilles se rencontrent dans les mariages du peuple. Il y a quand même une solidarité entre elles, elles ne se font pas la guerre d'un groupe à l'autre. Par contre, elles voient d'un très mauvais oeil les « faux-hijras », ceux qui ne respectent pas du tout les règles de la communauté et leur font de la concurrence illégale pour gagner de l'argent. Ils sont parfois mariés, ont une vie de bureau pendant la semaine et ne se transforment que le week-end.
Pensez-vous que la modernité a beaucoup d'impact sur les traditions de cette communauté ?
Comme partout, il y a de la modernité au Pakistan- ils ont facebook, des tablettes numériques, etc-, mais la tradition y est très ancrée. Ce n'est pas un pays très ouvert sur les autres cultures. Bien que ce soit un pays de brassage et de migrations parce que de nombreux pakistanais vont travailler ailleurs, le Pakistan ne bouge pas beaucoup, comme l'Afghanistan.
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Comment sont-elles considérées par la société ?
Il y a plusieurs choses, notamment de la crainte issue d'une superstition teintée d'hindouisme. Il faut savoir que lorsque l'Islam est arrivé au Pakistan le pays était Hindou. C'est donc un Islam emprunt d'hindouisme, comme en témoigne le soufisme. D'ailleurs les musulmans ultra orthodoxes ne supportent pas les soufis. Si les hijras peuvent provoquer le rire, ils sont très respectés et font partie du décor social. Jamais je n'ai entendu dire qu'un hijra se soit fait lynché, comme on le voit faire en France contre les homosexuels. En revanche, ce qui se passe en Afghanistan déteint sur le Pakistan : il y a un phénomène de talibanisation émergeant. Ainsi, les hijras, au même titre que les soufis, doivent-elles se faire un peu plus discrètes dans certains endroits du pays.
Comment se considèrent-elles elles-mêmes ?
Elles se considèrent comme les enfants de Dieu, sacrées. Les hijras sont très fières d'elles, elles n'ont pas honte du tout et sont toujours très provocantes.
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La question de l'homosexualité entre-t-elle en jeu ?
Comme dans beaucoup de pays musulmans et surtout un pays comme le Pakistan, il y a beaucoup de frustrations sexuelles parce que la femme n'est pas abordable hors du mariage. Je pense qu'il y a de l'homosexualité par besoin et pas nécessairement par tendance. En ce qui concerne les hijras, la situation est très ambiguë. Les hommes sont avec une femme qui n'en est pas vraiment une ou avec un homme qui ressemble à une femme... L'homosexualité n'est pas officielement acceptée alors qu’elle est peut-être plus presente qu'ailleurs. Les hijras quant à elles bénéficient d'un statut reconnu et celles qui se prostituent sont acceptées.
Pensez-vous qu'en Occident, la question de la transsexualité est tabou, qu'elle est mieux acceptée au Pakistan ?
Oui, clairement. Là-bas les transsexuels font partie de la société, ils ont un rôle. On ne rigole pas systématiquement en les voyant passer, ils sont respectés. Ils ont un statut depuis des siècles, ce n'est pas nouveau, c'est une vieille histoire.
Pourquoi avoir choisi d'en faire le portrait ?
Étant très intéressé par le Pakistan, je cherche à aller dans les angles. Dès que j’entrevois la possibilité d’un nouveau sujet je me lance dedans. La question est plutôt pourquoi je n’ai pas continué mon travail sur les hijras. C'est ce que me reprochent beaucoup d'amis photographes qui ont trouvé mon travail intéressant. Commercialement le sujet n’a pas très bien marché, ce qui ne m'a pas encouragé. Hormis quelques expositions, j'ai été uniquement publié dans DS Magazine, un féminin un peu branché. En revanche, après avoir mis les photos sur mon site, j'ai été contacté assez rapidement par des hijras indiens qui ont mis mon lien sur leurs sites. Je pourrais dire que j'ai une porte ouverte dans ce milieu si je voulais continuer ce reportage. Pour le moment je laisse cela dans un coin de ma tête.
