Anne Biroleau est conservateur en chef au département des Estampes, chargée de la photographie contemporaine, à la BNF. Son travail regroupe la gestion des collections, l'enrichissement des collections et leur mise en valeur. Elle travaille essentiellement sur la photographie de 1970 à nos jours.
Commissaire d'exposition d' »Enfer ou ciel » de Joel-Peter Witkin présenté à la BNF jusqu'au 1er juillet prochain, Anne Biroleau n'a pas choisi l'artiste au hasard.
Rencontre avec une femme d'exception, cultivée et passionnante.
Sur quels critères choisissez-vous les photographes que vous exposez ?
Pour une exposition dans la galerie Mansart, on choisit plutôt des photographes qui ont déjà une carrière déjà avancée car il faut pouvoir montrer un nombre suffisant d'oeuvres, ainsi que l'évolution d'un parcours.
Mais il est aussi possible d'exposer le travail de photographes plus contemporains, plus jeunes. On avait par exemple présenté en 2003 Stéphane Couturier, et cette année-là il avait d'ailleurs remporté le prix Niépce.
Ce n'est pas une volonté de donner une reconnaissance supplémentaire ou de suivre une mode, bien au contraire mais par rapport au type de public que nous avons et au type de collections que nous possédons, ce genre d'expositions est tout à fait en phase avec ça.
Pourquoi le choix de Joel-Peter Witkin ?
Witkin, C'est arrivé par des relations, d'une part avec la galerie Baudoin-Lebon. L'intérêt que l'on avait pour cette oeuvre, est qu'elle est ancrée dans l'histoire de l'art, dans une interprétation de l'histoire de l'art. Il ne s'agit pas de penser que Witkin a fait un copier-coller d'oeuvres de grands graveurs ou de peintres déjà existantes, mais de montrer qu'il est dans une espèce de dynamique qui traverse l'histoire de l'art, par la question des formes et des thèmes qu'il travaille. Il utilise une certaine forme de traitement du corps, que l'on retrouve dans des gravures classiques, cela m'a beaucoup frappé quand j'ai choisi les gravures et que je les ai mises en relations avec les photographies. Ce travail entretenu avec l'art classique et baroque nous a semblé vraiment intéressant, et méritait une exposition qui mette en relation les deux. C'est un photographe qui est aux confluents de beaucoup de tendances, de beaucoup de thématiques, qui sont présentes dans la collection depuis ses origines. Et faire ce travail de dialogue entre ses œuvres et d'autres œuvres, c'était « facile » pour nous dans la mesure où l'on a une collection très riche, que s'il on cherche un Goya, on trouve un Goya, donc peut donc les faire dialoguer avec Witkin, qui par ailleurs les admire beaucoup.
Est-ce que pour vous Witkin est plus un artiste qu'un photographe ?
J'ai beaucoup réfléchi à la manière dont on pouvait problématique cette exposition. Ce qui m'est venu finalement à l'esprit, c'est qu'il est parfaitement à l'écart des autres photographes. Il se tient à distance, il a un profond ancrage mystique et religieux. La plupart du temps, dans tous ses textes, il revendique un aspect religieux dans son travail, une recherche de l'image comme une apparition de quelque chose de transcendant, ce qui n'est pas le cas de tous les photographes qui travaillent à l'heure actuelle. Quelques uns annoncent clairement cette référence religieuse comme Serrano, qui revendique sa foi chrétienne, mais d'une autre manière. Ces deux photographes peuvent curieusement se rejoindre sur certains thèmes : par exemple Serrano travaille beaucoup sur les corps morts, Witkin aussi d'une autre façon, mais je pense que ce qui les intéresse c'est comment le corps devient une chose à partir du moment où l'âme l'a quitté.
Pouvez-vous nous expliquer le processus de création de Witkin ?
Il travaille d'une façon très longue. Il commence par des dessins, quand il lui vient une pensée créatrice il commence par l'inscrire sur le papier, donc il fait des croquis. Ce croquis est très précis, les personnages sont indiqués avec leurs postures voire leurs volumes. Il dessine aussi la position des Lumières, des accessoires. Puis il va rassembler les accessoires, trouver les modèles, c'est une construction de longue haleine. Il ne fait pas beaucoup de photos dans une année, 10 au plus, et encore je pense que c'est moins, et une fois qu'il a réuni tous les éléments, il va passer à la mise en scène. C'est une sorte de tableau vivant.
