Directeur des missions France de Médecins du monde depuis 2009, Jean-François Corty est médecin et diplômé en sciences politiques.
A l'occasion du lancement des Jeux olympiques d'été de 2012, Médecins du Monde a travaillé sur un projet de webdocumentaire déroutant, avec la photographe Sandra Calligaro. Un projet ambitieux, qui a pour vocation de dénoncer la violence avec laquelle sont traités les migrants du nord-pas-de-calais, coincés dans cette région du nord de la France, qui ne parviennent pas à se rendre à Londres.
Rencontre avec celui qui tente par tous les moyens de défendre une cause souvent pointée du doigt.
Jeux Olympiques 2012, le revers de la médaille © Sandra Calligaro
Que signifie être « directeur des missions France de Médecins du Monde » ? Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste-t-il ?
Les missions en France de Médecins du Monde ont commencé dans les années 1980-86.
Médecins du Monde est né en 1980, surtout pour les interventions à l'international, et un peu plus tard les opérations en France se sont développées. Maintenant il y a donc deux directions des opérations, une pour l'international, et une pour les missions France. J'occupe cette dernière fonction, de coordonner, de superviser, diriger les opérations en France qui représentent environ une centaine de projets. En France métropolitaine, mais aussi à Mayotte, en Guyane, à la Réunion où l'on retrouve 2000 bénévoles et environ 70 salariés qui aident à l'accompagnement, la structuration des projets. Ce sont des projets qui sont orientés vers une politique opérationnelle qui se construit autour d'une typologie populationelle. Pour nous, les grands précaires sur lesquels nous avons orienté nos opérations sont les usagers de drogues, les travailleurs du sexe, les migrants, qu'ils soient communautaires ou extra-communautaires et les SDF. Bien sûr, ce sont des catégories qui peuvent se croiser à un moment donné : on peut être SDF et migrant. Ce sont pour nous les gens qui relèvent de la grande précarité, et nous portons des attentions particulières autour des maladies comme le VIH, la tuberculose ou les hépatites, mais aussi les questions de santé mentale, et tout ce qui relève aussi des problèmes d'hébergement. Ce sont deux dispositifs, deux manières de travailler sur le terrain. Il existe des CASO (centres d'accueil de soin et d'orientation), clinique/dispensaires, environ 21 en France métropolitaine et un pédiatrique à Mayotte, où des médecins, des infirmières, des travailleurs sociaux vont faire les premier soins et vont aider à l'ouverture des droits des personnes et les référer vers le droit commun.
Ensuite il y a près de 70 à 80 missions mobiles où là aussi ce sont des médecins, des infirmières, des travailleurs sociaux qui vont aller dans la rue, dans les squats, dans les parcs, dans les camps pour faire les premiers soins, aider à l'ouverture des droits lorsque c'est possible. Nous avons une mission sociale qui est d'améliorer l'accès aux soins des populations les plus précaires, mais aussi de témoigner des conditions d'existence, des conditions de vie qui leur sont faites dans un contexte politique donné, et de tout ce qui relève du non-respect des droits fondamentaux, comme notamment l'accès aux soins.
Nous avons environ 45 000 consultations médicales et dentaires par an, et le double de consultations exclusivement sociales. Les indicateurs de santé et les indicateurs sociaux montrent que nous avons plus de 90% de migrants, dont 98% vivent sous le seuil de pauvreté ou n'ont pas de ressources, donc c'est vraiment la grande précarité. Le taux des gens qui ont un retard de recours aux soins (les gens qui vont retarder leurs soins pour diverses raisons) est passé de 11% à 27% entre 2007 et 2010. Un contexte qui s'est donc dégradé en ce qui concerne l'accès aux soins de ces populations.
Sur Calais et Dunkerque, ce qui est au cœur du webdocumentaire, ce sont les questions migratoires, de respect des droits fondamentaux, de l'amélioration de l'accès aux soins et de l'amélioration des conditions de vie. Nous sommes dans cette zone depuis pas mal de temps, mais nous avons un peu ré-orienté nos opérations après l'éradication de la jungle en 2007 à Calais (cette opération policière a détruit les baraquements des migrants de Calais, et a mis en place l'arrestation de 278 personnes, dont la moitié se disaient mineurs NDLR).
