Alec Soth / © Magnum Photos
A l'occasion de ses multiples expositions en France (http://actuphoto.com/20834-boris-mikhailov-a-paris-turbulences-d-un-anti-heros-de-l-ex-urss.html), nous avons choisi de nous pencher sur le cas de Boris Mikhailov, photographe ukrainien de soixante quatorze ans connu pour son travail documentaire sur l'ex empire soviétique. Les équipes de la galerie Suzanne Tarasieve ont partagé avec nous leurs connaissances sur un artiste hors-norme, qu'elles suivent depuis des années.
La première question qu'on peut se poser c'est celle du caractère tardif de la notoriété de Boris Mikhailov. Il semble n'être apparu dans le monde de l'art qu'au début des années 2000, à environ 60 ans. Qu'en est-il exactement ?
Boris Mikhailov est né en Ukraine en 1938. Sa carrière de photographe débute réellement en réaction au régime soviétique qui sʼoppose à certains de ses travaux. Ingénieur de formation, il se fait renvoyer de lʼusine où il travaillait suite à la découverte par le KGB de clichés de nu quʼil avait pris de son épouse. Dès lors, depuis plus de quarante ans, il se consacre exclusivement à la photographie, documentant la vie et la chute de lʼère soviétique puis les transformations qui lʼont suivie, au travers de portraits humanistes et crus de ses contemporains. Il est aujourdʼhui lʼun des photographes de lʼex-union soviétique les plus reconnus sur la scène artistique mondiale, représentant de lʼUkraine à la biennale de Venise en 2007 et exposé au MOMA de New York en 2011, et jusquʼau 31 mars 2012 à la TATE Modern (Londres).
A quelle période de sa vie a-t-il commencé la photographie ?
Boris Mikhailov a donc commencé la photographie en 1960, soit à 22 ans. Dans le livre Jʼai déjà été ici un jour, il raconte à David Teboul : « Jʼai pratiquement oublié, comment jʼai commencé... Cʼest arrivé par hasard. Jʼétais ingénieur. Mais ça ne mʼintéressait pas tellement. Par hasard, jʼai commencé un petit peu... Je nʼaimais pas du tout la technique. Le matériel, lʼappareil... tout ça mʼennuyait. Puis, de façon tout à fait inopinée, je me suis mis au cinéma. Jʼai fait un petit film sur lʼusine et jʼai compris que ça ne mʼintéressait pas tant que ça. Parce quʼon ne pouvait rien montrer. Et en même temps, je me suis mis à photographier des femmes. Des femmes, la nature... Cʼétait le début. Et aussitôt, comme je photographiais des femmes nues, on mʼa fichu à la porte de lʼusine pour pornographie ou je ne sais quoi. Même si, bien sûr, je ne faisais absolument pas de pornographie, je mʼintéressais simplement au corps nu. Ils mʼont renvoyé de lʼusine, et jʼai compris que ce nʼétait pas du tout la même chose de dire et de faire. On pouvait regarder des photos, mais on nʼavait pas le droit de les faire. Ce double discours "On peut regarder, mais on ne peut pas faire" mʼa mis hors de moi. Et puis je nʼai pas été pris dans une autre usine parce que ma mère était juive. Il ont carrément écrit "mère juive" et ils ne mʼont pas pris.
Cela mʼa blessé, bien sûr. Il est possible que cette blessure soit ensuite devenue mon moteur essentiel. Cʼest bien possible. Mais cʼest une chose dʼêtre blessé, cʼen est une autre dʼaller vers la photographie. La première image que jʼai faite ne ressemblait pas du tout à ce qui se faisait à lʼépoque. Jʼai simplement photographié une jeune fille en train de fumer une cigarette. Elle était là, en train de fumer, elle avait un très beau visage et une cigarette. À lʼépoque, on ne devait pas associer le beau et la cigarette. À ce moment-là, jʼai compris que je pouvais faire quelque chose. Puis jʼai commencé à comprendre que jʼétais en quelque sorte sous pression... Quʼon faisait pression sur moi, avec des "Ça, cʼest interdit, ça, cʼest permis". Et cet interdit me faisait au fond réagir : "Comment ça, cʼest interdit ?". Cʼest à partir de là que sʼest développée toute ma relation au nu et au social, au soviétisme. Le rouge est devenu un élément oppressant. Il y a eu ce travail avec le rouge, avec le soviétisme. Etonnamment, en Russie, en Union soviétique, la plupart des photographes ne photographiaient pas le rouge : ils semblaient considérer quʼil allait durer éternellement. Cʼest la différence entre ce que faisait la photographie russe et ce que, moi, je faisais et que jʼavais décidé de mitrailler. Et lʼautre élément important pour moi, cʼétait le nu. À Kharkov, par exemple, une ville de deux millions dʼhabitants où jʼhabitais, il nʼy avait pas une seule exposition montrant des nus. Pas une seule ! »
A travers ces propos se dessinent les premières séries de lʼartiste dans les années 1960 : Suzy Et Cetera, 1960-1970, (Présence du nu et de paysage, combinaison donc de l'interdit et de l 'officiel), Yesterday Sandwich, 1966-1968, (Superposition de deux images, soit de deux pensées : celle quʼil faut avoir et celle au fond de soi), Red, 1968 – 1975 (Le rouge était acquis et pensé comme éternel), Lukiri series, 1971 – 1985 (coloriage de photos officielles : la création dʼun aspect kitsch soumettait la critique).
