© Laurence Sudre - Portrait de Joseph Beuys - Tirage au gelatino-bromure d'argent
Dans la famille Sudre, je demande les parents. Ils se sont rencontrés alors que chacun était déjà passionnés de photographie, et ont décidé de créer un stage de photographie en 1968. Tout en transmettant leur ferveur photographique, ils continuent de se consacrer chacun de leur côté à leur passion : pour Claudine, il s’agit de magnifiques tirages des photographes du 19e siècle, à qui elle parvient mieux que personne à rendre une âme ; alors que pour son mari Jean-Pierre, il s’agit d’un travail sur les natures mortes puis d’un travail plus imaginaire et abstrait à partir d’expérimentations diverses. Tous deux se marièrent, vécurent heureux et eurent des enfants …
Si bien que dans la famille Sudre, je demande le fils. Né en 1948, Dominique s’intéresse également rapidement au 5e art, même si son sujet de prédilection diffère de ses parents : il aime être seul face aux paysages, s’imprégner des lieux pour y trouver leur singularité. Dérouter le spectateur, là est ce qu’il cherche, et ce qu’il trouve ! Etonnants, ses paysages s’écartent des codes traditionnels du genre, pour le plus grand plaisir des yeux du spectateur. Si ce dernier est fervent de portraits, il ne sera pas en reste car la première femme de Dominique, Laurence, a commencé la photographie en 1969, dans le stage de Jean-Pierre et Claudine, pour se spécialiser immédiatement dans l’art du portrait qu’elle maîtrise parfaitement : sur un fond épuré, le modèle est mis en avant par l’objectif bienveillant de Laurence.
Mais le jeu des sept familles ne s’arrête pas là … Dans la famille Sudre, je demande la fille et le beau-fils. Alors qu’ils se sont rencontrés lors d’un vernissage en 1971, tous deux mirent du temps à assumer leur passion pour la photographie et la possibilité d’en faire leur métier : ce n’est qu’ensemble qu’ils puisent leur force pour créer leurs œuvres. Spécialisés dans le domaine de l’art, les époux approvisionnent régulièrement les musées et les revues spécialisées. Jean capte les atmosphères, Fanny travaille dans l’ombre pour mettre en avant ces prises de vue.
Tout ce beau monde, aussi hétéroclite que complémentaire, se réunit le temps d’une exposition à ne pas manquer à la FIAP, dans le cadre du mois de la photo à Paris.
© Laurence Sudre - Portrait de Juliette Binoche - Paris 1985 - Tirage au gelatino-bromure d'argent
Comment avez-vous eu l'idée de cette exposition regroupant tous les membres photographes de votre famille ?
Fanny : L'idée de l'exposition est venue en 2010 de Sophie Cazé, qui est la conservatrice du musée de l'Hospice Saint-Roch à Issoudun. Jean et moi travaillons déjà là-bas, et elle était très intéressée par notre histoire de famille. Chacun de notre côté, nous avions déjà fait des expositions individuelles mais personne n'avait encore eu l'idée de nous réunir.
Laurence : L'idée nous a tout de suite plu à tous.
Fanny : Mon père n'était déjà plu là, et on a pensé que c'était un très bel hommage à lui rendre.
On a eu la possibilité d'éditer un livre avec des textes de Martine Ravache, qui s'est basée sur nos photographies de famille.
Le projet a alors pu prendre forme. Nous sommes aixois donc nous avons commencé par cette ville. Puis nous avons exposé à Lyon, et maintenant à Paris pour le mois de la photo grâce à l'initiative de Monique Plon.
Jean : Il nous fallait un lieu assez grand pour exposer tout notre travail, la FIAP a accepté immédiatement.
Comment l'exposition s'organise-t-elle ?
Fanny : Chaque photographe présente entre 15 et 18 clichés.
Nous avions réfléchi à plusieurs accrochages, mais il nous est très vite apparu que c'était plus simple d'exposer par photographe.
Jean : Oui, parce que même si nous faisons partis de la même famille, chacun a sa propre sensibilité, son domaine particulier. C'est d'ailleurs ce qui fait la richesse de cette exposition.
Malgré les domaines différents, y a-t-il des points communs qui vous rassemblent ?
