© Jeremy Stigter
Réaliser un livre qui traite du cancer sans tomber dans le pathos et l'angoisse de la maladie, tels étaient les objectifs du professeur François Goldwasser. Professeur en cancérologie à la faculté de médecine Paris Descartes, chef du service de cancérologie de l'hôpital Cochin et du pôle Spécialités médico-chirurgicales et cancérologie du même groupe hospitalier, son projet était de montrer comment vivre avec la maladie.
Il a alors fait appel au photographe Jérémy Stigter, qui a réalisé les portraits de patients du service, et a recueilli leurs témoignages.
Entretien avec celui sans qui rien ne serait arrivé.
Comment est né le projet de cet ouvrage ?
Cet ouvrage est né du besoin que j’ai éprouvé d’expliquer ce qu’est la réalité de la vie des personnes qui vivent le cancer, en tant que patient, qu’accompagnant ou soignant. En effet, les médias évoquent le cancer soit en tant que maladie mortelle épouvantable (le chômage est un cancer pour la société, etc…) ou au travers de « progrès sensationnels » qui bouleverseraient les chances de guérison. Hors la réalité du progrès médical n’est pas l’augmentation du nombre de personnes guéries mais l’augmentation du nombre de personnes qui peuvent vivre avec une forme avancée de la maladie de plus en plus longtemps. Le progrès en cancérologie fait donc émerger une population croissante de patients incurables qui vivent avec la maladie. Il s’agissait donc de rapprocher la réalité vécue et de défaire le mythe véhiculé. Le 2e objectif était d’expliquer les révolutions organisationnelles et soignantes qu’impliquent l’émergence de la maladie cancéreuse chronique et les innovations expérimentales qui ont été développées dans le service.
Comment avez-vous choisi le photographe ? Connaissiez-vous son travail avant ?
Jérémy Stigter, le photographe, appartient au monde des arts et je n’ai pas eu l’occasion de le croiser dans ma vie de médecin. Un médecin stagiaire qui suivait mes consultations et partageait ma vision et le besoin d’expliquer au grand public les changements en cancérologie m’a fait rencontré Jérémy. Nous étions convaincus qu’il fallait communiquer autrement que par des textes ou des communications orales, en donnant une grande place aux témoignages directs des personnes concernées et en rendant possible de restituer des émotions et la dimension humaine du sujet, par la photographie.
Comment le projet et surtout l'immersion de Jeremy Stiger ont-ils été reçus par le personnel soignant ? Par les malades ?
Jérémy a été installé dans l’hôpital de jour, dans le bureau du cadre infirmier qu’il a transformé en laboratoire de photo. Tout changement de cette nature est perturbant, intrusif et parait de prime abord futile. Il a donc fallu expliquer la démarche, sa profondeur. Les malades ont été intrigués, intéressés, et ont été très participatifs. Le livre est d’ailleurs une sélection de témoignages, beaucoup plus ont été recueillis. Les soignants sont parfois réfractaires à être photographiés, et certains ont exprimé des réticences à participer que nous n’avons pas toujours pu surmonté. La majorité a toutefois bien compris l’intérêt d’expliquer la réalité et de combler le fossé entre ce que nous vivons et ce qui figure dans les médias. Le livre fait en particulier ressortir le rôle clé du fonctionnement en équipe et le valeur fondamentale et pivotale de tous les métiers paramédicaux, insuffisamment reconnus : l’infirmière, les nouveaux métiers infirmiers comme celui d’infirmière de recherche clinique, la psychologue, l’assistante sociale…
Qu'espérez-vous de ce livre ? Comme retombées ?
J’espère que ce livre sera partagé par le plus grand nombre de gens afin qu’il participe à voir la maladie en cancéreuse, l’expérience du patient et de sa famille, et le soin autrement, en faisant en particulier prendre conscience de l’émergence d’un objectif de soin composite : ni guérir ni exclusivement soulager, mais permettre de vivre avec, longtemps. Je constate également avec satisfaction et soulagement que c’est un vecteur de discussion que les patients offrent autour d’eux et qui permet d’ouvrir le dialogue sur des émotions et des ressentis difficiles et portés seuls dans une incompréhension des personnes qui n’ont pas fait l’expérience. C’est un recueil de témoignages qui est lui-même porteur d’une dimension soignante !
Ce livre est également l’occasion de décrire notre culture de soins et nos innovations à l’hôpital Cochin, pour le moment uniques en leur genre, en réponse à l’évolution des besoins. On peut les résumer en un mot : développer une médecine intégrée, en équipe, pluridisciplinaire mais au lit du malade, en réponse à la complexité et en opposition avec le « parcours du combattant » que les patients décrivent souvent. Ici, ce sont les professionnels qui convergent vers le malade et non le malade qui se déplace d’un professionnel à l’autre
Cela vous a-t-il donné envie de recommencer l'expérience ?
Non ! J’avais sous-estimé la difficulté de trouver un éditeur, et de passer des données brutes à la mise à disposition d’un livre. Je pensais que tout serait bouclé en quelques mois avec un petit budget. Cela a pris 2 ans et est revenu très cher !
Et en même temps, oui ! J’ai mesuré l’intérêt d’introduire des personnes neutres non soignantes, ici un photographe, auprès des patients, et la valeur irremplaçable du témoignage de patients à patients que ne comblement nullement l’information de soignant à soigné. Mais j’emprunterai sans doute des vecteurs plus simples, moins esthétiques mais moins couteux.
Le cancer est une maladie qui fait peur, dont on ne veut pas entendre parler. Que pensez-vous du poids de ces images sur le public ?
Je pense qu’elles participent à démythifier le cancer et donc à faciliter la communication et la vie ensemble.
Parmi tous les portraits de l'ouvrage, y-en-a-t-il certains qui vous ont particulièrement touchés ?
Tous ! car chacun a joué le jeu de parler spontanément de son vécu. Et les expériences vécues sont fortes et difficiles.
Pour vous, qu'est-ce qui a été le plus difficile à réaliser dans ce projet ?
Le plus périlleux et le plus angoissant étaient de ne pas commettre des maladresses dans la restitution des témoignages qui puissent blesser le patient ou des personnes proches. Le retour des patients, des familles, m’a soulagé sur ce point. C’est un vecteur de communication, et également de souvenir, aussi bien pour les endeuillés que pour les guéris qui apprécient de conserver une trace de leur expérience et des visages qui les ont accompagné.
Propos recueillis par Claire Mayer