Le régime soviétique a-t-il ralenti sa reconnaissance à l'étranger (on pense à un artiste comme Tichy, mis à l'écart puis découvert subitement au milieu des années 2000), et comment s'est construite sa renommée à l'étranger ?
François Prodromidès écrit : « Déployant ses stratégies photographiques, développant dans sa salle de bains assis sur les toilettes, Mikhailov ne sʼinvente pas non plus héros de la dissidence. Ses images ne sont pas dissidentes. Disons plutôt dissonantes : elles gênent, touchent aux limites de lʼautorisé, transgressent en secret. Certaines attendent leur heure. »
Boris Mikhailov a,expliqué à David Teboul les pratiques du régime soviétique, ainsi que le statut du photographe : « (...) Quand je prenais une femme en photo, je me disais en permanence, cʼétait dans ma tête : "Cʼest interdit, cʼest interdit par la loi, tu vas aller en taule". Il fallait trouver une façon de faire qui permette de rester dans lʼintime sans risquer dʼaller en taule. Et jʼavais tout le temps lʼimpression quʼon allait me mettre en taule. Parce que le KGB venait chez moi... Je développais mes pellicules dans la salle de bain : ils prenaient les cuves, mʼattrapaient par les bras et me poussaient dans une voiture. Il y en avait un qui sʼasseyait, puis moi, puis un autre sʼasseyait de lʼautre côté. Et on partait... Ce sentiment, ce malaise, cette répression, aussi bien de mon côté que de celui des femmes, se retrouvent dans les photos. Cʼest quelque chose de cette époque-là qui est resté. Il y avait aussi une certaine humilité, le côté dévergondé, cʼétait du genre : "Allez, hop, cʼest décidé, je mʼy jette". Cʼest un sentiment qui a disparu aujourdʼhui. »
«Comme lʼa dit mon ami Luskus de Lituanie : "un photographe, cʼest un bâtard, un chien bâtard". Intérieurement, je me sentais satisfait : jʼétais connu par les gens qui sʼintéressaient à la photo, jʼétais respecté par les gens qui mʼentouraient. Je sentais que je faisais quelque chose dʼimportant et cela me suffisait. Mais je nʼavais strictement aucun statut. Les peintres pouvaient vivre de leur art, alors que les photographes nʼavaient rien du tout. On pouvait devenir photographe officiel. Et pour savoir si on était un bon photographe officiel, on pouvait proposer ses photos à la télé ou dans des revues. Il y avait Sovetskoie photo [Photo soviétique], à laquelle jʼavais donné des photos. Je faisais surtout des photos de femmes ou des photos sociales : ils ont choisi des petits paysages... Des jolis petits paysages. À la télé, ils ont montré les mêmes petits paysages, et ils ont dit : "Boris Andreievitch aime photographier les animaux". Jʼavais dû faire seulement deux photos dʼanimaux ! (...) Et quand on exposait, il nʼy avait pas de critiques, rien de sérieux. Cʼest pourquoi jʼétais mon propre critique.»
