Avant d'être photographe, Sara Prestianni est une experte. Au sein du Comité d'Immigration International, elle sera pendant sept ans coordinatrice du réseau Migreurop. « J'ai toujours mélangé des activités d'analyses et des activités politiques autour de la question d'immigration avec mon travail de photographe » nous confie-t-elle. Pas de mise en scène, pas d'artifice, pas de questionnement métaphysique ou d'introspection psychique, les photographies de Sara Prestianni sont ancrées dans la réalité et construites par elle. Aujourd'hui, elle choisit de prêter son œil à Mediapart pour traduire la situation des Roms à Paris à travers un reportage photographique, Roms en détresse au cœur de Paris. Son objectif nous rend la vue non seulement sur le rôle de la photographie dans le journalisme mais aussi sur ces personnes que l'on croise tous les jours, qui partagent notre espace, qui vivent avec nous, et dont on s'efforce d'ignorer la présence.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ? Pourquoi avoir choisi la photographie comme mode d'expression?
J'ai commencé à faire des photos liées à mon travail parce que je pensais que c'est à travers ce travail d'image qu'on pouvait au mieux développer la question du droit des migrants à un niveau international.
Mon travail c'est donc de me rendre dans les espaces les plus « chauds » des frontières européennes- à la frontière greco-turque, aux Canaries, au Maroc- faire des rapports mettant en avant le droit des migrants et, à travers eux, essayer de sensibiliser les politiciens européens et les politiciens du tiers monde pour un changement des politiques d'immigration.
J'ai toujours pensé que la photo était un instrument très puissant pour pouvoir démontrer concrètement ce qu'est la réalité.
C'est donc d'abord dans un souci de témoignage que j'ai commencé à faire de la photo.
Deuxièmement, après ce travail de reportage pendant 7 ans, je me suis rendue compte que photographier des migrants transmettait aussi un regard de profonde dignité qui, selon moi, peut dérouter les politiques répressives d'immigration.
Je suis notamment partie dans certains campements aux frontières- à Patras en Grèce ou à Lampedusa- où j'ai vu des migrants enfermés, des migrants qui subissaient des traitement inhumains et dégradants dans des conditions très précaires.
Dans ce contexte là, ces migrants, à travers leurs regards fixes, dignes, et ces portraits qu'ils m'offraient, donnaient un message très profond à la société civile en disant « même si vous voulez nous mettre dans des conditions très dures, c'est avec le regard que l'on transmet une forme de dignité profonde ».
C'est donc à la recherche de ces regards qui correspondent à l'histoire de l'immigration que je continue à faire des images. D'abord dans une démarche très politique qui s'est transformée en une démarche d'information, de sensibilisation.
J'ai beaucoup développé cette analyse il y a deux ans dans un ouvrage photos et textes avec Michel Aget, « Je me suis réfugié là ». Bord des routes en exil. Dans ce livre, la photographie est aussi une écriture pour raconter ce que vivent les migrants dans les campements au bord des frontières, dans la périphérie européenne. C'est là que j'ai développé l'utilisation de la photographie, en me concentrant sur ce qu'était le photoreportage.
Depuis dix ans, je suis un projet de photoreportage. J'ai suivi des migrants aux frontières, des migrants enfermés, des migrants dont les droits sont bafoués.
Je me suis rendue dans différents pays, principalement dans le bassin de la Méditerranée- en Libye, au Maroc, en Espagne, en Italie, en Grèce, en Turquie- et en 2012, j'ai vécu un an en Afrique. J'ai voulu poursuivre mon analyse sur la question des migrants en allant vers les pays de départ et de transit, au Mali et au Sénégal. Là-bas, j'ai ouvert mon champ photographique avec un reportage qui a été exposé à Paris sur les inondations dans les quartiers périphériques de Dakar. Cette population, dans les banlieues de Dakar, vit six mois par an sous les eaux à cause des mauvais travaux publics. L'Etat sénégalais n'a jamais assaini ce territoire. Il y a des personnes qui vivent avec de l'eau jusqu'aux genoux six mois par an dans des maisons envahies d'eau. Les conséquences sanitaires et humanitaires sont assez graves.
En même temps, je voulais raconter à travers cette histoire quelque chose qui est lié à la migration. Les personnes que j'ai rencontré, les migrants, racontaient qu'ils avaient voulu migrer et qu'ils restaient là par choix ou par obligation. D'une certaine façon, c'était une manière d'élargir la thématique de départ.
