Le photographe Pierre Gonnord expose actuellement à New York à la galerie Hasted Kraeutler la série Relatos (http://actuphoto.com/20579-les-histoires-de-pierre-gonnord-entre-goya-et-velasquez.html), qui alterne, entre autres, entre portraits picturaux et images d'incendies. Nous avons voulu en savoir plus sur le contenu de cette série et les aspirations actuelles du photographe, déjà largement célébré.
Pierre Gonnord, pouvez-vous nous expliquer le propos de cette série Relatos que vous exposez actuellement à New York à la galerie Hasted Kraeutler ? On y voit portraits dans le style très pictural auquel vous nous avez habitués, mais aussi des images d'incendies. D'où viennent-elles, et quelle est leur place dans ces "histoires" ?
Les portraits exposés actuellement à la galerie Hasted Kraeutler de NY appartiennent aux deux avant-dernières séries de mon travail qui sont celle sur la communauté gitane de Séville au quartier des 3000 viviendas (Testigos) et celle sur les travailleurs des régions rurales les plus isolées de la peninsule Ibérique (Terre de Persone), dans ce cas les mineurs de charbon des Asturies et certains agriculteurs de “Tras Os Montes” au Portugal et “Os Ancares” en Galice.
Courtesy Pierre Gonnord/ Hasted Kraeutler, New York, and Galeria Juana de Aizpuru, Madrid
Les paysages sont apparus dans mon travail au moment ou je suis sorti des villes, de leur centre urbain, de leur périphérie, pour aller vivre chez l’habitant, chez les travailleurs de la Terre, dans des endroits de difficile accès et de conditions climatiques rudes (spécialement en hiver). Je ne pouvais pas ignorer cette interrelation, ce mimétisme entre l’être humain et le cadre de vie qui le façonne. J’ai donc déplacé mon regard du visage de ces personnes vers le cadre de leur habitat, souvent simplement en marchant à quelques mètres ou à quelques kilomètres de la ferme, du puit de mine… Dans cette exposition, il y a quatres paysages d’incendie qui représentent la réalité du moment, ce printemps 2009 où les forêts de Galice et du Portugal étaient en feu, aux portes même des granges. Feux accidentels ou feux provoqués. Mais j’ai aussi réalisé des paysages de courants marins, de sous-bois enchevêtrés, de falaises montagneuses, de bois déracinés après le passage d’une tempête… Tous ces aspects de la nature, de ses forces, quelques fois hostiles et imprévisibles comme l’est la vie elle-même. Des lieux vivants en pur procédé de transformation , comme les individus qui y habitent. Des lieux qui fonctionnent comme des miroirs où se contemple l’être humain qui s’y dirige, en tire ses ressources et leur appartient. Et ce n’est pas tant le contexte de ces personnes que j’ai voulu capturer sinon aussi ces individus mêmes maintenant dépouillés de leur propre corps, maintenant convertis en leur origine. Nous sommes tant obsédés par la pensée que nous serons poussière après la mort que nous avons oublié que nous sommes aussi terre en vie. Et que ce qui organise la matière qui nous maintient vivant est le même ordre qui supporte et organise tout et chacun des espaces de cette nature qui nous entoure.
Votre style visuel est aujourd'hui identifiable et reconnu. Qu'est ce qui continue à vous faire avancer en photographie ?
Ce qui me fait avancer, ce sont les expériences de rencontres humaines et mes passages sur des territoires sociaux riches de valeurs solidaires ou spirituelles, dans des communautés nouvelles ou menacées de disparition. Le rituel du portrait est un rituel de rencontre, de proximité et comme il est difficile de construire un vrai portrait qui soit chaque jour plus simple et plus humain, c’est le but de mon effort d’y arriver et ce qui me faire évoluer. Je vais aller prochainement passer 3 mois dans une école d’Alabama pour collaborer et initier des jeunes adolescents en difficulté à la photographie et pour aussi connaître un autre versant du rêve américain. J’ai aussi le projet de rendre un hommage au derniers gitans du Portugal qui sont encore très isolés et vivent en marge des villes ou villages. J’apprends tout les jours sur la force de l’humain, sur des forme de vie différentes, loin du downtown de nos grandes villes.