Après l'effondrement du mur de Berlin, il devient le photographe émergent de l'ex-Union soviétique. Il doit notamment sa notoriété à des séries sulfureuses, éthiquement condamnables, comme 'If I were a German' : il y utilise dans un ensemble d'images en noir et blanc l'uniforme nazi et se met en scène avec ses proches dans des tableaux représentant des scènes érotiques, où victimes et bourreau semblent trouver du plaisir. Ces photos, exposées en Allemagne en 1995 lors du 50ème anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, sont immédiatement considérées comme une insulte aux victimes du nazisme. Toujours provocateur, Boris Mikhailov poursuit avec sa série 'Case History' (1997 et 1998), pour laquelle il demande à des clochards de Kharkov de s'exhiber à moitié nus devant son objectif contre un peu d'argent. Parallèlement à de nombreuses expositions, comme à la galerie Saatchi en 2001 ou à l'Institut d'Art contemporain de Boston en 2004, le travail de Boris Mikhailov est régulièrement publié dans des ouvrages tels que 'Case History' (2005) ou 'Yesterday's Sandwich' (2008). Boris Mikhailov a commencé à exposer véritablement son travail dans les institutions grâce à Inka Schube qui a découvert et exposé son travail dès le début des années 90 à Berlin, à Rotterdam... Aujourdʼhui son travail a été exposé au MOMA de New York, au Palazzo Grassi, à la TATE Modern (Londres)... Enfin, la Berlinische Gallery lui consacre une importante rétrospective à Berlin qui débutera le 24 février 2012.
Boris Mikhailov photographie les marges de la société et donne l'impression d'être lui même à la marge. Est-il intégré dans une scène artistique et intellectuelle ou au contraire est-il plus solitaire, outsider ?
Boris Mikhailov nʼest pas intégré à un mouvement et nʼest pas un outsider, quoique solitaire. Toutefois, durant les années 60, il composa le Vremia group avec Sergey Bratkov et Sergey Solonski. Pendant plusieurs années, il enseigna à Sergey Bratkov le « réalisme radical ».
Ce mouvement est né à Kharkov, leur ville natale en Ukraine, où la misère photogénique se trouve partout dans les rues : des sans-abris, des cadavres congelés, des ivrognes, des prostituées, etc... Leur volonté est dʼutiliser des sujets autorisés (« officiel ») tels lʼarchitecture et le travail pour les détourner.
Boris Mikhailov a enseigné à Sergey Bratkov comment photographier les tabous sociaux sans appréhension afin de produire un commentaire ironique du régime en place, de remettre en cause ses préceptes et ses codes qui ont donné naissance à une imagerie artificielle, formatée et propagandiste.
Travaille-t-il uniquement pour le monde de l'art ou également pour la presse locale ?
Il travaille uniquement pour le monde de lʼart.
Où et comment trouve-t-il ses modèles, suit-il certains d'entre eux sur un temps plus long ?
Le choix et son rapport au modèle dépendent à chaque fois du sujet choisi selon la série.
Pour la série Case History, 1997, il explique : « Je suis resté longtemps ici, en Occident. Et quand on est retournés là-bas, avec ma femme, jʼai été frappé par beaucoup de choses que je voyais. La vie était devenue dangereuse. Personnellement, nous vivions tout à fait bien. Nous vivions ici [à Berlin], jʼavais déjà du succès, ça avançait, ça marchait comme jamais auparavant. Mais cette transition, quand on est retournés là-bas, cʼétait tellement... Ensuite, les gens... Quʼest-ce qui nous a frappés ? Cʼest que des tas de SDF étaient apparus. Et jʼai compris que ces gens allaient mourir. Parce que ce sont eux qui meurent en premier. Et il nʼy avait personne pour les aider. Puis je me suis aussi souvenu quʼaux Etats-Unis, dans les années 1930, des photographes avaient reçu des commandes spéciales pour photographier le malheur de lʼAmérique, au moment de la Grande Dépression. Mais du point de vue humain, cette douleur était partout... Prenons les photos par exemple. Tout le monde voulait se faire photographier. Avant, il nʼy avait pas beaucoup de photos. Les photos couleurs se sont répandues partout et elles me sont apparues comme des plaies. Comme les plaies de ces gens qui nʼavaient pas de toit. Et tout cela sʼest mis ensemble et ce... ce sentiment dʼun grand malheur mʼa totalement submergé. Et par ailleurs, à lʼépoque, lʼart sʼintéressait aux belles choses et ne reflétait rien de ce grand malheur. Alors que là, le pays était en train de crever, ce nʼétait quʼun immense gémissement. Et cela ne sʼexprimait nulle part. Et tout cela ensemble mʼa poussé à faire ce travail. » (...) « Jʼai vu ces gens et soudain je me suis dit – cʼest par ça que