Sarita, 15 ans, ruisselante de sueur et de larmes, s’appre?te a? partir vers son nouveau foyer avec son mari. Sarita et sa sœur Maya, 8 ans, ont e?te? marie?es la veille a? deux fre?res. © Stephanie S
La semaine professionnelle du 24e Festival international de photojournalisme Visa pour l'image terminée, l'heure est donc au bilan !
Plus de 25 expositions, 6 soirées de projections, conférences, signatures, tables rondes... La liste est évidemment non exhaustive lorsque l'on parle de Visa. Un monde à part, où la superbe ville de Perpignan est envahie de touristes, photographes, journalistes, ou de simples curieux venus voir de plus près les évènements de l'année écoulée. Les sujets sont durs, la réalité aussi. Des manifestations violentes en Grèce à la guerre civile au Nigeria, les sujets les plus éclectiques sont traités par des photographes talentueux et courageux.
Une semaine riche en émotion donc, et en rencontres. Rencontres avec les photographes bien sûr, qui, patiemment, expliquent et détaillent leurs projets, partie intégrante de leur vie.
Ainsi, Stephanie Sinclair, et son travail sur les petites filles que l'on marie, a particulièrement attiré notre attention. Certes, chaque propos exposé à Visa est sublime. Mais Stéphanie Sinclair est véritablement notre coup de cœur.
Pendant 9 ans, cette photojournaliste de 39 ans est allée à la rencontre de petites filles et d'adolescentes au Népal, au Yémen, en Inde, en Ethiopie, que l'on marie contre leur gré et bien avant leur majorité. Misère, dettes de jeu, traditions, sont autant de raisons écoeurantes de mariages forcés que Stephanie a cherché à dénoncer. Sur toutes les images, des couleurs, beaucoup de couleurs. Celles de mariages traditionnels censés apporter joie et amour. Mais sur ces images aussi, le regard noir, dur et froid de ces petites filles, qui tranche avec l'hypocrite féerie de l'instant et donne une intensité troublante à chacune des photographies.
© Stephanie Sinclair
« J’ai découvert le mariage des petites filles en 2003, au cours d’une enquête que je menais sur les auto-immolations en Afghanistan. J’ai appris avec stupeur qu’à Herat, pas moins de dix jeunes filles ou jeunes femmes avaient voulu s’immoler par le feu. Chacune de ces survivantes expliquait son geste par des raisons différentes : l’une, âgée de quinze ans, avait abîmé le téléviseur de son mari ; une autre s’était disputée avec ses beaux- parents parce que le thé qu’elle avait préparé n’était pas assez chaud... Toutes les raisons invoquées paraissaient dérisoires par rapport à la violence de leur acte. Mais le pire, c’est que toutes n’avaient pas survécu. Au fil de mes nombreux voyages en Afghanistan, j’ai continué à mener l’enquête photographique sur ce sujet, j’ai écouté attentivement les récits de ces femmes et j’y ai décelé un dénominateur commun : toutes avaient été mariées à un âge très précoce - certaines déjà à neuf ans -, et toujours à des hommes beaucoup plus âgés.
C’est le cœur serré que j’ai photographié ces jeunes filles agonisantes, ou parfois mortes. Et je me suis interrogée sur ce que pouvait avoir été leur vie, si misérable qu’elles avaient préféré mourir, et d’une façon tellement violente. En tant que journaliste, je me devais de trouver des réponses si je voulais présenter ces images au public.
Cette même année, je me suis rendue dans un refuge à Herat, où plusieurs de ces jeunes filles m’ont fait part des traumatismes qu’elles avaient vécus. J’y ai notamment rencontré Mejgon, que son père drogué avait vendue à son futur mari quand elle avait onze ans. Elle m’a raconté comment ce mari l’avait violée, comment il avait usé et abusé d’elle, jusqu’à ce qu’elle parvienne à s’enfuir pour se retrouver au refuge d’Herat. À voix basse, les yeux pleins de larmes, elle a ajouté quelque chose que je n’oublierai jamais : « De toute ma vie, je n’ai jamais ressenti d’amour ».
C’est à ce moment précis que je me suis pleinement engagée dans cette cause. En tant que photojournaliste, j’ai eu bien souvent à couvrir des événements bouleversants, mais jamais je n’avais été confrontée à une telle solitude. J’ai serré Mejgon dans mes bras et, silencieusement, je lui ai fait une promesse, à elle et aux millions de ses pareilles.
Dans les années qui ont suivi, j’ai voyagé, en Éthiopie, en Inde, au Népal, au Yémen... Et j’ai découvert que cette tradition détestable ne connaissait pas de frontières, qu’on la retrouvait dans différents continents, langues, religions ou classes sociales. Presque toujours, j’ai été saisie de cette envie de prendre avec moi la jeune victime,de la sortir de là,de la mettre à l’abri.Mais j’ai compris que les situations étaient bien trop compliquées pour cela : nous ne sommes pas de la famille, nous ne savons pas quelles seraient les conséquences pour elle. Et comment choisir, qui sauver, parmi les quelque soixante millions de jeunes filles qui sont aujourd’hui prises au piège de ces mariages ? Où les emmener ? Comment assumer les frais de leur existence, de leur éducation ?
Toutes ces questions, restées sans réponse, n’ont fait qu’accroître ma motivation et ma détermination à poursuivre mon projet. Je voulais que ces images suscitent chez le public une prise de conscience du problème, qu’elles fassent comprendre combien il est urgent et nécessaire de travailler de concert avec ces communautés.
De fait, chacune des images de ce reportage a été créée avec l’aide de ceux qui y vivent. Et les photos n’ont été prises qu’avec l’autorisation des tuteurs, parents, ou maris de ces jeunes filles. Une mère afghane, bouleversée par les fiançailles de sa fille de onze ans, s’est écriée : « Nous vendons nos filles parce que nous n’avons pas de quoi nourrir nos autres enfants ! »
Voilà des gens qui ont besoin de notre aide, financière autant que politique. Il faut leur donner la force de combattre le mariage des petites filles dans leurs communautés : c’est une cause qui ne peut que servir leurs intérêts, car cette pratique, malfaisante pour les enfants que l’on marie ainsi, fait aussi obstacle au développement de ces sociétés.
Il y a urgence ! Il faut agir sans attendre : si rien n’est fait, cent millions de petites filles (vingt-cinq mille par jour) seront contraintes au mariage avant leurs dix-huit ans.»
Stephanie Sinclair
La talentueuse photographe a remporté cette année le Visa d'or Magazine.
Et c'était mérité.
© Stephanie Sinclair
L'exposition de Stephanie Sinclair a lieu jusqu'au 16 septembre au Couvent des Minimes
Claire Mayer