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Le reportage alterne entre portraits et scènes de vie, avez-vous voulu donner un point de vue interne ou omniscient ?
Je ne suis pas un adepte des photos posées ou des portraits. Les hijras adorent se montrer, poser avec leur fiancé, c'est donc un peu plus difficile de les photographier de façon spontanée. Mais si je passe devant une porte, qu’un hijra est en train de se teindre les cheveux, je me permets de faire des photos. Je contrôle le cadre mais je ne bouge pas les gens. Même s'il s'agit ici de photos posées, je laisse les hijras choisir leur posture. Ensuite, c'est à moi de saisir le bon moment.
Le cadrage large est très peu utilisé, avez-vous préféré montrer l'intimité des Hijras plutôt que de les présenter au sein de l'espace social ?
Suite à mon editing et pour plus de cohérence je n’ai conservé que les photos intimistes. Je n’ai pas retenu celles des hijras qui évoluent dans l’espace urbain que je trouvais moins intéressantes. Je focalise plutôt sur elles puisqu'elles vivent principalement chez elles. Ce sont des personnages nocturnes qui ne sortent que pour les événements et les fêtes. Au quotidien elles ont des domestiques qui vont faire leurs achats. On les voit rarement se promener dehors pendant la journée.
Le reportage balaie tous les âges, est-ce pour témoigner d'un certain déterminisme social ou biologique?
Elles sont hijra toute leur vie. C'est un choix déterminant. Pour les enfants, dans le cas où ce sont de vrais hermaphrodites, ils sont directement enlevés à leurs familles. Je ne pense pas que ces enfants là aient le choix. Sinon ce sont des enfants pauvres ou errant poussés par l'attrait d'une vie facile, qui choisissent d'intégrer ce milieu.
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La plupart des photographies sont des portraits voire des mises en abyme (Chandni Mehwish, Mohammad Buta, Nazuk), pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
Ce sont elles qui ont souhaité poser avec leur portrait. En ce qui concerne le portrait de Mohammad Buta qui avait 94 ans, ce sont les autres hijras qui m'ont emmené la voir dans sa chambre très sombre. J’ai préféré la photographier dans le couloir qui dessert les autres pièces pour avoir une lumière naturelle, ce qui était bien adapté à mon travail en argentique.
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La couleur semble essentielle dans votre travail, que signifie-t-elle pour vous ?
Dans mes débuts je faisais du noir et blanc. Depuis la couleur est devenu ma marque de fabrique. Elle m'attire ou plutôt mon œil est attiré vers elle. Aujourd'hui, avec l’ère du numérique, on me demande souvent si je trafique les couleurs de mes images , en faisant référence à des photos réalisées en argentique où les couleurs sont telles quelles...! Chez moi la couleur est vraiment une volonté technique. Récemment un magazine m'a demandé un portfolio pour un reportage... J’y suis présenté comme « Le voleur de Couleurs ». C'est une image qui me convient.
Comment avez-vous demandé à ces personnes de les photographié ? Comment ont-elles réagi ?
C'est par l’intermédiaire de Mohammed, photographe ami des hijras que je suis entré en contact avec elles. Ensuite j’y suis retourné seul, mon appareil à la main, et pour les hijras c'était évident que j’étais ici pour faire des photos. Même si il est préferable d'être accompagné d'un traducteur pour convaincre les hijras, il n'y a jamais eu de problème, ce sont des gens qui aiment tellement paraître. Et puis quand on vit avec les gens on finit par faire partie du décor.
En général je ne me présente rarement en tant que photographe, je n'explique pas ma démarche, de cette façon je peux conserver une certaine spontanéité. Ça ne m'intéresse pas de demander aux gens si je peux les prendre en photo car je ne souhaite pas les détourner de leur occupation, de leur attitude. À moi d’être assez vif pour saisir l’instant.
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Avez-vous l'impression d'avoir pu pénétrer dans un cercle exclusif ?