De retour d'Afrique, à Paris, c'est là que j'ai collaboré avec Mediapart dans cette longue enquête sur les Roms qui vivent dans la ville de Paris, sous les ponts, dans les cabines téléphoniques. Il s'agissait d'essayer de savoir pourquoi à Paris aujourd'hui il y a des Roms qui vivent dans ces conditions, avec ce froid, avec des enfants ; quels sont les problèmes de la pauvreté dans les rues ; quelles sont les actions des associations...
C'est de cette façon là que je produis mon travail photographique.
© Sara Prestianni
Pourquoi avoir choisi de collaborer avec Mediapart?
Parce que je trouve que c'est un journal qui analyse les situations dans leur complexité. Moi je ne suis pas un photographe des « news », je veux aller au fond de la question. C'est pour ça que depuis dix ans je mène un projet photographique sur l'immigration de façon générale.
Mediapart, c'est un journal qui donne de l'espace, et laisse murir la réflexion. Il nous a donné le temps de faire un travail sur les Roms qui a pris plus de deux mois, de prendre contact avec les personnes, et c'est, selon moi, un journal qui donne un avis intéressant.
Comment l'idée de faire un reportage sur les Roms à Paris vous est-elle venue ? Pensez-vous que la situation des Roms en France est trop souvent ignorée?
Ce n'est pas moi qui ai proposé l'idée. Mediapart connaissait mon approche de la photographie et m'a proposé d'accompagner la journaliste Carine Fouteau.
Si je peux exprimer les paroles de la journaliste avec qui j'ai travaillé, il y avait d'abord une volonté de parler de la question des Roms. Je pense que les politiques actuelles pour l'accueil des Roms sont très faibles. Il y a eu beaucoup de discussions par rapport à des gros campements qui ont été évacués...Est-ce qu'il a une liaison entre la présence de ces Roms en ville et l'évacuation des campements? Et puis, avec ce froid là, c'est un peu choquant de voir cela.
Il ne faut pas s'arrêter à l'image première, il faut aller savoir pourquoi ils sont là. Je pense qu'avec cette enquête on a pu le découvrir.
C'est pour cela que j'étais attachée à la présence de textes écrits avec des photos, pour qu'ils puissent expliquer qui sont ces personnes et ce qu'elles font là , comme celles que l'on a rencontré à l'aéroport de Orly avec un vol de retour volontaire.
On a interrogé les services de la mairie, on a rencontré les associations, on a parlé avec les Roms...
On avait envie de raconter cette réalité qui est sous les yeux de beaucoup de parisiens à Bastille, à la gare d'Austerlitz, à République, mais dont l'explication profonde n'est pas forcément recherchée par toutes les personnes qui la voient.
© Sara Prestianni
S'agit-il d'une dénonciation ou d'un simple constat?
Ce n'est pas forcément une dénonciation en tant que telle, c'est vraiment un « savoir pourquoi ils sont là », dans ces conditions, dans le froid avec leurs enfants. C'est aller au fond de l'histoire de ces personnes là et pas simplement s'arrêter sur une image. C'est pour cela que les textes avec les interviews ont donné des réponses en accompagnant les photos.
Une large part de votre travail photographique joue sur l'esthétique du noir et blanc et la force du contraste (cf. Flickr), pourquoi avoir choisi un très faible degré d'esthétisation pour ce reportage ?
Il n'y a pratiquement aucun travail fait sur ces photos. C'est la volonté de donner l'image telle que moi je l'avais vue, telle qu'on l'avait vue avec la journaliste.
En ce qui concerne le choix du noir et blanc, c'est un parcours personnel, notamment dans un travail sur la ville de Calais où depuis cinq ans je vais de manière régulière. Ces photos sur Calais appartiennent à un parcours différent.
Ici, il s'agit d'un choix couleur par volonté de ne pas retravailler la photo pour qu'elle puisse parler d'elle-même sans forcément y ajouter des données.
© Sara Prestianni
Le reportage alterne point de vue omniscient (cadrage large, frontal, photographe en retrait) et point de vue interne (rapport affectif au sujet, gros plans, portraits analogie du sujet avec le décor)...
Avez-vous un type de cadrage de prédilection pour un type de sujet particulier ?