Fanny : La recherche constante de la qualité, notamment du tirage, nous réunit. Lorsque mes parents ont monté en 1968 leur premier stage photo, ils avaient pour objectif de faire comprendre la technique, mais sans que ce soit rébarbatif : il s'agissait de savoir se servir d'un appareil photo plutôt que de savoir comment il était fait. C'était révolutionnaire pour l'époque.
Jean : Un autre de notre point commun, c'est le fait qu'on soit tous plus ou moins liés à l'enseignement. Partager son savoir, échanger, c'est toujours très intéressant.
© Robert Demachy - Nu - tirage effectué par Claudine Sudre
Est-ce au contact des membres de votre famille que l'envie de photographier a débutée ? Est-ce qu'encore aujourd'hui vous parlez entre vous de vos projets et vous vous influencez ?
Claudine : Jean-Pierre et moi, nous nous intéressions chacun déjà de notre côté à la photographie avant de nous rencontrer.
Fanny : Nos parents ne nous ont jamais forcé à entrer dans ce domaine, ils ne nous formaient pas vraiment même si c'était évidemment très présent.
Laurence : Cette exposition a vraiment été l'occasion d'encore plus s'intéresser au travail de l'autre et d'en parler entre nous.
Fanny : Cette exposition a vraiment fondé cet esprit de famille photographique. Sophie Cazé a initié l'idée que les photographies de cette famille, les unes avec les autres, ça fonctionne très bien.
Après, c'est sûr que chacun a son propre domaine. On demande conseil, mais on n'organise pas de grandes réunions de famille spéciales photographies !
Pouvez-vous chacun me parler de votre travail ? Suivons l'ordre du parcours de l'exposition :
Jean, en quoi consiste votre travail ?
Je propose des images de plusieurs de mes travaux.
Je travaille avec Fanny dans le milieu de l'art. Nos clients sont des éditeurs, des galeries, des collectionneurs. J'ai travaillé chez Gallimard pour la collection « l'univers des formes », de 1980 à 1990. Je présente quelques images de ce travail, qui sont des prises de vue d'architecture.
J'expose ensuite d'autres images qui sont issues de commande publique de Jack Lang sur des arènes d'Arles, où j'ai tenté de renouveler la démarche historique par la photographie. J'ai travaillé un an sur des arènes avant leur restauration.
Enfin, j'expose également des clichés tirés de ma série « Le murmure du silence », pris entre 1984 et 1986. Chaque fois que je traversais les réserves de musées, je ressentais une drôle d'impression : une sensation de présence, comme des murmures et des conversations de fantôme. Je percevais des choses qui découlaient des rapports des sculptures, qui ressemblaient à des rapports humains. J'ai décidé de formaliser ça pour une exposition à Châlons. J'ai travaillé pendant un an et demi dans les réserves de musées français et européen.
Jean, qu'est-ce que vous souhaitiez montrer par ce travail sur « Le murmure du silence » ?
Je voulais me lancer un défi : je m'enfermais dans les réserves, j'y passais une journée complète, jamais plus. Cela me permettait d'être très attentif dans mes mises en rapport : un travail important sur les plans larges, les plans plus serrés, puis sur le cadrage.
Je savais qu'en mettant trop de personnages, cela crée un brouhaha, alors qu'avec uniquement deux personnages, ce n’est qu'une conversation. C'est pour ça que parfois il y a des mains qui rentrent dans le cadre dont on ne voit pas l'origine.
En fait, c'est quelque chose qui ressemble au théâtre de la vie. C'est du reportage qui ne bouge pas.
Fanny, travaillez-vous avec Jean, votre mari, sur tous ses projets ?
Le travail sur les réserves de musée, c'était vraiment son projet. Pour ce qui est des travaux de commande, on les fait ensemble. On se complète bien !
Passons au travail de Dominique. Il est décédé récemment, comment avez-vous choisi quelles images exposées ?
Fanny : Il avait participé aux précédentes expositions, nous avons donc respecté son choix.
© Dominique Sudre - Los Mons NÇgros, Espagne Circa 2000 - Tirage au gelatino-bromure d'argent
Quel était son travail ?
Laurence : Il a commencé à l'encre de Chine, par le dessin. Il a effectué de nombreuses formes abstraites dans les années 70. Puis il est parti au Mexique, il en est tombé amoureux et s'est dès lors décidé pour le paysage.