Les objectifs sur Calais et Dunkerque, surtout sur la communauté urbaine de Dunkerque, c'est d'améliorer l'accès aux soins et aux droits. Il y a des médecins et infirmiers qui vont avec des sortes d'ambulances qui font office de cabinets de consultations mobiles voir les migrants. Il y a aussi un accompagnement vers les dispositifs de santé secondaire, hôpitaux si nécessaire quand il y a des maladies qui nécessitent des soins plus spécialisés. Et tout un volet logistique qui est spécifique de Calais et Dunkerque que nous ne faisons pas forcément ailleurs en France, mais seulement à l'international, qui consiste à améliorer les conditions de vie via des douches, des latrines, et à l'accès à des abris assez conséquents qui ne soient pas que des abris en toile de tente mais des abris semi-mobiles comme ceux présentés dans le webdocumentaire, où les gens peuvent dormir dans de bonnes conditions, avec des constructions qui sont adaptés au contexte politique.
Nos axes de témoignage sur la question migratoire à Calais/Dunkerque mais de manière plus générale dans la métropole, voire en Europe, c'est de remettre en question et de pointer du doigt les tensions qui peuvent exister entre des politiques publiques qui sont parfois incohérentes avec d'un côté des politiques autour de la question de la migration sécuritaire qui ont ces derniers temps -et c'est ce que nous avons dénoncé – utilisé la violence comme un outil de dissuasion en détruisant les abris, que se construisent les migrants à Calais ou Dunkerque, en mettant la pression sur les Roms, en rendant le travail des associations difficiles. Il y a vraiment une instrumentalisation de la violence, que nous avons observé, une intentionnalité politique de nuire, pour dissuader les personnes de rester sur le territoire, au mépris des enjeux de santé publique et des droits fondamentaux.
Comment s'est mis en place le projet de webdocumentaire avec Sandra Calligaro ? Comment l'avez-vous connue et pourquoi l'avoir choisie ?
On connaît Sandra depuis quelques années, nous avons déjà travaillé avec elle sur d'autres dossiers.
Nous faisons pas mal de communication autour de Calais, plusieurs films sont sortis. Depuis l'éradication de la jungle, depuis au moins 2009, nous sommes régulièrement en communication pour dénoncer les formes de harcèlement et de pression qui sont faites sur ces migrants. Nous sommes amenés également à communiquer lorsqu'il y a des expulsions de squats, notamment sur Calais, et où les organisations font régulièrement des distributions de matériel de première nécessité en insistant sur le fait que, de notre point de vue, ces situations de harcèlement, dans un contexte climatique parfois difficile à Calais et Dunkerque, font partie d'urgences quasi quotidiennes, permanentes.
Avec l'alternance politique et l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle majorité, ainsi que la fenêtre médiatique qu'offre les Jeux Olympiques, c'est l'occasion de montrer ce que l'on a constaté depuis quelques années, cette situation qui n'a pas l'air de changer depuis un certain temps, et notre volonté de dire qu'avec les nouveaux acteurs au pouvoir, nous espérons deux choses : que la violence ne soit pas un outil au service de politiques publiques, qu'on arrête ces méthodes de travail, et q'un climat de confiance se ré-instaure entre les acteurs de terrain et les autorités de l'Etat. On a constaté la destruction de notre matériel, des sacs de couchage, des tentes que l'on pouvait donner aux migrants. Nous attendons des inflexions de méthodes, et la possibilité de penser autrement la prise en charge de ces personnes, de le faire de manière plus humaine, plus adaptée, en respectant les droits fondamentaux et en ne les mettant pas en danger.
Jeux Olympiques 2012, le revers de la médaille © Sandra Calligaro
Avec l'évènement qu'est les JO, nous abordons le rapport entre l'effort physique qu'est la migration, et le rapport physique qu'impose la préparation et la réalisation des épreuves sportives.
Tout ce qui est difficile pour les migrants, c'est le départ, ils partent souvent car ils ont la pression de la famille, d'une communauté qui les identifie comme une personne qui va pouvoir migrer, qui a les ressources pour cela, physiques notamment (c'est pour cela que ce sont souvent des jeunes garçons). Ce que l'on voir surtout sur le terrain, c'est de la traumatologie, des fractures, des blessures, des maladies infectieuses, beaucoup de maladies cutanées liées à la promiscuité, à leur difficulté d'avoir accès à de l'eau, de l'hygiène. Ce sont aussi des conséquences psychologiques fortes, des personnes qui sont souvent psychologiquement assez épuisées. Ce qui est plus embêtant, c'est que l'on voit de plus en plus de familles, avec des enfants en bas âges, ce n'est pas encore la majorité mais c'est une tendance croissante qui, de fait, mettent encore plus en danger ces migrants.