La prise large de vue est un choix: on voulait faire comprendre l'environnement citoyen dans lequel ces personnes se trouvaient, l'environnement de la ville, savoir si elles étaient à côté d'un magasin, etc.., faire voir qu'il y a une vie autour, la vie de la ville, dans le quartier de Bastille ou de la gare d'Austerlitz. Une vie qui ne regarde pas la réalité des Roms présents dans la ville.
Il y a une volonté de faire des larges plans qui se resserrent parfois sur des portraits, lesquels font partie de cette longue série que je mène depuis le début de mes expériences photographiques. Ces regards dignes et profonds me sont souvent offerts pour transmettre cette dignité que ces gens ont en eux malgré leurs conditions de vie.
L'idée générale, c'est vraiment les plans ouverts qui se resserrent parfois sur les regards fixes et dignes de ces personnes.
© Sara Prestianni
La légende des images compromet des lieux parisiens emblématiques (place de la République, gare d'Austerlitz, quartier de la bastille, aéroport Charles de Gaulle), est-ce une prise de position délibérée, un commentaire journalistique ?
Ce n'est ni un hasard, ni une volonté. Les Roms qui vivent à Paris se rencontrent principalement dans ces lieux. C'est une longue enquête qui a commencé en interrogeant les associations, les acteurs qui travaillent en aidant les Roms et qui identifient les endroits où ils se rencontrent le plus. Ces endroits s'avèrent être République, Bastille et gare d'Austerlitz. Je pense qu'il y a une raison: une forte présence de la population. Ainsi vont-ils pouvoir faire la manche, récupérer à manger ou avoir la solidarité des riverains, plus que s'ils étaient dans des coins reculés de la ville.
Ce reportage semble traduire un circuit, celui de la rue au sas de l'aéroport, pourquoi ne pas avoir photographié ces personnes lors des interpellations ou rafles policières ?
Ce n'est pas un choix parce que je pense que cela fait partie de l'histoire de ces personnes, de leur quotidien : le fait qu'ils soient arrêtés, interpelés, de façon fréquente. On s'est confronté à des difficultés dans le travail photographique du fait de la problématique d' « entraves aux opérations policières », pour reprendre les propos des policiers. Beaucoup de photographes ont été accusés lors de leurs opérations. Je pense qu'il faut se pencher sur cette question. Ces images pourraient faire partie du quotidien si on veut analyser la totalité de la vie des Roms. On est parti sur la vie nocturne mais on a élargi à la vie diurne, aux mouvements, aux portraits, notamment avec un couple qu'on a suivi, lequel donne aussi parole et pas simplement des images fixes.
© Sara Prestianni
Le reportage ne se termine pas sur les images de l'aéroport mais retourne dans les rues de Paris, est-ce pour exprimer une idée de cycle dans la misère, de non-sens ou d'absurdité des directives politiques ?
Il y a forcément un choix, mais c'est pas forcément pour montrer la misère ou l'absurdité politique. On ne voulait pas terminer sur « ils s'en vont », parce qu'il y en a certains qui sont partis mais d'autres sont restés. On voulait donc retourner dans la rue, même dans l'article qui accompagne les photos on retourne dans la rue. En allant à la rédaction de Mediapart, la journaliste retourne dans Paris et retrouve les personnes dans les cabines. On ne voulait pas du tout terminer avec ce retour en avion pour ne pas donner l'image qu'ils sont tous partis et qu'il n'y a plus de problème. On voulait retourner dans la rue pour dire que les Roms y sont toujours. C'est le choix de transmettre un message. C'est une alternance entre la nuit, le jour, les départs à l'aéroport et le retour dans Paris.
Pourquoi avoir choisi d'achever le reportage sur le portrait de Treçiput et Delia ?
Ce sont les personnes avec qui on a passé le plus de temps, avec qui on a beaucoup parlé, et qui nous ont vraiment donné champ libre à la photo. Ils avaient envie d'être pris en photo et de nous donner ce regard très profond. On avait envie de montrer ce regard digne. C'est sur cette note de dignité profonde et pas du tout sur le misérabilisme que je voulais terminer ce reportage.
© Sara Prestianni
Comment avez-vous demandé à ces personnes de les photographier ? Comment ont-elles réagi ?