En quoi vous retrouvez-vous dans les "marginaux" que vous photographiez ? Vous dites qu'au fur et à mesure, ils constituent votre autoportrait. Que montrent-ils de vous ?
J’aimerais que non seulement moi-même mais la société urbaine occidentale dans son ensemble puisse se retrouver dans la condition humaine d’individus au parcours si différents et qui représentent une vraie réalité sociale, à un moment de grands cataclysmes sociaux dus à la transformation des systèmes économiques mondiaux. Plus que jamais, la place, le respect de l’être humain et de ses droits, souvent bafoués, sont à revendiquer. Je parle naturellement pour les gitans ou les Roms dont les droits sont actuellement menacés en Europe (essentiellement en Italie, France et Europe centrale). Pour la série sur les travailleurs de la Terre, nous savons que l’activité des mines de charbon aura complètement disparu d’Espagne dans moins de 5 ans tout comme elle a été éliminée de France ou d’Angleterre, sans programme sérieux de substitution d’emploi ni de réinsertion. Cela est dramatique. Nos dirigeants ont misé sur une Europe technocratique et ont bradé les outils de travail européens pour transférer tout cela en Chine ou aux pays émergents. Rien n’a substitué ce cadre de travail qui comportait également le lieu de vie de familles et toute une culture, un patrimoine, depuis des générations.
Courtesy Pierre Gonnord/ Hasted Kraeutler, New York, and Galeria Juana de Aizpuru, Madrid
L’agriculture est également touchée. Les régions se vident, les villages sont peuplés de personnes âgées, souvent des femmes veuves, qui malgré tout subsistent et travaillent encore cette terre qui se meurt.
J’aimerai cependant préciser que mes photos sont interprétées de façon différente selon leur lieux d’exposition. Je viens d’inaugurer au même moment que cette exposition à NY une autre exposition dans une salle sociale de la petite commune ou je suis né, un lieu très rural de l’ouest de la France. Je peux vous assurer que les visages des agriculteurs des landes de Galice ou du Portugal ne leur ont pas suggéré un monde en marge, mais au contraire le souffle de leurs origines. Non pas de la tristesse, mais de la force spirituelle et du dévouement au travail. Beaucoup de mes compagnons d’origine étaient émus aux larmes, et se souvenaient de l’héritage des valeurs de nos grands parents, issus de la terre comme nous le sommes tous. Aurions nous la mémoire assez courte et notre champ de vision aussi réduit ?
Ce qui me semble triste, c’est que tout ce qui est différent de nous est finalement considéré comme marginal et menaçant, quand il y a souvent plus de force morale et de sens de la dignité dans ces groupes sociaux que dans les sphères urbaines d’une société devenue si confuse et complexe que l'on ne comprend plus ses ressorts. Une société qui domine l’individu en le stimulant par la récompense du “succès” et le châtiment de l’”échec”.
Avez-vous l'impression de jouer un rôle en montrant ceux qui "sans vous ne seraient pas vu" ?
Je ne sais pas. Je pense que ces images doivent donner à réfléchir sur l’importance de ce qui nous entoure et que l’histoire de notre société va bien au delà au coeur de nos petites murailles. Ces images sont à la fois un document qui témoignent du travail des mineurs de charbon, des derniers paysans des zones isolées et des peuples du voyage, même si chaque portrait doit avant tout nous parler, nous mener vers notre part commune d’humanité.
Autour de vous, quelle série photographique vous aurait récemment touché ?
Je pense avanti tout aux deux dernières séries remarquables de Paul Graham (http://actuphoto.com/photographes/profil/paul-graham-1454.html), The American Night et A Shimmer of Possibilities. Le travail de Vanessa Winship, Sweet Nothings, sur les écolières d’Anatolie. Les vidéos de Hannah Collins sur la vie des Gitans et Roms de Barcelona ou des familles de Nizhni Novgorod en Sibérie. Et puis la merveilleuse exposition de Lewis Hine et sur le travail des enfants dans la construction de l’Amérique à l'aube du XXème siecle (http://actuphoto.com/19550-lewis-hine-retrospective-a-la-fondation-henri-cartier-bresson.html). Une réflexion sur la condition humaine sous d’autres horizons.
Propos recueillis par Antoine Soubrier, 20 janvier 2012.