Je suis allée voir comment il faisait. Il a fait une photographie à Paris l'année dernière, et je voulais me rendre compte de la façon dont il travaillait. Je suis allée à la cité des arts où il avait un studio, et là, face à un mur blanc, il avait installé quelques accessoires : une branche morte, un morceau de tissu. Il avait recruté un modèle, différent des modèles que l'on voyait dans ses œuvres précédentes. Il est passé à des modèles plus « normaux » esthétiquement, plus en relation avec un certain classicisme des formes.
Le modèle était une jeune femme au physique très agréable. Witkin avait avec lui des assistants dont une maquilleuse qui a recouvert le modèle de fard blanc – il fait très souvent cela – il l'a installé sur son support, sorte de chaise très inconfortable et il lui a posé un chapeau qui cachait son visage. Puis ses assistants ont posé sur sa tête un buste en cire, très très lourd. Ce buste était très réaliste.
En assistant à la prise de vue, on peut se rendre compte qu'entre la prise de vue proprement dite et le résultat, il y a encore un nouveau travail sur le négatif. Il a effacé les assistants qui apparaissaient sur la photo, il a retravaillé l'image, il a repeint des choses, il a gratté le négatif pour créer des abrasions comme il le fait généralement, puis il a fait ce qu'il appelle son « master print », l'épreuve finale qui sera le modèle qu'il utilisera pour les tirages pour les collectionneurs ou les galeries. Donc il y a un très long processus. La prise de vue curieusement est rapide, 2h à peu près, et il a du prendre 12 photos. Mais il avait travaillé pendant très longtemps pour trouver son modèle, louer un buste ect... Il y a tout un travail de recherche très long, qui doit correspondre à ce qu'il voulait au départ dans son imagination. L'image qu'il crée n'est pas une prise du réel comme peut l'être un cliché, mais le passage de l'image mentale à l'image matérielle, ce qui explique que c'est long comme processus, mais aussi pourquoi il fait peu d'images, et pourquoi il est un peu un photographe des techniques mixtes.
Connaissez-vous l'impact des clichés de Witkin sur le public ?
Le public est souvent dérouté, c'est une chose à laquelle on s'attend quand on fait une exposition Witkin, il est dérouté par les modèles assez particuliers qu'il va recruter, les personnes handicapées, les obèses, les personnes qui ont des pratiques un peu masochistes comme par exemple la photographie où le personnage porte un corset en fer, qui pourrait se rapprocher d'une pratique sado-masochiste. Mais il n'y a jamais de photos volées, il discute beaucoup avec ses modèles qui ont vraiment ses pratiques, rien n'est forcé. Il leur montre son travail, ils sont d'accord ou non mais ils choisissent à chaque fois.
Généralement, c'est une véritable création commune.
Le public est assez dérouté car évidemment, quand on a l'habitude des canons de beauté actuels, qui sont absolument lisses, comme les images qui sont publiées dans les magazines, on est surpris devant les clichés de Witkin.
Witkin ne fait pas de trucages, ses modèles sont intéressants et déroutent les gens car ce sont des corps possibles, que l'on aperçoit quelque fois, que l'on croise quelque fois, mais qui ne sont pas mis en valeur ou photogéniques. Ils ne correspondent pas à cette idée archetypée de la beauté.
Ce qui déroute aussi beaucoup le public, c'est le travail qu'il fait sur les cadavres. Il s'en explique en disant que le corps mort a un comportement assez particulier, il n'a pas la même plasticité que le corps vivant. Il met ses cadavres en scène dans des costumes, des mises en scènes assez proches de tableaux, et cette mise en scène dérange. Les corps photographiés à la morgue par Serrano sont beaucoup plus réalistes, alors que chez Witkin, les corps sont mis en scène, ce qui dérange les gens. A ce moment-là, le corps n'est plus qu'une chose. Or quelque chose d'inéluctable, et que les gens soient placés face à ce destin, c'est une prise de conscience qui les bouleverse, car on le gomme de plus en plus dans la civilisation dans laquelle nous vivons, ce qui n'est pas une bonne chose parce que du coup, face à la mort, les gens sont complètement désemparés. Il ne faut pas faire l'apologie de la souffrance, mais le travail de Witkin a cette vertu de nous poser cette question, comme le faisaient les Vanités du XII ème siècle.
