Une exposition à la (re)découverte de photographes en avance sur leur temps
Gustave Le Gray (1802-1884), est le plus important photographe du Second Empire. L'exposition qui lui est consacrée ne lui est néanmoins pas entièrement dédiée. En effet, celle-ci s'attarde longuement sur les photographes qui ont constitué son cercle, qu'ils aient été ses élèves ou plus simplement, ses amis. Cette présentation est le fruit du travail et des recherches de deux commissaires, Anne de Mondenard et Marc Pagneux, visiblement passionnés par ces photographes, précurseurs du mouvement moderniste. Ici, et grâce à eux, le cercle s'agrandit, et des hommes sortent de l'ombre. C'est le cas notamment d'Alphonse Delaunay, dont l'oeuvre fut découverte en 2007, lors d'une vente aux enchères.
En étoffant ainsi le cercle de Le Gray, les commissaires ont progressivement réalisé la modernité de ce groupes d'artistes, et le caractère surprenant de leur travail.
Le Gray reste au cœur de l'exposition, et s'impose comme le maître absolu. Chaque section de la présentation débute par l'un de ses clichés, illustrant ainsi les différents thèmes de l'exposition. Néanmoins, à mesure que le spectateur avance dans le parcours, il se détache petit à petit du maître pour découvrir, ou redécouvrir d'autres photographes dont les œuvres sont tout aussi audacieuses et en avance sur leur temps. C'est alors qu'à mi-chemin, le visiteur quitte les présentations techniques pour se focaliser sur cinq photographes du cercle de Le Gray. Cinq photographes ayant chacun leur histoire, leur lien particulier avec le Gray, et dont les œuvres, consciencieusement choisies par les commissaires forcent l'admiration.
Si nous découvrons certains photographes, c'est aussi que leurs œuvres ne leur ont pas toujours été attribuées. En effet, certaines ont longtemps été considérées comme appartenant à Le Gray, alors qu'il s'agissait d'une production de l'un de ses camarades. Les commissaires insistent aussi sur les collaborations qui ont pu exister, et rétablissent alors la vérité sur certaines photos. Plusieurs tirages sont ainsi le fruit d'échanges entre Le Gray et Auguste Mestral.
L'exposition est aussi l'occasion de rendre justice au frère bafoué et injustement méprisé que fut Adrien Tournachon. Trop longtemps, certains de ses clichés furent attribués à son frère, Félix Nadar. Les commissaires nous présentent alors l'oeuvre riche de ce photographe. Ses portraits figurent parmi les plus beaux clichés de l'exposition. C'est d'ailleurs avec beaucoup d'émotion que Marc Pagneux, l'un des deux commissaires nous confiait qu'il ne valait mieux pas « s'attarder trop longtemps devant le portrait de Gerard de Nerval, réalisé peu de temps avant sa mort, à moins de sentir monter les larmes ».
Adrien Tournachon, Taureau de Marienhof, Agé de 30 mois, présenté par M. Senekowitz à Saint-Georgen, près Unmark (Autriche),
1856, Epreuve sur papier salé avec couche protectrice à la gélatine d'après un négatif verre 29,5 x 22 cm
© Bâle, collection Ruth et Peter Herzog.
Finalement, si Le Gray reste au cœur des différentes thématiques, l'on sent bien la volonté des commissaires de redonner toute leur importance à des photographes que le milieu avait oublié. Les confusions ne sont plus de mise, et chacun retrouve sa place et ses œuvres. Ce n'est pas un hasard si la photographie choisie pour représenter l'exposition sur le cercle de Le Gray est en fait l'oeuvre de Charles Nègre.
Adèle Latour
Olympe Aguado, Admiration !, vers 1860
© Musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg.
