© Roger Viollet-Lappi
Sarah Gesburger est sociologue de la mémoire et chercheur au CNRS. Elle a été choisie pour être la commissaire de l'exposition « C'était des enfants » qui a lieu actuellement à l'Hôtel de ville de Paris, jusqu'au 27 octobre prochain.
« Nous avons essayé de traiter de tous les arrondissements, pour expliquer où vivaient les Juifs, comment vivaient les enfants pendant la guerre, et de localiser tous les évènements qui pouvaient les concerner pendant la guerre.
Dans cette perspective, on a aussi tiré un fil commun qui fait le lien avec l'aspect commémoratif, on a traité de la question de l'école dans toutes les salles pour montrer que ces enfants, aussi bien les enfants déportés que les enfants qui ont réussi à survivre à la guerre, étaient des écoliers. C'est pour cela que l'exposition s'appelle « C'étaient des enfants », malgré la situation, malgré les drames, et quelque soient les étapes de leur survie, ils ont continué à être des enfants, à jouer, si possible à aller à l'école ect... »
Entretien avec une spécialiste qualifiée, qui a organisé une exposition complète et troublante.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
Je suis sociologue de la mémoire et chercheur au CNRS. J'ai déjà travaillé aussi en tant qu'historienne sur plusieurs sujets, notamment sur les camps annexes de Drancy dans Paris. Il y avait eu une exposition de photos en 2007 au passage du désir dans le 10 ème arrondissement à Paris, et j'avais aussi crée cette exposition. J'ai également travaillé sur la commémoration des justes parmi les nations.
J'ai été contactée par la mairie de Paris, au départ pour organiser une exposition sur les enfants cachés, mais je leur ai expliqué que ce n'était pas réalisable car le terme « d'enfant caché » n'est pas un terme historique, cela posait plusieurs problèmes. Nous avons donc retravaillé sur une exposition autour du destin complexe des enfants juifs parisiens.
Comment s'organise cette exposition ?
L'exposition est organisée en quatre moments : les deux premiers moments décrivent de manière chronologique le sort qui a changé tous les enfants Juifs parisiens, c'est à dire l'identification, l'arrestation, la déportation. C'est un processus continu qui est développé à chaque fois de façon très concrète.
La première salle concerne d'abord les réseaux de sauvetage, en premier lieu les organisations juives, qui sont passées de l'assistance au sauvetage, ensuite les solidarités parisiennes, aussi bien individuelles que des réseaux qui se créent pendant la guerre, toujours en essayant de les localiser.
Les deux premières salles se situent du point de vue des enfants, et les deux dernières sur comment survivre et grandir, l'idée étant de montrer ce que les enfants ont ressenti et comment ils ont survécu, en les plaçant en acteurs de leur survie. On connaît aujourd'hui beaucoup l'expression « d'enfants cachés », expression importante pour les enfants d'aujourd'hui, mais qui ne décrit pas forcément le processus car pour être caché il faut accepter de changer d'identité, d'être séparé de ses parents ect.
Dans les trois autres salles, nous donnons l'explication de comment ce processus prévu va avoir quelques grains de sable et pourquoi presque 80% des enfants juifs qui habitaient à Paris au début de la guerre ont survécu, qu'est-ce qui peut expliquer cela.
Le parti pris de l'exposition c'est de ne pas s'arrêter en 1944, à la libération de Paris, mais de continuer avec l'après-guerre, d'où le sous-titre « Survivre et grandir », car quatre ans c'est long, donc les enfants survivent, mais surtout ils continuent de grandir par la suite. Il y a 10 000 orphelins juifs à la fin de la guerre, donc qu'est-ce qu'ils deviennent, où vont-ils, qui s'en occupent ect …
L'exposition allie aussi une dimension explicative, il y a beaucoup de textes, qui expliquent le processus du « qui, pourquoi, comment ? », avec la volonté que les gens comprennent, car ce n'est pas seulement montrer la dureté de ce qui leur ai arrivé, mais pourquoi c'est arrivé, qui l'a fait et dans quelles circonstances, avec un aspect plus émotionnel.
Dans cette double dimension il y a à la fois une dimension collective, qu'est-ce qui se passe pour tous les enfants, et quelques destins individuels, qui sont développés au fur et à mesure de l'exposition.
Il y a également des sons dans cette exposition, car nous avons considéré que certains documents étaient difficiles à appréhender d'un point de vue visuel.
©Archives CDJC-Mémorial de la Shoah
Que signifie être « sociologue de la mémoire » ?
Comprendre, du point de vue de la sociologie, comment et pourquoi les gens se souviennent de quoi et quand. Dans ma thèse j'ai travaillé sur pourquoi et comment les enfants cachés décident d'honorer leurs sauveteurs du titre de « juste parmi les nations ».Ce n'est donc pas une exposition faite par une historienne, et ça n'aurait pas été pareil.
Comment s'est déroulée l'organisation de l'exposition ? Comment avez-vous choisi et récolté, puis organisé les clichés dans l'exposition ?
J'ai d'abord conçu un plan de l'exposition, j'ai expliqué ce que l'on voulait montrer dans chaque partie. Je connais quand même très bien les documents, donc je savais quel document je voulais mettre à chaque endroit. Puis une iconographe a travaillé avec moi, Julia Bracher, nous avons donc rassemblé tous les documents de l'exposition.
Il y a 300 documents, que des originaux. Toute l'équipe a donc été en convoiement, il faut aller les chercher, auprès des prêteurs privés, à Paris, en province, faire des fiches de prêt ect … Organiser également l'acheminement de la Bibliothèque nationale de France, les archives nationales, c'est un travail titanesque.