jʼai commencé, jʼavais oublié... – que ces gens-là allaient mourir. Je vous lʼai dit... Jʼai eu lʼimpression... lʼimage qui mʼest venue, cʼest celle de gens qui partaient pour les chambres à gaz. Et jʼai décidé de faire une série avec ces gens-là, qui devaient se déshabiller, prendre leurs affaires, et marcher comme sʼils allaient à la chambre à gaz. Et nous avons trouvé quelques personnes qui étaient dʼaccord pour faire ça. Nous leur avons demandé sʼils étaient prêts à ce quʼon les prenne en photo et quʼon les montre, eux et ce malheur qui nous arrivait. Ils ont été dʼaccord, je leur ai donné de lʼargent, ils ont été dʼaccord. Cʼest ma femme qui a commencé à discuter avec eux. Jʼavais lʼimpression que les gens – avec leur main par exemple, leur main qui nʼavait plus rien dʼhumain tant elle était gonflée – devenaient des sortes de bêtes. Et en même temps, une fois quʼils étaient nus au milieu des herbes quʼon avait installées, ils étaient comme des gens de... comme des non-européens... comme sʼils venaient dʼAfrique. Et on avait ce sentiment que notre pays sʼétait effondré. »
A l'occasion de la série Tea, coffee, cappuccino, 2000-2010, Boris Mikhailov constate « je mʼaperçois que notre quotidien mélange étrangement le passé et le présent. Jʼai presque lʼimpression de retrouver les personnes photographiées dans mes séries précédentes et dʼassister à lʼéclosion dʼune énergie nouvelle. »
Pour Salt Lake, 1986, il affirme : « Jʼai pris lʼappareil pour aller photographier dans lʼeau. Les gens avaient peur, ils se demandaient ce que je leur voulais. Ils sentaient quʼils nʼétaient pas à leur avantage. Je leur ai dit que je prenais des photos pour mon père, pour quʼil voie cet endroit où il était venu autrefois. Alors ils mʼont laissé les photographier, mʼont appelé près dʼeux. Quand on leur demandait pourquoi ils nʼarrangeaient pas un peu les lieux, ils répondaient : "Pourquoi arranger les choses ? Si on arrange, ça sera cher." Cʼétait une sorte de Nice soviétique. Voilà... Jʼai dû tout photographier en une fois, en deux heures. Trois heures maximum. »
(...) Cʼest en quelque sorte la quintessence de la vie de lʼhomme moyen dans le contexte soviétique. Malgré un environnement atroce, des conditions de vie inhumaines, on voit que les gens se reposent réellement, et quʼils sont contents. Cʼest quelque chose dʼétrange, que les gens puissent rester dans une situation pareille. Il y a des rails lourds, des taches, des endroits impossibles, et tout à coup, des corps massifs sont allongés. Et juste au-dessus dʼeux, une femme dans une posture grecque. Une femme assise dans une posture grecque. Ça me plaît toujours autant. Je nʼai jamais rien photographié de mieux. »
Quant à l'aspect « délavé » des couleurs des images ; est-ce choisi, est-ce l'effet de son matériel ?
Dans la série Red, l'utilisation du rouge touche aux idées de communisme, beauté, etc.. C'est une couleur liée à lʼidéologie soviétique Volonté de retranscrire cette pression subie par lʼartiste et aussi aucun photographe ne travaillait sur le rouge comme sʼil était éternel.
Dans By the Ground, la couleur marron représente pour lʼartiste le passé « La couleur marron permet une association avec une époque passée. Et le passé est vaste. Cʼest avec cette photo que la série a commencé. Un homme est couché. Cʼétait les premiers SDF que je voyais. Tout à coup jʼai pensé à la pièce de Gorki, un classique qui sʼappelle Les Bas-Fonds. Et jʼai compris quʼactuellement, nous avions atteint ces bas-fonds. Nos bas-fonds. »
Dans Art Dusk, la couleur bleu représente la guerre pour Boris Mikhailov « Le temps sʼest à nouveau concentré et je sentais que la vie empirait à nouveau. Mes sensations et mes impressions se sont rétrécies, alors quʼelles étaient larges dans la série marron [Am Boden] où lʼon pouvait faire des associations avec la vie passée aux Etats-Unis, en URSS, dans la Russie ancienne. Là, il y a eu des associations avec les impressions de la guerre. Je me souviens de la guerre. Jʼétais petit, jʼavais trois ans, mais je me souviens quand il y avait des attaques aériennes, le ciel bleu foncé, les alertes. Tout cela mʼa marqué. Involontairement, les habitants de Leningrad qui avaient survécu au blocus faisaient des photos bleues. Le bleu, pour moi, est une couleur liée à cette impression de guerre. Cʼest une guerre que nous nʼavons pas vécue de façon directe, mais elle était proche. »
Quel rapport Boris Mikhailov entretient-il avec les corps, et le sien en particulier ? Dans sa série I am not I, il fait penser à un performer, mais à plus de 70 ans, cela peut surprendre.