Fanny : Il a monté une école au Mexique en parallèle de son travail personnel sur les paysages. Il a ensuite été dans de nombreux endroits où il avait des attaches affectives : le Vercors, qu'il aimait beaucoup, l'Espagne, l'Andalousie, la Normandie. Il s'intéressait aux relations entre l'infiniment grand et l'infiniment petit dans les paysages. Il aimait dérouter le spectateur.
Laurence : Toute sa vie, il a aussi mené des recherches en parallèle dans son laboratoire, notamment sur les techniques anciennes. Prendre une photographie était pour lui l'histoire d'un instantané, mais également une réflexion ensuite dans le laboratoire en fonction de l'image qu'il avait dans son objectif.
Comment procédait-il pour capter les paysages ?
Fanny : Techniquement, c'était toujours pris en grand format, en chambre, sur pied. Il s'imprégnait du paysage pour pouvoir retranscrire ce qu'il avait perçu.
Laurence : Quand on partait en vacances, il amenait toujours un pied dans la voiture : il faisait ses repérages et il revenait par la suite.
Jean : C'était un contemplatif ! Il attendait suffisamment de temps pour que la lumière soit bonne, que le nuage passe, …
A votre tour Laurence ! Pouvez-vous me présenter votre travail ?
J'ai fait des portraits d'inconnus pendant une dizaine d'années, en 24-36.
J'ai eu une publication d'une double page dans Zoom pour ces portraits, mais le rédacteur en chef m'a dit que j'aurai tout intérêt à faire des clichés de personnalités connues afin que les gens puissent avoir un point de repère. J'ai alors été présentée à quelqu'un qui m'a ouvert les portes de sa maison à Cannes pour que je puisse installer mon studio. J'ai ainsi pris des portraits de ceux qui venaient au festival de Cannes pendant plusieurs années, mais en parallèle j'exportais cette idée de studio un peu partout et dans plusieurs domaines : cinéma, musique, peinture, … C'est une petite partie de ce travail que je présente ici, réalisé en 6-6.
Qu'est-ce qui vous plait dans les portraits ?
Probablement le contact avec les autres : c'est une sensation assez spéciale et très stimulante. J'apprécie lorsqu'une confiance s'installe entre nous et que la personne en face de moi se donne totalement.
Par exemple, une photo que j'aime beaucoup, c'est celle d'André Manssenn, un réalisateur indien. Lui, il s'est donné à 200%, il s'est totalement abandonné et c'est ce qui m'intéresse.
Je me souviens que pour une commande de Paris Match, je devais faire le portrait d'Antoni Agzi. Quand il est arrivé, il m'a tout de suite demandé ce qu'il devait faire. Justement, je veux que mes modèles ne fassent rien, qu'ils se laissent aller à l’abandon. Pour un comédien comme lui, ça peut déboussoler totalement. Mais je parle énormément avec chacun pour les mettent à l'aise.
© Jean Bernard - 1989 - Tirage au gelatino-bromure d'argent
Vous avez été d'abord l'élève de Jean-Pierre et Claudine avant de devenir leur belle-fille. Qu'est-ce qu'ils vous ont appris ?
Ce que j'ai appris à aimer à leur contact, c'est le tirage en noir et blanc. J'étais fasciné par Claudine lorsqu'elle tirait ses photos, notamment tout son travail sur Sieff. Il suffisait qu'il arrive, qu'il lui demande : « je voudrais du Beethoven pour le ciel, du Chopin ici ... », et Claudine le comprenait instantanément.
Malgré tout, j'ai fait tout un travail sur la couleur. Pour quelques photos, la couleur s'impose, comme le portrait de Stephen Friess qui est arrivé avec ses yeux d'un bleu intense, ses cheveux très noirs, chaussé des bottes en cuir rouge, et vêtu d'un costume en rayure rose, rouge et blanc. Il y a quelques photos comme ça qui appelle la couleur. Mais je préfère sinon le noir et blanc, je crois que je transcris directement en bicolore : je vois en noir et blanc lorsque les gens s'installent devant moi.
Pouvez-vous me parler de votre travail Claudine ?
J'ai toujours été passionnée par le travail des photographes du XIXe siècle. Les photographies sont admirables, elles avaient un rendu que nous ne retrouvons plus aujourd'hui. A cette époque, la photographie était une œuvre d'art, comme un tableau, ce n'était pas comme aujourd'hui où il s’agit plus de reportage.
