Le Centre culturel Irlandais, bel édifice situé dans le bâtiment historique du Collège des Irlandais en plein cœur du quartier latin parisien, fête ses dix ans !
Créé pour promouvoir la culture irlandaise, ce centre compte une médiathèque très complète destinée aussi bien aux irlandais qu'aux français curieux de mieux connaître cette culture riche, mais surtout de très beaux espaces pour accueillir des expositions d'artistes irlandais contemporains. Ainsi, dans la belle cour du centre se dresse des sculptures et installations originales de Patrick O'Reilly : mêlant humour et sérieux, raison et imagination, le jeune sculpteur s'adresse directement à la part d'enfance qui sommeille chez chaque spectateur. Il a affirmé « produire des œuvres pour ne pas (se) sentir seul ».
Qu'il se rassure, il est loin d'être esseulé puisque, pour le mois de la photo 2012, le photographe Richard Mosse s'installe dans les murs du centre culturel irlandais. Né en 1980, ce jeune artiste gagne à être connu : alors que jusqu'à présent les portes des galeries françaises étaient toujours restées fermées pour lui, il s'est vu offrir cette opportunité pour laquelle il a tout de suite dit oui.
Elevé dans une famille d'artistes-potiers, il s'est très vite refusé à faire comme eux et vivre dans leur ombre. Passionné par la Nouvelle Vague Française, il s'est tout naturellement tourné vers le cinéma durant son adolescence tout en s'intéressant parallèlement à la photographie. Lauréat de la bourse John Simon Guggenheim Memorial Foundation en 2011, il a présenté son œuvre photographique dans de nombreux musées internationaux.
Depuis deux ans, il sillonne l'Est du Congo marqué par des conflits entre les forces du gouvernement et des groupes de rebelles aux revendications changeantes. Devant ces faits tragiques, Richard Mosse a découvert une réalité tellement criante qu'elle confine à l'abstrait et l'indicible. Persuadé du devoir qu'il a d'en rendre compte, il se pose alors la question de savoir quel moyen utiliser : la réponse s'offre à lui rapidement. Il utilise la technique du Kodak Aérochrome : renouvellement du photojournalisme qui ne peut qu'intriguer et conquérir le public. Il sera tout autant conquis par les paroles de Richard Mosse, qui entre deux séjours au Congo, a répondu aux questions que chacun est en droit de se poser.
© Richard Mosse
Pourquoi avoir choisi de vous intéresser à la situation congolaise ?
Je voulais revenir au point de départ de ma pratique de la photographie.
Je souhaitais évacuer toute l'aide dont j'aurai pu bénéficier en allant dans un autre pays. Je ne parlais pas la langue, ce qui m'a permis de vraiment être intégré tout de suite et de devoir trouver des moyens par moi même faire ce que je désirais.
J'ai choisi le Congo en particulier car il est considéré comme l'un des premiers pays où la photographie a obtenu une force humanitaire importante avec le reportage photographique d'Alice Seeley et John Harris à la fin du 19e siècle. Je voulais tenter de renouveler la vision que l'on peut se faire de la situation congolaise.
Comment avez-vous procédé une fois sur place ?
J'ai d'abord logé chez des missionnaires catholiques car je n'avais aucun contact là-bas, donc aucun autre moyen pour être logé. Je ne voulais pas travailler avec les ONG, pour vraiment être indépendant.
J'ai alors commencé à errer dans les rues, les enfants me suivaient. Ils étaient intrigués par l'appareil, ils n'ont pas l'habitude d'en voir là-bas.
Des mécènes m'ont ensuite aidé financièrement pour que je puisse continuer le travail : j'ai engagé un fixeur qui me servait aussi de traducteur.
En tout, j'ai fais 6 voyages au Congo sur deux années.
© Richard Mosse
En quoi consistait ce travail ?
Pour moi, il y avait trois critères primordiaux qui déterminaient mes prises de vue : la hauteur, la jungle et les rebelles. Je demandais à tout le monde où je pouvais trouver cela !
La hauteur, pour pouvoir jouer sur les plongées.
Les rebelles car le but de mon travail, c'était vraiment une méditation sur le photojournalisme de guerre.
Et le jungle car j'avais besoin de verdure pour ma pellicule infrarouge.
Pourquoi avoir choisi ce procédé, le Kodak Aérochrome ?
Ce fut un instinct. Le Kodak Aérochrome, c'est un type de pellicule infrarouge couleur, employée autrefois pour la surveillance militaire car il détecte les tentatives de camouflage.
J'étais particulièrement intéressé par ce que permettait cet appareil, à savoir rendre visible une part du spectre de la lumière.
On dit que ce n'est pas un appareil sérieux. Dans le monde de la photographie, tout le monde pense que c'est un jeu, qui fait parti du passé. J'aime agir contre les règles, cela me permet d'être indépendant. Ce n'est pas quelque chose que j'aurai fait habituellement, mais là c'était un bon défi lancé à moi même et au monde de la photographie traditionnelle. Et puis, c'est l'une des dernières occasion d'utiliser ce procédé, il ne reste plus beaucoup de cette pellicule.
© Richard Mosse
Mais ce choix n'a pas que des avantages. Ce n'est pas toujours facile car l'appareil est très sensible à la chaleur. De plus, j'étais obligé de photographier en aveugle car je ne voyais pas dans la mesure où le vert est transformé en vives teintes de couleur lavande, fuschia ou pourpre.
C'est pour cette raison que j'utilisais deux appareils : le grand avec chambre, et un autre plus petit. Un technicien a pour coupé la pellicule à la bonne taille. Mais il m'a fallu des années pour le convaincre de tronquer à un plus petit format, de passer du 20x25 au 8x10 !
