© Tampon LFB.
Né à Fécamp en 1969, Ludovic Cantais mène une double activité de photographe (il est membre de l'agence Opale) et de réalisateur.
Après s'être intéressé aux objets délaissés dans le cadre de l'exposition « La part des choses », Ludovic Cantais continue son travail sur le thème de l'abandon en se focalisant sur le devenir des livres jetés dans la rue.
Il expose ainsi du 13 septembre au 20 octobre 2012 à la Galerie Binôme le résultat d'une collecte d'ouvrages au fil de ses déambulations dans les rues de Paris. Après les avoir assemblés, il photographie les couvertures, puis invite les lecteurs-spectateurs à interagir en empruntant les photographies et en repartant avec un livre pour lui donner une seconde vie.
Pouvez-vous me parler de votre précédent projet, La part des choses ?
Le projet a commencé il y a six ans. Il est parti d'un scénario que j'avais écrit pour un court-métrage. Le personnage principal était quelqu'un qui travaillait dans un cinéma, qui était ouvreur et qui récupérait les objets oubliés dans la salle. Ce personnage en fin de compte récupérait des gants de femme, des barrettes de cheveux, des images de Panini. A partir de là, il se faisait des fiches des personnages, il fantasmait à travers eux.
Je bloquais un peu avec l'écriture, et je me suis dis que j'allais me mettre dans la peau du personnage. Non pas être ouvreur, car j'ai un peu passé l'âge, mais que j'allais essayer de photographier les objets perdus dans Paris.
J'en ai parlé à François Dagognet, qui est un philosophe français qui a travaillé sur l'objet, le détritus.
Quel était votre point de vue sur ces objets ?
Je voulais me mettre à la hauteur de l'objet. A chaque fois que je le prenais en photo, je me mettais au ras du sol. Au début, c'était un petit peu compliqué car il fallait que ce soit quand même assez sobre, comme des icônes. Ca ne marchait pas à tous les coups car derrière les objets il y avait des graffitis, trop d'informations. J'ai donc fait une sélection très serrée, à peu près trois cents objets sur trois ans. Je n'ai retenu que ceux où il y avait un mur monochrome derrière.
Le jeu était de ne pas bouger les objets, de les laisser tels quels. Ce qui donne une dimension un peu studio, extrêmement dépouillé. On n'est plus dans l'objet usuel, on est dans le hiéroglyphe, dans le signe.
Pourquoi avoir choisi ensuite de vous intéresser plus particulièrement aux livres ?
Je voulais toujours travailler sur ce concept de l'abandon. Il y a trois ans, j'ai commencé, pour des raisons de promiscuité, à me débarrasser de ma bibliothèque. C'est assez violent comme acte. Je me suis alors demandé pourquoi j'avais autant d'affect avec ces livres.
J'ai commencé à faire des choix, j'en ai amené à ma bibliothèque, ils n'en voulaient pas, ils n'avaient pas le droit de les prendre. Je me suis demandé ce que j'allais faire de ces bouquins. Mais je ne voulais vraiment pas les abandonner. J'en ai vendu quelques-uns, j'en ai surtout donné.
© La Bibliothèque Fantôme.
Selon vous, qu'est-ce qu'un livre représente pour une personne ?
C'est quand même bizarre que cet objet ait une dimension aussi sacrée. C'est sacré pour plein de raisons. D'abord parce qu’étymologiquement, le premier livre, c'est la Bible. Ensuite, c'est l'un des premiers objets que l'on a lorsque l'on est enfant, c'est ce qui nous affranchi. On passe du stade de petit animal à celui d'un être civilisé.
Je me suis ensuite posé la question de la bibliothèque. Ce n'est quand même pas courant, c'est propre aux sociétés occidentales. Tout d'abord pour des raisons de coûts : nous avons la chance d'être dans un pays privilégié où le livre n'est pas perçu comme un luxe que l'on ne peut se permettre. Il y a aussi des raisons de place, ou encore de rapport à la propriété. Mais aussi, parce que je pense que l'on a nous un rapport fétichiste à l'objet. Lorsque nous sommes invités pour la première fois chez quelqu'un, c'est très révélateur de ce que l'on est. La première chose que l'on fait, on regarde la bibliothèque : dis moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es. Il y a ce côté carte d'identité culturelle.
Je pense aussi que l'on a du mal à se séparer des livres parce que s'en séparer, c'est aussi se séparer d'un rapport au temps, d'un rapport à une émotion passée, d'un savoir. C'est aussi se déposséder d'une partie de soi-même.
Comment votre projet de « Bibliothèque fantôme » a pris forme ?
J'ai commencé à collecter des livres. Je me suis dis : qu'est ce que je vais faire de tous ces livres ? J'ai alors eu l'idée de faire une bibliothèque fantôme, une bibliothèque basée sur le rejet, le désaveu.
J'ai commencé à prendre en photo tous ces livres, les couvertures. Je les ai tamponnés et je les ai remis en circulation. Je les ai donnés à des associations caritatives ou à des amis. Ca m'amusait de donner ainsi une seconde vie aux livres, à ces livres qui sont mal-aimés en fin de compte. Et pourtant, ce n'était pas que des mauvais livres, j'ai aussi trouvé de très beaux livres.
Dans tous ces livres, ce qui est aussi intéressant, c'est que j'ai trouvé beaucoup de marque-pages. Ils sont très émouvants je trouve, ça en dit long sur les gens, sur le temps, sur l'époque. J'ai trouvé des photos un peu kitch, des extraits de journaux, un ticket de pièce de théâtre de 1982, des trucs religieux, des recettes de cuisine, … C'est passionnant, ça fait un petit peu cabinet de curiosité. J'en expose une partie, je met le reste dans une enveloppe avec l'endroit où je les ai trouvés.
