Toutes les images © Thibault Brunet
Après l'avoir découvert à la Bourse du Talent de la BNF (http://actuphoto.com/20695-bourse-du-talent-2011-a-la-bnf-le-melange-du-genre.html), nous avons choisi de nous intéresser à Thibault Brunet, jeune photographe français représenté par la galerie Binôme et connu pour ses images issues de jeux vidéos. Il nous livre le secret de ses images qui explorent «la mince frontière entre vrai et faux».
Thibault Brunet, votre pratique photographique oscille entre réalité et fiction à travers vos images issues de jeux vidéo. Pouvez-vous revenir sur votre parcours et expliquer comment vous en êtes venu à la photographie : du jeu vidéo à la photographie, ou l'inverse ?
J’ai toujours été un gros consommateur de jeux-vidéo. Jusqu’à ma 4ème année aux Beaux-Arts, ma pratique artistique n’avait pas vraiment de liens avec cette passion, même si mes problématiques de l’époque posaient déjà les questions du vrai et du faux, et de la mince frontière qui peut parfois les séparer. Et je ne faisait à l’époque pas de photographie.
L’idée de travailler la photographie m’est venue en jouant à GTA le célèbre jeu de car-jacking, Dans ce jeu, le joueur dois remplir certaines missions frauduleuses, comme dealer de la drogue, ou voler des voitures. L’une des missions nous demande de faire chanter un homme politique en le prenant en photo avec une prostituée. Pour cette mission un appareil photo est à la disposition du joueur. Il fonctionne comme un appareil simple avec un zoom et un déclencheur. Je peux voir à travers le viseur et choisir mon angle de vue.
Je me suis rendu compte en jouant avec cet appareil que chaque image prise s’enregistrait automatiquement sur mon disque dur. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler la photographie.
Les personnages que vous montrez, issus de jeux vidéos, notamment dans votre série First Person Shooter, sont très vraisemblables. Comment organisez vous concrètement la capture de l'image dans le jeu vidéo (angles de vue, cadrage, lumière, expression des visages, retouches... ) ?
Il faut comprendre que ces images ne sont pas les captures d'un film. Dans les jeux en "first-person shooter", le joueur est totalement libre de ses mouvements, d'aller ou bon lui semble dans l'espace mis à sa disposition. À travers les yeux de l'avatar il peut regarder où il veut, et aller où il l’entend dans un environnement en 3D.
Cette série à été faite dans un camp militaire en Afghanistan. Cet espace est censé être traversé en quelques secondes par le joueur avant de partir pour une nouvelle mission.
Série First Person Shooter © Thibault Brunet
Ce camp militaire est très bien reconstitué, et me présente pour la première fois des soldats qui s'ennuient. C'est là que j'ai décidé de m'arrêter pour découvrir les soldats en dehors du feu de l'action. A partir de ce moment-là, les questions d'angle de vue, de cadrage, de lumière et d'expression des visages sont les mêmes que pour n'importe quel photographe. À quelques différences près : le soleil reste toujours à son zénith, le temps semble figé, et surtout les soldats font les mêmes actions en boucle, encore et encore. (Ils mangent du chocolat, réparent une voiture, jouent au basket, regardent leur portable... etc.)
Pour faire cette série, je suis revenu des centaines de fois sur les lieux, connaissant les actions de chaque soldat par cœur, comme Bill Murray dans Le Jour Sans Fin où c'est tous les jours le jour de la marmotte.
Je retouche beaucoup mes images. Pour la série des portraits notamment, j'ai retravaillé le fond et la lumière. Je voulais que ces images aient l'air d'avoir été réalisées en studio. En règle générale, les images prises dans les jeux vidéo sont trop lisses. Je les retravaille pour leur donner plus de texture, de matière et d'imperfections.
S'agit-il de joueurs réels derrière les avatars pris en photos, et si oui les informez-vous de votre pratique artistique ?