Comment procédiez-vous pour vos tirages ?
Une confiance régnait, qui n’existe plus aujourd’hui. J’avais des contacts avec des gens des archives nationales ou de la bibliothèque nationale, je pouvais alors sortir les originaux pour en faire des contretypes et travailler dessus.
Fanny : Elle faisait un tirage dit moderne, traité en virage monosulfure de sodium. Ma mère a crée elle-même son papier. Elle a toujours eu un vrai amour pour son travail : elle voulait faire quelque chose de beau à voir. S'il y avait une tâche parce qu'une bulle était apparue ou je ne sais quoi d'autre, elle déchirait tout et recommençait !
Elle a l’œil comme personne. D’ailleurs, je me souviens d’une anecdote. Elle s'était embarquée sur un virage vert pour une assiette de hareng saur du photographe Le Secq. Le conservateur à la BN lui avait dit à l'époque : Claudine, tu t'égares là, c'est trop vert ! Ma mère avait répondu que ça lui plaisait, qu’elle le sentait comme ça. Quelques mois après, Jean-Claude Homeny revient vers elle et lui a dit : tu sais que j'ai retrouvé l'original et c'est le même virage !
© Jean-Pierre Sudre - Le panier aux oeufs - 1953 - tirage au gelatino- bromure d'argent
La visite se termine par les photographies du patriarche de la famille, Jean-Pierre. Pouvez-vous me parler de son travail ?
Fanny : A l’époque, pour vivre de la photographie, il fallait faire des commandes. Un vrai artiste tel mon père devait trouver un moyen en plus de ces commandes pour s’épanouir et s’exprimer artistiquement : il est allé photographier dans les sous-bois autour de la maison de famille, puis a fait de nombreuses natures mortes. C’était sa façon à lui de se reposer.
Et attention, pas question de le déranger ! Avec Dominique, quand on était petit, on ne bougeait plus quand il s’attaquait à ses natures mortes, comme la photographie de son panier à œufs qui est la plus emblématique.
Il n’a pas fait que des natures mortes … Jean-Pierre est probablement le moins classique de la famille, non ?
Quand il est arrivé en Provence, il a fait toute une série qu'il a appelé « Soleil ». On rentre dans totalement autre chose. Il n'y a plus d'appareils photo, il ne travaillait plus que dans son laboratoire. Il fabriquait lui même son négatif : il utilisait des plaques de verre dans lequel il mettait une émulsion d'un sel, qu'il faisait chauffer. Une fois que ça lui plaisait, il le retranscrit sur du papier, en général de l'Alpha.
Ensuite, il y a tout un traitement sur le noir et blanc. Un peu comme en gravure, un mordant sur son papier photo une fois qu'il avait été tiré, ce qui permettait d'enlever les parties les plus noires…
Jean : …Pour arriver à quelque chose de très précis.
Ces cristallisations avaient une durée de vie. Les cristaux évoluent très vite. Il avait devant lui une plaque de 10 sur 30 cm dans laquelle il avait un monde en formation, très vaste. Il voyageait dans un monde très petit, comment on va déambuler dans la nature. Une fois le travail fini, les plaques étaient lavées ! Chaque tirage représente une plaque d'un moment donné.
Fanny : A force de travailler dessus, il maîtrisait totalement ce qu’il faisait : il pouvait faire des paysages, des soleils, … à son gré.
Son dernier travail s’intitule l’Imaginaire planétaire. Il s’agissait plus de sortir du cadre, alors que le reste était plus confiné à la maison.
© Etienne Jules Marey - Saut en hauteur - tirage effectué par Claudine Sudre au gelatino-bromure d'argent viré au monosulfure de sodium
Cette exposition va t-elle continuer à tourner ? Avez-vous des enfants photographes pour prendre ensuite le relais ?
Laurence : Le mois de la photo à Paris ... Je crois que c'est vraiment un très bel objectif qu'on a atteint.
Fanny : Rien n'est fixé aujourd'hui. On n'a pas encore pensé à l'après, mais peut être que chacun va retourner sur ses projets personnels.
Et on a des enfants qui apprécient la photographie, mais aucun n'en a fait son métier !
Propos recueillis par Claire Barbuti