Le Cercle de Le Gray, ou le manifeste pour la photographie
Le fil du parcours du visiteur est semé d'appel au jeu de la part des photographes. Le spectateur n'est pas là pour rester passif : le cercle de Le Gray l'invite à chercher, à mettre « l'index sur les choses » cachées dans les différentes photographies. On est déjà très près du « punctum » tel que le défini Roland Barthes en 1980 dans La Chambre claire : Notes sur la photographie.
Un de leur principal objectif est bien là : dépasser les limites de la photographie figée. La superposition des plans déphase le public, qui a du mal à se situer dans l'espace. Ce n'est en réalité qu'une invitation lancée aux spectateurs pour qu'ils se penchent, se re-penchent, se déplacent, se re-placent. Cela donne du mouvement, du rythme à des clichés pourtant fixes, et ce bien avant l'école des années 20-30. Certaines images semblent presque en relief, s'échappant de leur cadre, comme pourrait l'être un dessin au fusain sur du papier légèrement sailli.
La cadrage de ces photographies est également très travaillé. Les marges de celles-ci sont mises en avant, insistant sur l’extrémisme du cadrage. Tout concourt pour fragmenter les photographies : l'abandon de symétrie, le décentrage sont des constantes.
Ces excentrations ne sont pas innocentes. Outre le clin d'oeil adressé au public qui s'amuse à chercher la visée du photographe, ils servent à insister sur des détails, souvent marginalisés.
Tel le poète Francis Ponge, le cercle de Le Gray souhaite mettre en avant des sujets délaissés parce que considérés comme banals, le clou du spectacle étant certainement la photographie Le râteau prise par Le Gray. Celui qui passe furtivement devant n'y voit qu'un râteau, alors qu'il faut y déceler un manifeste pour la photographie pure, un cri du cœur en faveur d'un art débarrassé de tout « chichi ». L'avenir de la photographie passe par ce dépouillement, cette mise en avant du simple sujet : ce n'est pas pour rien que Félix Nadar, le frère de Adrien Tournachon, a surnommé ce courant les « primitifs de la photo ».
Un grand respect de l'artiste pour la photographie, voilà une autre caractéristique du cercle de Le Gray. C'est dans ce but qu'ils accordent une importance primordiale au tirage, variant les filtres « depuis le sépia violette jusqu'aux jaunes, en passant par les noirs et les sépias colorées ». Les oppositions entre ombre et lumière n'en sont que plus criardes, d'autant plus chez John Beasley Greene dont le travail sur les ombres tend vers celui des expressionnistes.
Gustave Le Gray et Auguste Mestral, Galerie du cloître de Moissac, 1851,
Epreuve sur papier salé d'après un négatif papier, 25,1 x 34,8 cm, Paris
© Paris, Collection Serge Kakou.
Modernisme et Modernité : Un ouvrage par et pour des passionnés
L'exposition, qui présente (160 clichés), apparaît minimaliste face à l'ouvrage Modernisme ou Modernité, paru en septembre dernier aux éditions Actes Sud. Ce dernier propose, à travers la présentation de quelques deux cents œuvres en grande partie inédites, une nouvelle lecture des débuts de la photographie.
Organisé comme l'exposition (les « incontournables » de Le Gray / les particularités de « l'école » / les œuvres de cinq auteurs majeurs), le livre permet d'approfondir les impressions ressenties au Petit Palais.
Les photographies sont accompagnées de textes d'Anne de Mondenard et Marc Pagneux. Car là est aussi la richesse de la version papier de l'exposition : la rencontre avec les deux commissaires n'étant qu'une chance ponctuelle, retrouver leur écrit est véritablement enrichissant. Le désir de pédagogie, de faire partager les beautés et le modernisme des photographies du cercle de Le Gray est indéniable. Même si parfois leur perfectionnisme peut perdre le lecteur peu connaisseur.
Claire Barbuti
Alphonse Delaunay, Type espagnol, 1854
Epreuve sur papier albuminé d'après un négatif papier, 17,5 x 12,5 cm
© Collection particulière.