Avec ce webdocumentaire, on renvoie donc au JO, puisqu'en plus Calais/Dunkerque est une base d'entraînement pour les sportifs qui vont ensuite aller faire leurs épreuves en territoire anglais. C'est une manière aussi de rappeler qu'à l'échelle nationale mais aussi à Mayotte, les modes opératoires doivent être repensées, la violence n'est pas une solution à ces questions, et il est important de mettre aussi de l'humain dans cette problématique-là. Ce sont des hommes et des femmes avant tout, qui n'ont pas forcément choisi cette condition, qui sont dans des situations d'extrême précarité.
Quel a été votre rôle dans l'élaboration du projet ?
Je travaille avec une équipe qui suit les programmes, nous sommes sur une dynamique associative.
L'originalité de Médecins du monde, c'est qu'il y a à la fois des bénévoles et des salariés qui travaillent ensemble autour de la défense d'intérêts communs et d'une vision commune de la solidarité. On a travaillé en lien, bien sûr avec le service de la communication qui nous permet de valoriser nos constats, notre travail et le plaidoyer que l'on construit. Nous nous servons de la communication comme un outil de pression, d'information ou qui va nous permettre de créer un rapport de force si nécessaire.
Nous sommes une organisation médicale indépendante et non un auxiliaire d'Etat comme la Croix Rouge par exemple, nous ne fonctionnons pas selon un agenda politique particulier, notre action s'inscrit dans une logique de désintéressement, avec comme seul soucis celui de répondre aux besoins des personnes que l'on estime être en difficulté. On se place sous l'angle d'acteur de santé publique dans le champs de la précarité qui a comme singularité de pouvoir témoigner librement de ce que l'on constate.
Mon travail ici, c'est de centraliser les observations des terrains, de travailler sur les éléments de langage pour rendre audible ce que l'on constate et pour formuler des axes de plaidoyer qui soient concrets, réalistes et audibles. On travaille avec différents supports qui vont du film documentaire, au travail photographique, parfois de la BD, en jouant sur l'aspect artistique et les aspects politiques. On aime travailler avec des artistes, beaucoup de photographes, qui sont des artistes engagés.
Jeux Olympiques 2012, le revers de la médaille © Sandra Calligaro
Quels sont les moyens que vous utilisez pour diffuser ce webdoc et faire parler du sujet ?
Cela s'est fait en différentes étapes : communiqués de presse, où l'on remet toujours au cœur du sujet nos constats, sur la base de ce que l'on fait sur le terrain, ce que l'on dénonce et ce que l'on aimerait voir changer. Ces constats et cette envie de faire bouger les choses est corroborée par un support visuel, et ici il se trouve que c'est le webdoc. Il a été diffusé dans différents médias, il y a eu des interviews, des passages dans des émissions de radios ect.
Médecins du Monde travaille avec beaucoup de photographes, ce qui pose évidemment de nombreuses question éthiques. La question est souvent : comment jouer de l'image pour véhiculer des messages ? On essaie de travailler sur moins de victimisation, on travaille aussi sur le meilleur moyen de retranscrire ce qu'est la réalité du terrain, sans posture paternaliste ou néo-colonialiste mais pour interpeller des personnes et des acteurs politiques lorsque cela est nécessaire.
Les artistes ont donc une place dans le champ humanitaire et l'auront toujours.
Depuis le début de Médecins sans frontières, les journalistes, les photographes et les médecins ont été des partenaires très intimes dans cette épopée.
Que pensez-vous de l'impact des JO de Londres sur ces camps ? Des mesures plus draconiennes vont-elles être prises pour « cacher » cette misère ?
Je ne crois pas que nous ayons vu cela sur le terrain. Peut-être que du côté anglais la sécurité sera renforcée, je ne sais pas. Nous n'avons pas vu ça sur Calais, il n'y a pas forcément de raisons que ce soit le cas. Les autorités au pouvoir ont envoyé quelques signes positifs pour l'instant, pour montrer qu'il fallait arrêter de penser la migration comme un risque pour notre société, Dernièrement, la mesure assez positive qui a été prise, a été d'enlever les 30 euros nécessaires pour bénéficier de l'aide médicale d'Etat.
C'est un signe assez positif qu'il va y avoir un système de déstigmatisation, mais ça risque de prendre du temps.
Quel va être le rôle de Médecins du Monde pendant les JO ?
Nous avons une délégation à Londres, une antenne où il y a un programme qui fonctionne un peu comme les programmes en France, avec un système d'accès aux soins. Nous n'avons pas prévu de faire de « coups de comm » autres que ce que nous avons fait sur Calais, en tout cas depuis la France, pour les JO. Il ne s'agit pas, avec ce webdoc, de gâcher la fête bien au contraire, mais de profiter de ce temps-là pour parler des gens en difficulté.
Propos recueillis par Claire Mayer