D'un point de vue sociologique, comment peut-on expliquer le fait qu'il a fallu autant de temps avant que l'on parle du sort des enfants pendant la guerre ?
Les enfants qui ont survécus, soit leurs parents ont tout perdu (même s'ils sont encore vivants ils ont perdu leur travail, leur appartement, le peu de biens qu'ils avaient), soit ils sont morts, soit l'un des deux parents est morts ect … Donc les enfants qui ont survécu, en général – ce n'est pas le cas de tous car certains ont été très mal traités – on leur a dit qu'ils avaient eu la chance d'avoir survécu donc c'était bien s'ils se taisaient.
Publiquement, il n'y avait pas vraiment d'espace pour eux, pour parler. Ils ont commencé à le faire à la fin des années 70, mais d'abord en tant qu'enfant de déporté : ils ont au départ parlé pour leurs parents. Ensuite, juste à la fin des années 80, au début des années 90, l'expression « enfant caché » a emmergé, elle n'existait pas avant. Ils ont commencé à parler pour eux-mêmes, raconter eux ce qu'ils avaient vécu. Survivre, oui, mais il faut se reconstruire psychologiquement : ces enfants, ils ont changé de nom, de religion, d'endroits, ils ont souvent perdus leurs parents. Donc à partir de ce moment-là ils ont commencé à parler, et la première chose qu'ils ont fait quand les associations d'enfants se sont créées, c'est faire ce qu'ils ont appelé des « groupes de paroles », ils se parlaient entre eux, pour se rendre compte que ce qu'ils avaient vécu, ce n'était pas de leur faute, que c'était arrivé à d'autres...
A la fin de la guerre, lorsqu'ils ont été réuni dans des maisons, ils n'ont pas cherché à parler ?
On leur a demandé de parler à la fin de la guerre, mais on voulait surtout les reconstruire, qu'ils avancent, fassent des études … Il n'y avait pas forcément le recul et le temps disponible pour faire cela. Dans les maisons d'enfants, ils l'ont fait, mais c'était un petit milieu restreint, donc pour beaucoup d'enfants qui sont passés par ces maisons, les maisons d'enfants c'est toute leur vie. Il y a des associations d'anciens aujourd'hui qui soutiennent les maisons qui existent encore à l'heure actuelle. Par exemple, pour l'association des anciens de Lauzès, cette maison, c'est leur famille, ils feraient tout pour elle.
© Archives CDJC - Memorial de la Shoah. Coll.OSE
Quel est le cliché qui vous a le plus interpellé ? Pourquoi ?
Il y a vraiment des photos exceptionnelles dans cette exposition. Une en particulier pour moi, qui a été prise pendant la rafle du Veld'hiv, au collège Rossecroix St Léon, dans le 10ème, collège catholique privé. Au moment de la rafle du Vel'd'Hiv les scout juifs ont fait tout Paris pour retrouver des enfants laissés seuls, cachés chez un voisin, dont les parents avaient été arrêtés. Ils ont été réunis dans les maisons d'enfants des associations juives, dont deux principales, une rue Lamarck (18 ème), et une rue Guy Patin (10 ème).
Cette photo, qui représente deux enfants juifs aux pieds d'une statue de la Sainte Vierge, montre la solidarité de toutes les communautés pour les enfants juifs.
Pensez-vous que dans cette situation, tout doit être montré ou doit-on censurer certaines images ?
Contrairement aux images qui sont présentées ici, celles de l'exposition qui a lieu actuellement au Mémorial de la Shoah traitent de toute l'Europe, montrent des photos des chambres à gaz, il n'y a pas d'images avec des français ni avec des parisiens.
Mon parti pris a été de ne pas montrer des photos qui ne concernent pas le sujet. Il n'y a donc pas de photos traumatisantes dans l'exposition, sauf une, représentant deux frères à la sortie des camps rapatriés à l'hôtel Lutétia à Paris.
En revanche, il y a un reportage de propagande, sur le regard des allemands lorsqu'ils prennent les photos : on forçait les gens à sourire ect... On les montre mais on les explique, on explique l'usage qui en a été fait.
Quel est le lien entre cette exposition et celle qui se déroule actuellement au Mémorial de la Shoah « au cœur du génocide : les enfants dans la Shoah ? »
La mairie de Paris et le Mémorial en tant qu'institution se sont répartis les sujets. D'emblée il s'agissait ici de traiter des enfants parisiens, et le Memorial de l'Europe. Le Mémorial a moins de visiteurs que la mairie de Paris, donc l'idée est que les gens qui viennent ici aillent au Mémorial, et vice versa. Il y a donc eu un partenariat très étroit entre les deux institutions. Le Mémorial a prêté tous les documents administratifs, ce qui représente à peu près 15% des documents.
Comment les parents ont-ils pu réussir à laisser leurs enfants ?
C'est le gros problème que l'on a expliqué dans l'exposition. La première difficulté pour que les enfants soient sauvés c'est de les séparer des parents. Et ça, c'est inhumain, c'est la chose la plus traumatisante. Tous les gens qui ont été dans des réseaux de sauvetage ont expliqué que ce qui a été le plus dur pour eux au départ, c'est d'obtenir des mères et des pères qu'ils laissent leurs enfants. C'est dur pour les parents, et pour les enfants ça a été un sentiment d'abandon pour beaucoup d'entre eux pendant longtemps. Ils n'ont pas compris pendant que c'était un geste d'amour d'avoir laissé ses enfants, en espérant qu'ils soient sauvés par tous les moyens.
Propos recueillis par Claire Mayer