Oui, j'ai eu cette chance. De plus, c'était un sujet très peu traité à l'époque. Depuis j’ai vu d’autres sujets sur les hijras de l’Inde. J'ai été d'autant plus déçu de ne pas avoir beaucoup de retours positifs de la presse. Un très grand magazine m'a même répondu « Nous les pédés ça ne nous intéresse pas. »
Avez-vous partagé plus qu'une photographie avec ces personnes ?
Oui, j'ai partagé leur intimité. Il y avait une certaine ambiguité d'ailleurs, un rapport homme / femme un peu étrange. Avec les hijras que j'ai rencontré de manière un peu plus superficielle il y avait de la provocation et de la séduction mais il s'est construit une véritable intimité avec ceux dont j'ai partagé le quotidien. Dans la société pakistanaise, lors des mariages ou autre, je sentais une vraie complicité de leur part. Quand ils quittaient brusquement un mariages ils m'embarquaient avec eux, je faisais partie du groupe.
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Est- ce que vous pensez que c'est important de lier des liens avec les sujets pour faire de bonnes photographies ?
Pour la qualité de la photo je ne pense pas que ce soit primordial. Si on veut raconter l'histoire d'un groupe particulier d'hijra, c'est mieux de passer du temps avec eux pour les comprendre, pour ce qu'on a à écrire aussi. Lorsqu'on « butine » on peut ramener des belles images mais avec moins d'intensité émotionnelle. Pour mon sujet sur les soufis, je suis parti en pèlerinage avec eux dans le désert. Pendant quinze jours j'ai souffert avec eux, je faisais partie des leurs, j'étais un pèlerin comme un autre. C'était une expérience très forte, ne serait ce que pour le côté humain.
Avez-vous la sensation d'avoir pu, à travers l'esthétique photographique, apporter une autre vision de ces personnes ? D'avoir pu faire accepter un peu plus l'idée de transsexualité en Europe?
Pour moi ce qui est important c'est la tolérance. J'ai fait ce travail dans une perspective de reportage. Je suis devenu militant « pro-pakistanais » en réaction au public occidental anti-musulman. J'ai eu envie de montrer la tolérance qu'il y a au Pakistan même si elle est basée sur des traditions. Quand je fait un sujet, ce n'est pas pour montrer mon opinion personnelle, c'est pour montrer que des choses qui existent.
Pourquoi avoir exposé ce travail à l'Université de Paris VIII ?
Ce sont des étudiants qui faisaient un travail sur le thème, qui m'ont demandé d'exposer mes photos, dans un esprit documentaire.
© Bruno Morandi
Vous intéressez-vous particulièrement à la cause des femmes dans les pays que vous explorez?
Pour moi la cause des femmes est quotidienne. Que je sois aux Baléares, en Birmanie ou autre, l'intérêt que je porte à la femme est le même. Je reviens de Malaisie, pays musulman. À Kuala Lumpur où j’avais déjà passé quelque temps dans les années 90 j'ai vu un changement radical. Maintenant des femmes en short et en débardeur côtoient des femmes habillées plus traditionnellement. J’ai vu une grande tolérance entre communauté et un respect des hommes vis-à-vis des femmes. Je me suis fait la réflexion que la France était en retard. Je constate qu’à Paris une femme ne peut pas se promener habillée en short et débardeur sans se faire accoster tous les cent mètres. C'est en cela que la question de la femme est partout et universelle.
Que pensez-vous de la journée de la femme ?
Comme toutes les journées, c'est du politiquement correct. La cause des femmes n'est pas une journée, c'est un combat au quotidien.
Quelle est votre prochaine destination ?
J'aimerais partir en Inde. Je continue différents projets. J'ai du mal à me projeter. J'ai plusieurs idées. Je me laisse une liberté à ce niveau là. Selon l'envie de l'instant je vais aller ici ou là.
Est-ce qu'il y a un photographe que vous admirez en particulier ?
Dans le type de photo que je fais, il y a un grand photographe que j'admire, Steve McCurry, et puis Cartier Bresson, parce que, dans la photo, ce que j'aime c'est l'instant et lui, c'est le maître de l'instant.
© Bruno Morandi
Photos et vignettes © Bruno Morandi
Propos recueillis par Orianne Hidalgo