Collection de marques-pages.
Pourquoi avoir choisi de mêler le médium photographique au médium littéraire ?
Je voulais faire comme des photos d'identité, comme un catalogue. Comme dans un photomaton, des portraits d'objets très minimaux. Sans affect, on n'est pas dans la photographie habile, faite avec un savoir-faire.
Je trouvais intéressant d'être dans l'idée d'une photothèque de livres. Et non comme souvent des bibliothèques de livres d'images. J'ai inversé le processus, pour laisser une trace photographique d'un livre qui a vécu, qui n'est plus là.
D'où vient le nom de l'exposition, « Bibliothèque fantôme » ?
Dans le jargon bibliophilique, les fiches fantômes ont existé : avant, quand on empruntait un livre, on remplissait une fiche de renseignements qui s'appelait « la fiche fantôme ».
Il y a une deuxième raison pour « bibliothèque fantôme ». C'est une bibliothèque qui n'est pas, qui n'est plus en tout cas, elle est donc fantomatique. Dans un coin, j'ai mis les fiches de tous ces livres avec le titre de l'oeuvre, l'auteur, l'année de la publication, le lieu où je l'ai trouvé, le jour, et après si j'ai donné ce livre, si je l'ai vendu, si on me l'a volé …
Quel type de livres avez-vous assemblé ?
Il y a tous les types de livres. J'ai collecté 655 livres en trois ans. Et il y en a pour tous les goûts. On pourrait penser qu'il n'y a que des livres kitchs, moches ou stupides, mais pas du tout.
© Borjanka Jolic - Le Serbo Croate sans peine.
Où les ramassez-vous ? Avez-vous déjà vu directement la personne se débarrasser du livre ?
Je ne voulais absolument pas chercher, je voulais vraiment trouver. En fonction de mes déambulations, surtout dans le 11e arrondissement de Paris car j'habite dans le 11e arrondissement, même si je pense qu'on ne doit pas trouver le même type de livres dans tous les quartiers, on n'a pas la même capacité à se débarrasser des livres.
Je n'ai jamais vu directement la personne se débarrasser du livre, mais par contre j'ai une anecdote rigolote. En passant dans une ruelle, il y avait un garage à Vélib', et il y avait quelqu'un qui s'était amusé à mettre un bouquin dans chaque place de Vélib'. Moi, je prends les bouquins. Et environ quinze jours après, je repasse dans la même rue, et rebelote, il avait remis des bouquins dans chaque places de Vélib' ! J'ai cru à une caméra cachée !
J'ai aussi pu remarquer différents comportements. Il y a des jours, des heures dans la journée : soit tôt le matin en allant bosser, en bas de chez eux, soit le soir au moment des poubelles. Grosse influence au mois de juin, à la fin des années scolaires.
Les 655 photographies de livres ne sont pas ici exposées. Comment votre choix s'est-il fait ?
Cette sélection là est très subjective, mais en même temps elle me semble très représentative de ce que j'ai pu trouver. Si j'avais mis que des livres kitchs, ça aurait été rigolo mais pas très révélateur. Si j'avais mis que des livres intéressants, ça aurait été trop flatteur, et ça n'aurait pas été vrai. Donc j'ai essayé de trouver un équilibre entre les livres de la jeunesse, les livres intelligents, les livres religieux (j'ai trouvé beaucoup de livres religieux).
Il y a aussi une démonstration, une sorte de panel de l'histoire du graphisme. Des livres que tout le monde a eu chez soi, ou a vu chez sa grand-mère, son grand-oncle, … Donc forcément, ça rappelle des choses, plus ou moins émouvantes, plus ou moins drôles.
Quel message souhaitez-vous transmettre à travers cette exposition ?
C'est une exposition qui a plusieurs entrées, qui parle à la fois de l'abandon, du recyclage, de la circulation et la transmission.
Ce n'est pas une exposition qui est spécialement dédiée à la gloire du livre-objet contre l'objet Ipad. Je ne me positionne pas du tout pour l'objet-livre, contre le méchant Ipad. Je pense que les deux peuvent cohabiter. Ce ne sont pas des choses opposées mais complémentaires. Le livre a encore de beaux jours devant soi. Même si certains livres vont être moins consultés, je pense à tout ce qui est consultatif comme les notices, les guides, les encyclopédies. Je lis aussi des scénarios, on demande toujours aux auteurs d'envoyer une version papier en plus de la version numérique. On a besoin de ça, c'est très fatiguant de lire sur un ordinateur.
© La Bibliothèque Fantôme.
Quelles sont les réactions du public ?
Au début, ce n'est pas qu'ils étaient perplexes, mais ils ne savaient pas vraiment comme ça fonctionnait.
L'idée, c'est qu'on peut emprunter la photographie d'un livre, on l'amène chez soi, on la rend à la fin de l'exposition. Quand les gens l'ont accrochée chez eux, je leur demande toujours de prendre une photo de cette photo de livre en situation, de me l'envoyer et je la met sur ma front-page Facebook. Cela permet de mettre une autre dimension à ce travail qui ne fait que continuer.
Quels sont vos futurs projets ?
J'ai envie de continuer mon travail sur l'abandon, mais cette fois d'images, afin de clôturer ce tryptique. Parce que j'ai remarqué que maintenant de plus en plus de gens abandonnent les vieilles photos et les négatifs, puisqu'on va vers la dématérialisation de l'image.
Propos recueillis par Claire BARBUTI.