Vous-même, que ressentez-vous quand vous voyez une image de Witkin ?
J'aime beaucoup « Sanitarium »je la trouve très très intéressante, c'est un corps très volumineux, on sent la gravitation, de ce qui nous attache finalement à la terre. Elle est dans une position assez classique des Vénus et des sylphides. On se retrouve face à ce mystère du corps, de ce qui peut entrer dans le corps, sortir du corps. Mais elle m'inquiète beaucoup aussi !
Je voulais l'avoir absolument dans l'exposition, il a d'ailleurs refait le tirage pour l'exposition.
J'aime bien aussi « Prudence » parce que c'est une photo qui est assez emblématique de toute la rhétorique de Witkin et de l'art classique. Dans l'art classique, les allégories sont des thèmes obligés (la mort, la victoire ect …), et des allégories des vertus et des vices. Et la prudence et une allégorie très utilisée au XVII s, avec un double visage, un serpent, un miroir. Dans « Prudence », Witkin a fait ceci, l'a réinterprété à son idée. Non seulement il reprend des formes de l'art classique, mais aussi des thèmes. Grâce à sa culture classique, il crée des œuvres très intéressantes et personnelles, complètement à part des autres photographes.
Prudence, Paris, 1996
© Joel-Peter Witkin Collection Maison Européenne de la Photographie, Paris Photo Patrice Maurin-Berthier
Que pensez-vous du travail de Tim Burton ?
J'adore Tim Burton ! Lui aussi a un univers très à part, mais ancré dans une culture très anglo-saxonne. Je ne pense pas qu'un français ou un italien aurait pu faire ça. C'est tout à fait l'univers des anglais qui ont crée le roman gothique, le romantisme noir, et Burton en est vraiment l'héritier.
Je me souviens de Sleepy Hollow, ont est vraiment dans cet univers, ce qui est un peu déroutant pour des cartésiens, mais dans laquelle se passe une magie entre le réel, l'imaginaire, le visible et l'invisible.
Burton et Witkin sont deux héritiers de cette tradition qui naît avec des auteurs comme Mary Shelley.
Et sur le thème de la mort, du morbide, pourriez-vous les comparer ?
Le thème de la mort est proprement romantique, il nourrit l'imaginaire romantique. Un point de jonction entre Burton et Witkin, ça pourrait être Edgar Poe. Il pourrait participer à l'imaginaire des deux artistes.
Tim Burton crée un monde un peu plus fantaisiste que Witkin, mais il y a tout de même une certaine noirceur, une angoisse, et elle ne passerait pas bien s'il n'y avait pas cet aspect un peu ludique.
Y-a-t-il un photographe que vous auriez aimé exposer ?
J'étais ravie de pouvoir faire l'exposition « Les américains » avec les photographies de la collection.
Le photographe que j'aurai vraiment aimé exposer c'est Walker Evans, en particulier tout ce qu'il a fait sur les fermiers américains.
Y a-t-il un photographe que vous aimez par dessus tout ?
Il y en a tellement … En ce moment, je suis plutôt en train de m'interroger sur la question des petites œuvres multimédia. J'aimerai bien savoir qui va être la photographe qui va utiliser ça, prendre ne main cette nouvelle manière de faire de la photographie, et qui va créer véritablement une œuvre. Parce que là on est sur des choses encore balbutiantes, expérimentales, il n'y a pas eu encore quelqu'un qui s'est emparé de ça pour en faire vraiment une oeuvre, et c'est pourtant quelque chose de vraiment intéressant.
J'aimerai aussi faire une exposition consacrée au travaux préparatoires, un peu comme on a vu chez Witkin. Sur la matrices des œuvres, qu'est ce qui se passe entre le moment où il y a une prise de vue, le moment où il va la choisir, la produire, ce qu'il se passe ensuite. Mais c'est très délicat car le plus souvent le créateur a du mal à expliquer ce qu'il se passe. Mais c'est très compliqué à faire.
Propos recueillis par Claire Mayer