Mis à part ce changement de couleur du à l'utilisation de cette pellicule spéciale, faites-vous d'autres retouches ?
Non : aucune retouche, aucun trucage. Je ne voulais pas travailler sur du Photoshop, je pense que la couleur ainsi modifiée par le Kodak Aérochrome suffit ! Mais c'est quand même très subjectif car de toute manière, le procédé par ce type d'appareil rend les photos non naturelles.
Le seul impératif que je m'étais fixé, c'était pour le tirage : je ne voulais absolument aucun vert !
Je travaille en chambre, mais il peut arriver que je passe cinq jours sans prendre une seule photo, et que d'un coup je sois inspiré et que j'en prenne en rafale !
Vous considérez-vous plutôt comme un artiste ou un journaliste ?
Je pense que je suis plutôt un artiste. Je veux poser des questions plutôt que de donner des réponses, je ne veux pas rester que dans le fait mais aller plus loin.
Même si le rôle du journaliste ne doit pas être uniquement d'informer selon moi, il doit aussi affirmer sa propre vision du monde.
Il ne s'agit d'ailleurs pas que de photographies : dans mes images, je veux créer des passerelles avec les autres domaines artistiques, je pense que c'est très important. La photographie me permet de proposer mon regard sur le monde, ce qui me donne un prétexte – si j'en ai besoin – pour m'intéresser au monde culturel dans son ensemble.
© Richard Mosse
Vous n'aviez pas peur que ça finisse par être trop décoratif sur un tel sujet ?
C'était le but de mettre en place cette tension. Je cherchais à pousser la beauté jusqu'au bout pour provoquer la réaction et la réflexion du spectateur sur la thématique entre le sujet et l'esthétique utilisée. Cela me permet de subvertir les codes du photojournalisme et du reportage.
Il y a en fait deux sujets dans cette série : le Congo et la photographie en elle-même, spécifiquement la photographie de guerre.
Montriez-vous aux soldats le résultat des photographies que vous preniez ? Quelle était leur réaction ?
Oui, je leur ai montré les photos. Une même réaction d'étonnement : qu'est-ce que cela signifie ? Pourquoi ce rose ?
© Richard Mosse
Avez-vous d'autres projets ?
Demain, je retourne au Congo pour faire un film car je vais représenter l'Irlande à la biennale de Venise en 2013. Je tournerai avec un stock de films similaires, en 16 mm, ce qui donnera le même rouge. Par contre, le film va être plus agressif, plus terrifiant, mais en même temps ce sera plus proche car le médium cinématographique me permettra d'être plus performatif, de montrer plus le mouvement et les gestes, et peut être moins le paysage.
Les gens en voyant un appareil photo ou une caméra réagissent différemment. Je veux prendre leur performance, la façon dont ils vont réagir devant la caméra donc je ne sais pas encore exactement ce que ça va être. Mais je pars toujours dans l'idée de faire quelque chose qui n'a pas encore été fait, quelque chose à l'opposé des documentaires classiques faits sur le Congo.
J'ai également en projet un nouveau livre, The Enclave. Ce sera un livre d'artistes puisque mes photographies se mélangeront avec une écriture fictionnelle, façon Beckett. Je souhaite que l'auteur fasse avec la littérature ce que je fais avec les photos.
Propos recueillis par Claire Barbuti
Autour de l'exposition ...
Si l'exposition permet de faire découvrir ce photographe irlandais, qui jusqu'alors avait été boudé par les galeries françaises, elle peut être frustrante par le peu de photographies montrées, seulement 12 choisies en collaboration avec sa galerie, Dublin Contemporary.
Heureusement, un très beau catalogue de l'exposition est là pour compléter !
Plus conséquent, il permet de mieux cerner la démarche de l'artiste, et ainsi d'apprécier encore plus son travail.
La couverture, la couleur de la première page, les écrits, la numérotation des pages … Tout est en rose, mettant immédiatement le lecteur dans l'ambiance voulue.
Si les premières pages de l'ouvrage montrent des paysages d'ensemble splendides, très vite l'horreur de la guerre et la misère de la population congolaise surgissent.
© Richard Mosse
Une des photographies prises en 2011 est particulièrement frappante : elle exacerbe un jeune homme totalement défiguré. Cette image a une histoire émouvante, à la fois parce qu'elle montre sur toute une page les difficultés que peuvent rencontrer la population congolaise, mais aussi parce qu'elle prouve que le photojournalisme novateur de Richard Mosse n'est pas vain.
En effet, il explique que, lorsqu'il a publié cette image, il a reçu plein de mails de gens terrifiés par cette photographie, mais également de personnes très riches qui souhaitaient l'aider. Comme il retournait au Congo, il a recherché ce jeune homme : au bout de trois mois, il a fini par le retrouver. Après avoir repris contact avec 4 personnes qui avaient proposé leur aide, deux ont subitement dit qu'ils n'avaient plus d'argent … une n'a jamais répondu … Mais la dernière a tenu son engagement : elle a fait venir le jeune congolais dans son pays, le Canada, et six spécialistes ont pu le soigner et reconstruire son visage.
La meilleure conclusion possible selon Richard Mosse : « Cela a commencé comme une expérimentation esthétique, puis s'est finie par des changements concrets, ce qui prouve que la photographie a beaucoup de pouvoir ».
Cette photographie n'est pas la seule à interpeller le lecteur dans cette ouvrage : entre tripes d'animaux ou civils agonissant, le cœur du spectateur est mis à rude épreuve. Et pourtant, l'utilisation de la pellicule Aérochrome esthétise les images, entraînant dans un onirisme déroutant.
Une ode à cette terre congolaise est présentée puisque Richard Mosse le revendique : « J'aime le Congo ! », et il invite le public a en faire de même …
Claire Barbuti