Cette série a en réalité été produite en 1992 : Boris Mikhailov avait donc 54 ans. Il explique : « Jʼavais envie de faire des photos expressives... où par exemple, jʼaurais été suspendu dans un filet, avec les couilles qui pendent... un truc pénible, quoi. Ma femme me photographiait, cʼest elle qui sʼétait mise à faire le photographe. Et quand on a commencé à faire cette série, jʼai compris que lʼessentiel nʼétait pas de faire une série puissante, pleine dʼénergie. Mais je posais dʼune façon qui mʼévoquait autre chose. Jʼai eu lʼimpression que si le capitalisme commençait, alors un nouveau héros devait apparaître. Mais comme je lʼai déjà dit, le héros en Union soviétique nʼétait pas possible, il était déjà bousillé par lʼidéologie. Il y avait eu des héros, des gens qui sʼétaient jetés sur les mitrailleuses, mais on finissait toujours par plaisanter en racontant que quelquʼun les avait poussés. Il ne pouvait donc y avoir quʼun antihéros. Cette série est dédiée à ce nouveau antihéros, au nouveau capitalisme. On ne peut pas dire que ce soit précisément dédié au capitalisme. Mais cʼest le sentiment dʼune nouvelle vie, de quelque chose de nouveau du côté personnel. Et un jeu avec ça. Cʼest le jeu avec quelque chose qui est intime, provocateur, personnel, et en même temps, qui a quelque chose à voir avec la fin du soviétisme. Le soviétisme a longtemps agonisé, il a mis longtemps à mourir. À ce moment-là, dʼautres artistes étaient aussi héroïques à leur façon. À Moscou, il y avait Koulik, un artiste très connu, qui se transformait en chien. Il faisait le chien et mordait les gens dans la rue. Cette agressivité disait quʼil y avait quelque chose de sale, quelque chose comme ça. Pareil pour les héros... les artistes qui cassaient des choses et je ne sais quoi encore... Cʼétait dans lʼair.
Il y a une expression russe qui dit j"ai une bite dans l'oeil". Quand je suis arrivé en Occident, je suis tombé sur cette merveille [le godemichet], et je lʼai achetée. On nʼavait jamais vu ça. Et ça nous intéressait de jouer avec ce truc. Aujourdʼhui encore, impossible de comprendre si cʼest autorisé de montrer ça, ou si cʼest interdit. On a fait ça avec ma femme, cʼest elle qui mʼa pris en photo comme ça. Et cʼest par hasard que je me suis retrouvé moi-même sur la photo. Jʼai vu que je pouvais figurer sur mes photos – jʼavais un visage très particulier à lʼépoque – et que je pouvais être un héros. Une sorte de Rambo, un héros russe. Cʼest un magnifique Rodin. »*
Quant à son rapport au corps, il témoigne. « Lʼutilisation de soi-même ne se faisait pas trop en photo. On pouvait parler de quelque chose, mais lʼartiste devait rester caché. À un moment, je me suis dit, « Pourquoi tu restes caché, pourquoi tu te caches ? Montre-toi au moins un peu ! Un petit peu. » Ce petit jeu avec soi disait : "Voilà qui je suis"».
(...)
« Il était interdit de montrer le sexe... pas seulement la pornographie. La loi sur le sexe balayait très large. On ne comprenait pas où sʼarrêtait le sexe... où sʼarrêtait lʼérotisme et où commençait le sexe. Ce qui veut dire quʼà lʼépoque un corps nu faisait réagir. Mais on nʼen voyait jamais. La seule différence, cʼest quʼil y avait une certaine naïveté. Une naïveté. Une certaine légèreté... Il est difficile dʼexpliquer dʼun point de vue technique ou théorique la différence entre une bonne photo et un début, une photo qui est le début de quelque chose. Dans la photo qui est le début de quelque chose, il y a une naïveté, un côté agréable, intéressant... Elle révèle une certaine naïveté, une certaine intimité. Il nʼy avait pas beaucoup de gens qui faisaient ça et qui le montraient. Maintenant, il y en a des tas, cʼest autorisé et tout le monde prend des photos. Tout le monde a un appareil, tout est facile à faire, à répéter, à mettre sur Internet. Et il y a des nus partout. Cʼest pour cela quʼaujourdʼhui on doit chercher plus dʼoriginalité. Avant il en fallait un petit peu, maintenant il faut vraiment être original. Cʼest un domaine où il est très difficile de déterminer ce qui est bon et ce qui est mauvais. »*
Propos recueillis par Antoine Soubrier, février 2012. Merci à Aurélie Faure de la galerie Suzanne Tarasieve.
*extraits du livre Jʼai déjà été ici un jour, entretien avec Boris Mikhailov de David Teboul
Vignette : Alec Soth / © Magnum Photos