Ça a pris beaucoup de temps. Beaucoup de personnes ne sont pas sur les photos. Des personnes avec qui on a parlé, avec qui on a passé des entières soirées, qui nous ont délivré les raisons de leur présence là et leur histoire, mais qui n'ont pas voulu être prises en photo. C'était donc une démarche assez longue. La plupart des gens avaient vraiment envie de discuter avec nous mais qui, très gentiment, très simplement, refusaient l'image.
En parcourant les rues de Paris, notamment de nuit, avez-vous eu le sentiment de partager à un moindre degré le sort de ces personnes, leur « intimité » ?
Pour moi c'est un reportage assez particulier. Je pense que pour des photoreporters, on est plutôt habitués à partir ailleurs et à être sur le terrain en terre étrangère, se concentrer sur le photoreportage et y passer des jours, des semaines, des mois. Là c'était un reportage dans mon monde- je vis ici à Paris. Déjà c'est quelque chose qui change et donne un élément assez particulier au reportage, pour quelqu'un qui est habitué à faire des reportages ailleurs. J'ai travaillé sur des personnes qui vivaient sous le pont de Jaurès [Paris, 19e arrondissement]. Normalement, je travaille beaucoup plus à l'étranger. Donc c'est quelque chose qui a aussi touché mon quotidien, qui a changé mes réflexes d'observation. Je pense que je suis, à la base, déjà assez sensibilisée sur la question des Roms. Mais en accompagnant la journaliste même si je savais que je n'allais pas pouvoir faire des photos, pour comprendre ce qui se passait, j'ai passé beaucoup de temps avec ces personnes. Toutes les histoires que j'ai pu écouter des personnes que j'ai pu rencontrer ont forcément renforcé ma sensibilité sur la réalité et sa dimension dans la ville de Paris. Ça donne envie de pousser ce travail ailleurs, dans d'autres villes, dans des campements,...
Avez-vous le sentiment d'avoir pu « aider ces personnes à travers ce reportage ? de leur avoir donné une voix ?
Je dirais leur donner une voix. C'est un peu ma démarche photographique en général. C'est donner une voix à des situations assez particulières, souvent très sensibles. Par exemple, j'étais en juin en Libye. J'ai pris des photos de migrants enfermés dans des centres de rétention. Des collègues y sont retournés en décembre et ils ont retrouvé les mêmes personnes. Ils leur ont montré les rapports qu'on avait fait avec toutes mes photos. Les migrants ont accueilli ça de façon très joyeuse: quelqu'un avait sorti ces images à l'extérieur, en Europe, avait parlé d'eux, enfermés dans un monde désertique libyen. Moi, j'étais très contente de ce retour parce que c'était vraiment ma démarche: aller voir dans certaines circonstances, prendre des photos pour que les problèmes soient racontés à travers les images. C'est une démarche qui prend souvent beaucoup de temps mais c'est aussi celle de la condition de la personne. D'ailleurs beaucoup d'autres photoreporters le font très bien, à travers la photo, de raconter les histoires qui vont derrière ces visages.
D'après-vous y a-t-il une mission du photoreporter?
Je pense qu'il n'y a pas une mission du photoreporter, il y a ma vision du photoreporter telle que moi je la vis. C'est quelqu'un qui raconte des histoires à travers des visages et des images, raconte des histoires pour leur donner une voix, pour leur donner une visibilité. En ce qui concerne mon travail sur l'immigration, la photographie permet de dénoncer les politiques qui sont contraires au droit international.
Attendez vous des réactions ? De la part de qui ? Lesquelles ?
Je pense que la première réaction qu'on espère soit celle de la population de Paris. Qu'en ayant regardé le reportage, dès qu'elle passe devant un des ces Roms, elle se pose plus de questions et qu'elle aie un regard attentif plutôt qu'un regard détourné. Et puis, on attend des solutions à long terme, pour les personnes qui vivent dans le rue, des solutions durables, parce qu'il y a des solutions mais très partielles, comme l'enquête le démontre très bien. On espère aussi une prise de conscience générale de ce que sont ces personnes, de l'humanité qu'il y a derrière.
lien du reportage Roms en détresse au coeur de Paris sur Mediapart: http://www.mediapart.fr/portfolios/roms-en-detresse-au-coeur-de-paris
Photos et Vignettes © Sara Prestianni
Propos recueillis par Orianne Hidalgo