Il m'arrive très peu souvent de prendre des vrais joueurs derrière des avatars. Cela m'est arrivé, je les informe de ma pratique, mais je trouve ça beaucoup moins intéressant car je deviens à ce moment la beaucoup plus un metteur en scène qu'un photographe. Je trouve beaucoup plus intéressant de travailler avec l'intelligence artificielle du jeu.
Série Open World © Thibault Brunet
Dans le cadre de vos projets, quel est l'effet recherché et qu'est ce qu'une bonne image à vos yeux ?
Il me semble qu'une bonne image est une image vraisemblable, pour ce qui concerne mon travail. Je nourris mon travail d'ailleurs de référence à l’histoire de l’art et à l'histoire de la photographie. Pour moi, une image est réussie lorsqu'elle parait plausible mais demeure à la conscience trouble, qu'elle nous force à s'interroger sur sa provenance et qu'en l'analysant on trouve les indices du faux. J’aime quand les gens paresseux de lire la légende se disent qu’il y a quelque chose d'étrange dans la matière même de l'image.
On parle de « jeux de guerre » pour désigner ces jeux vidéos. Qu'est ce que l'expression vous évoque ? Avez-vous l'impression de cultiver cet aspect déréalisé de la guerre – on pense au fait que les soldats s'entraînent de plus en plus sur des sortes de jeux vidéos - de "jouer" avec l'image de la guerre ?
Explorer les jeux vidéo de guerre me permet de me prêter à un genre purement photographique. La collaboration entre les consultants militaires et les programmeurs/réalisateurs des jeux vidéos de guerre rendent ces univers virtuels extrêmement réalistes: les scènes, les actions et les missions sont basées sur des faits réels, l'ensemble est vraisemblable et plausible. L'hyper-réalisme des ces jeux vidéos me donne matière à produire des images troubles. Je souhaitais ouvrir ma production photographique au genre du photo-journalisme et du reportage. Je n'ai pas de regard critique face à ce genre de productions vidéo-ludiques.
Série Karachi © Thibault Brunet
Que répondez-vous à ceux qui pourraient vous critiquer en arguant que la guerre est une chose sérieuse et bien réelle ?
Je répondrai que mon travail parle d’art et pas de guerre. Dans mes photographies il est question de la mince frontière entre le vrai et le faux. Ce qui m’intéresse dans ce travail en particulier c’est de me prêter au genre du photo-journalisme. J’ai d'ailleurs commencé cette série après avoir vu un reportage sur des photo-journalistes en Bosnie. J’ai été scotché et terriblement admiratif de par leur engagement physique.
On pourrait croire que je prends toutes ces questions à la légère, mais mes images ne s’adressent pas aux mêmes personnes. Je ne fais pas passer mes images pour du vrai reportage. Lorsque je les présente, l’origine de mes images n’est pas cachée.
Avez-vous des influences photographiques ? On pense aux New Topographics pour votre série Vice City. Pour vos portraits ?
J'aime beaucoup le travail de Valerie Belin et de Joan Fontcuberta. Pour mes séries de photo je m'inspire plus particulièrement de genres, dont j'essaie de m'approprier les codes. Pour réaliser la série des portraits, je me suis beaucoup intéressé, avant la prise de vue, aux images de photo-reporters. J'ai analysé la manière dont les photos étaient réalisées et présentées pour que mes images soient les plus vraisemblables possibles. Le photo-journalisme n'a pas été ma seule influence dans les traitement des images de cette série, je me suis aussi beaucoup inspiré de la peinture et en particulier des portraits flamands. J'ai également croisé les genres dans le traitement des images de la série Vice city. C'était ma première série dans un univers virtuel, je souhaitais obtenir des images étranges, entre photographies de paysage, peinture et estampe.
Série Vice City © Thibault Brunet
A qui adressez-vous ces images ? Aux autres joueurs, au monde de l'art, à celui de l'information ?
Mes images s'adressent à tout le monde. Mais je sais qu'elles sont peu appréciées par les gamers...
Propos recueillis par Antoine Soubrier, février 2012.
Le site de Thibault Brunet : http://www.thibaultbrunet.fr/
Toutes les images © Thibault Brunet